— S’il vous plaît, je voudrais essayer de marcher seul.

L’un des deux hommes le lâcha aussitôt, mais l’autre hésita. Dans le regard de celui-là il y avait de la compassion.

— Vous croyez que vous y arriverez ?

— Je veux essayer, murmura le jeune homme bien que le brusque abandon du premier garde l’eut fait blêmir.

Le second appui le lâcha progressivement et pas complètement. Ses articulations sensibles crièrent en même temps et la sueur trempa sa tête, son front mais il le releva, fit un pas puis un autre. À cause de ces gens qui le regardaient en chuchotant – comme d’habitude il y avait du monde dans la grande cour ! – il voulait de toutes ses forces rassemblées faire bonne contenance mais c’était vraiment difficile et, comme on allait atteindre le perron, ses jambes plièrent et il aurait chu si le bon garde ne l’avait rattrapé. Simultanément, une main solide l’empoignait de l’autre côté.

— Par tous les saints du paradis, que vous arrive-t-il, sire Renaud ! Vous voilà dans un bel état.

Pierre de Montreuil sortait de chez le Roi. Il n’avait pas hésité à le reconnaître ni à lui porter secours. Renaud n’eut pas le temps de répondre, frère Geoffroy qui avait fini par s’apercevoir de quelque chose s’en chargea :

— Cet homme est l’objet d’une accusation de meurtre sur ses parents adoptifs mais le Roi consent à le voir !

— Eh bien, nous le verrons ensemble ! Je connais ce jeune homme et, comme je me flatte de savoir juger un être humain au premier regard, je ne croirais jamais qu’il ait pu commettre si laide chose. Que lui a-t-on fait pour qu’il soit si dolent ? On l’a tourmenté ?

— Naturellement : il refusait d’avouer. Il refuse toujours d’ailleurs…

L’œil de maître Pierre parlait pour lui et disait clairement qu’il aurait bien voulu voir ce que ferait ce moine dans de telles circonstances mais il se contenta de marmotter :

— Allons donc demander l’avis du Roi notre sire !

En passant avec précaution le bras de Renaud autour de son cou, il le saisit à bras-le-corps l’enlevant presque de terre et lui fit traverser le palais pour gagner le jardin. Ce matin-là, en effet, Louis, pour mieux profiter du beau soleil, s’était installé sous la grande treille qui donnait tant de charme à cette partie de sa demeure. Il était assis sur un simple escabeau encadré par deux de ses conseillers qui se tenaient debout auprès de lui. Son vêtement était aussi simple que lorsqu’il allait visiter les travaux à cette différence que sa robe comme son surcot étaient de fin drap bleu sans autre ornement que l’agrafe orfévrée qui fermait celui-ci sous le cou. En outre, sur ses cheveux blonds coupés carrément sous le lobe de l’oreille, le chapeau de paon blanc était remplacé par un cercle d’or à trois fleurs de lys. Il s’entretenait avec le conseiller qui était à sa droite quand son attention fut attirée par l’arrivée du prisonnier ainsi véhiculé par l’architecte. Celui-ci, avec son franc-parler, n’attendit pas qu’il ouvrît la bouche :

— Sire notre roi, clama-t-il, voyez en quel état est ce pauvre jeune homme naguère encore si fort et si vaillant !

— Vous voilà en bien grand courroux, maître Pierre, fit le Roi avec un léger sourire. Connaissez-vous donc ce damoiseau pour vous faire son défenseur ?

— Je ne le défends pas, sire, je l’assiste. Le Roi sait bien que je ne peux pas voir quelqu’un souffrir sans lui porter secours au point de ne jamais passer par la place de Grève pour rentrer à Montreuil quand il y a exécution. Et c’est pire encore lorsqu’il s’agit d’un ami.

— Cet homme est votre ami ?

— Bien sûr, sire ! Voilà des jours qu’il vient nous voir bâtir votre belle chapelle. Ce qui touche à la construction, à l’art de faire vivre les pierres l’intéresse ! Mon cousin Jean de Chelles pourrait en dire autant. S’il n’était gentilhomme, j’aurais aimé lui apprendre le métier.

— Peut-être aurait-il aimé lui aussi, mais dans l’état actuel des choses, ou bien lavé de tout soupçon, il reste un noble damoiseau, ou bien il meurt ! Faites-le donc asseoir là, sur ce tapis devant moi !

— Sire, protesta l’un des conseillers, ce n’est guère une attitude convenable pour un tel homme en face de son souverain !

Renaud cependant se dégageait de l’étreinte du maître d’œuvre et réussissait à mettre genou en terre en se cramponnant à sa robe.

— Mon seigneur et mon roi, dit-il en inclinant la tête, je n’ai cessé de crier mon innocence sans jamais être entendu et je ne fatiguerai pas Votre Seigneurie à le répéter. Je demande humblement le jugement de Dieu !

Le beau visage paisible de Louis se fit sévère :

— Cela veut-il dire que vous n’accordez point confiance à celui du Roi que Dieu a sacré ?

Conscient de n’avoir plus rien à perdre, Renaud s’offrit un coup d’audace qui allait sûrement faire sauter sa tête :

— Le Roi peut se tromper dès l’instant où ceux qui le renseignent ne lui offrent que leur vérité à eux. Dieu voit tout. Dieu ne se trompe jamais…

— C’est assez insolent mais bien dit et le Roi qui est fidèle serviteur de Dieu ne saurait vous donner tort, mais demander cela alors que vous ne tenez pas debout ! Comment pourriez-vous combattre ?

— S’il approuve ma cause, Dieu me donnera la force…

Cependant du cercle de seigneurs qui devisaient au jardin et qui à l’arrivée du prisonnier s’étaient rangés en demi-cercle autour de Louis IX, quelqu’un sortit :

— Combattre ? Contre qui ? Pas contre moi ! Un Courtenay ne se mesure pas à un aventurier de naissance douteuse et qui n’est même pas chevalier !

— Tout beau, mon cousin ! s’écria Louis. Ne soyez pas si ardent à une défense que nul ne vous demande : d’autant que vous auriez la tâche trop aisée avec un adversaire déjà meurtri…

— N’en tenez pas compte, sire ! pria Renaud. Le Roi sait bien qu’avec l’aide de Dieu un moribond pourrait combattre. Ce que je ne suis pas encore…

— Le Seigneur ne fait pas toujours entendre Son jugement par le fracas des armes, reprit Courtenay. Pour les gens d’Église, les femmes et le petit peuple, il y a l’ordalie. Par l’eau ou par le feu. C’est ce qui convient à cet imposteur. Que ne la réclame-t-il pas ? Si Dieu est avec lui, la rivière ne le noiera pas, le fer rouge ne le brûlera pas !

— Eh bien, je la réclame ! s’exclama Renaud, prêt à n’importe quoi pour en finir avec un épisode qu’il jugeait dégradant.

— Paix ! imposa le Roi dont le visage rougissait de colère. Je n’aime pas l’ordalie… et pas davantage que, par son truchement, on essaie de forcer la main du Seigneur !

— Il faut pourtant, sire mon époux, que vous preniez une décision ! Et même deux : ou bien ce malheureux est un Courtenay ou bien il ne l’est pas. Ou bien il est un meurtrier ou bien l’innocente victime d’un bailli trop rapace… comme il arrive parfois !

Ravissante dans une bruissante robe de cendal jaune clair bordé d’un galon en fils d’or semblable à celui qui entourait son touret, la reine Marguerite descendait au jardin, suivie de la jeune Sancie de Signes qui trottinait derrière elle d’un air important.

— Vous ici, ma mie ? fit Louis sans songer à cacher sa contrariété. Vous savez pourtant que je n’aime pas vous y voir quand je rends ma justice.

— C’est que, justement, elle me semble bien empêtrée, votre justice, mon cher sire, et je pense qu’il est de mon devoir de vous apporter une aide même légère s’il se trouve que j’en aie la possibilité. Et, ajouta-t-elle avec un joli rire impertinent, je suis reine moi aussi et puisque l’absence de notre bonne mère me permet de la remplacer… dans la mesure de mes faibles moyens…

Dieu, qu’elle était exquise ! Oubliant sa misère, Renaud, émerveillé ne songeait qu’à l’adorer. S’il devait mourir bientôt, du moins l’aurait-il revue ! Et cette fois encore, elle semblait disposée à prendre sa défense. Son époux cependant paraissait moins ravi :

— Ainsi, dit-il, vous pensez pouvoir nous éclairer ?

— Au moins sur un point, mon cher seigneur. Voici frère Jean de Milly, que vous connaissez bien puisqu’il est trésorier du Temple, et aussi le vôtre. En l’absence de frère Jean d’Aubon, il apporte le document qui atteste au moins la naissance de ce garçon.

Décidément c’était bien un ange et Renaud crut que le ciel s’ouvrait quand il vit arriver le moine Templier qu’il avait aperçu lors de son passage à la maison chevetaine de France. Celui-ci tenait à la main un rouleau de parchemin qu’il reconnut aussitôt. Présenté au roi, il fut lu avec une extrême attention puis Louis demanda :

— Le Maître en France a eu connaissance de cette… confession ?

— Il l’a reçue des mains de frère Adam Pellicorne qui était l’un des sages de l’Ordre et très respecté. Ce que frère Adam affirmait ne saurait être contesté. Aussi sachant que son protégé rencontrerait des obstacles sur son chemin, a-t-il choisi, en accord avec ce jeune homme, de le confier au cartulaire de l’Ordre afin qu’il y soit en sûreté puisque c’est tout ce que ce malheureux possède au monde. Si j’en crois ce que je vois, sire, il n’a guère tardé à avoir besoin de secours…

— Je ne dis pas non, mais voudrais savoir qui vous a appris ce qu’il en était ?

— Madame la Reine dont l’un des écuyers est venu me prévenir.

— Et vous, Madame ? À qui devez-vous d’avoir été prévenue ?

— À la demoiselle de parage de la dame de Coucy. Une certaine Flore d’Ercri. Elle m’a écrit un billet avant de quitter Paris pour Coucy afin de m’enseigner ce qu’il advenait du damoiseau dont j’avais pris la défense en face de Madame Blanche…

Le ton de Marguerite indiquait clairement que, pour elle, l’arrestation ne pouvait être que la suite du mauvais vouloir de la reine mère. Louis fronça le sourcil :