Il y avait là, en effet, tout ce qu’il fallait. Outre le four, ses yeux terrifiés lui montrèrent une grande roue armée de pointes, un banc de pierre avec dessus un mince matelas de cuir équipé de sangles qui montrait des traces noirâtres de sang séché et aussi de brûlures, des objets variés dont il ne saisissait pas les destinations, comme un entonnoir et des seaux, enfin une sorte de lit en bois grossier dont les cordes enroulées sur deux treuils formaient la tête et le pied. Ce fut sur cette couche effrayante que l’on étendit Renaud après l’avoir dépouillé de ses vêtements. Ses chevilles furent liées au treuil du bas et ses bras brutalement tirés par un homme masqué et vêtu de rouge qu’il n’avait pas encore aperçu, attachés à celui du haut. Le greffier était allé s’asseoir devant une écritoire cependant que le prévôt, l’infâme bailli qui vivait là un évident instant de joie et deux autres personnages dont un moine prenaient place autour du chevalet. Le bourreau se mit à la tête et l’un de ses aides à l’autre bout. Le prévôt parla le premier :

— Vous allez être questionné selon la loi du royaume. Êtes-vous prêt à vous reconnaître coupable ?

— Jamais ! Jamais je ne me reconnaîtrai coupable de l’abomination dont vous m’accusez !

Le moine alors se pencha sur lui. Sous la tonsure claire, Renaud vit un visage ascétique aux traits accusés, aux yeux profonds mais dont l’expression était celle de la commisération :

— Mon fils, dit-il, avant que la souffrance ne s’empare de votre corps et n’y cause d’irréparables dommages, je vous supplie de libérer votre âme du poids du péché. Dieu aura d’autant plus grande pitié de vous que vous serez plus sincère…

Une sueur glacée coulait du dos du jeune homme et de son front. Il savait qu’il allait lui falloir un immense courage, mais l’idée de s’avouer coupable du meurtre de ceux qu’il avait aimés lui était encore plus intolérable.

— Je suis innocent, mon père ! Devant Dieu qui m’entend, je le jure…

La fin de la phrase se perdit dans un hurlement de douleur. Sur un signe du prévôt, les deux tourmenteurs avaient donné un tour de roue et le malheureux garçon eut l’impression qu’on lui arrachait les membres. Des larmes brûlantes noyaient son regard et roulaient sur ses joues, mais la douleur était telle qu’il ne les sentait pas. À nouveau le prévôt se pencha :

— Avouez, mon garçon ! Vous êtes trop jeune pour supporter ce qui vous attend. Libérez-vous vous-même et vous aurez droit à une mort rapide…

— On dit… le Roi… juste et miséricordieux… Pourquoi veut-il que j’avoue… ce que je n’ai pas fait ?… Haaaaaaa !

Un deuxième tour venait d’être donné et il n’était plus un pouce du corps de Renaud qui ne criât de souffrance… Puis un troisième…

— Le Roi veut la vérité ! Avouez !

— S’il préfère… le mensonge à la vérité… qu’il soit…

Une main s’appliqua sur sa bouche et du fond de sa souffrance il pensa que, si cette main voulait bien l’étouffer, elle lui rendrait grand service, mais elle ne resta qu’un instant et le supplicié fermant les yeux très fort s’efforça de rassembler son courage pour le nouvel étirement qui allait venir. Mais qui ne vint pas. Renaud ne vit pas le geste d’impérieuse dénégation du moine. Il ne vit pas non plus le prévôt s’incliner. Il entendit seulement :

— Il suffit pour aujourd’hui. Donnons-lui la nuit pour réfléchir. Demain nous recommencerons. Avec un autre moyen peut-être…

On le délia mais quand on voulut le mettre debout, il en fut incapable.

— Qu’on le rapporte dans sa prison ! ordonna le prévôt.

Cependant les mains du tourmenteur palpaient ses épaules, ses chevilles et ses genoux douloureux :

— Il est solide, conclut-il. S’il veut se montrer raisonnable il pourra aller à la potence sur ses pieds…

Mais Renaud ne l’entendit pas. Il avait perdu connaissance.

Quand il reprit conscience il était revenu dans son cachot et toutes ses articulations lui faisaient mal mais, ainsi qu’il s’en assura en les tâtant, aucun os n’était déboîté. Cette chance ne durerait sans doute pas puisque le lendemain on le torturerait de nouveau. La nuit qui suivit fut abominable : Renaud ne parvint pas à trouver le sommeil en dépit d’une sorte de baume dont le geôlier, curieusement compatissant parce que la victime ne voyait pas par qui ses soins auraient pu être achetés, vint enduire ses épaules, ses genoux et ses chevilles. Ce qui l’empêcha de dormir, ce furent ses pensées et, il faut bien le dire, la peur de ce qui l’attendait. Le prévôt avait parlé d’un autre moyen de le faire avouer et, en revoyant le four allumé avec les terrifiants instruments qui y reposaient, il se sentait proche de la panique. Serait-il assez fort pour refuser toujours l’aveu que l’on attendait de lui, qui serait pur mensonge mais qui mettrait fin à la souffrance ? Le pire était peut-être le manque d’espérance et l’incompréhension de ce brutal basculement du sort dont il était victime. Il savait que Camard le haïssait parce qu’il voulait garder les biens volés, mais ce Courtenay inconnu devenu tout à coup son ennemi ? Pourquoi ? Parce qu’il déplaisait à ce grand seigneur de partager son nom avec un aussi mince personnage que lui ? Ou parce que la reine mère l’avait détesté à première vue ? C’était elle, bien sûr, qui s’acharnait à le perdre mais, une fois encore, pourquoi ?

Ne pouvant dormir, il pria comme jamais encore il n’avait prié, implorant que lui soit donnée vaillance assez grande pour ne pas céder à la douleur, ne pas se renier surtout, lui qui avait tant souhaité égaler les meilleurs sous le haubert du chevalier, lui dont les modèles étaient les plus grands. Plus que les autres peut-être le dernier rencontré, ce jeune roi que la lèpre dévorait vivant sans parvenir à l’abattre. Ce jeune roi dont il savait à présent qu’il était de sa parentèle et qu’à cette heure de ténèbres et d’angoisse, il appela à son secours comme s’il était son saint patron et parce que, même si l’Église ne jugeait pas utile de lui offrir une auréole, il savait qu’à son tombeau un miracle avait pu s’accomplir 13.

— Sire Baudouin, supplia-t-il, entendez-moi vous qui avez su, un jour, écouter la voix de Thibaut de Courtenay dont je porte le sang. Assistez-moi à l’heure du supplice pour qu’au moins en cette ultime circonstance je me montre digne, puisqu’il ne me sera pas donné de tenir mon serment d’aller quêter la Vraie Croix pour la remettre à ce roi qui me rejette ! Je ne connaîtrai jamais l’éclat du soleil sur l’acier des épées brandies pour la gloire de Dieu. Je ne verrai jamais la terre où je suis né et dont j’ai tant rêvé. Je vais mourir misérablement, le corps disloqué et accroché au gibet comme celui d’un voleur de poules. Faites qu’au moins les miens n’aient pas honte de moi quand je leur serai présenté au royaume de Dieu !

Peu à peu la prière se changea en une sorte de monologue interrompu parfois comme si, dans une conversation, il faisait parler l’autre. Il avait un peu de fièvre, croyait alors entendre des chuchotements dont il n’arrivait pas à bien saisir le sens… et qui finirent par l’endormir quand le jour approcha.

Sommeil bref mais bienfaisant dont le tira en sursaut le fracas des verrous, des clefs et des armes des gardes qui revenaient le chercher. Comprenant que l’heure redoutée était arrivée, il réussit à cacher sa terreur, à se lever, mais chaque pas était un martyre et deux des sergents vinrent le prendre sous les bras pour l’aider… On le mena ainsi jusqu’à l’antre du tourmenteur. Au lieu de l’étendre sur le chevalet, on le laissa tomber sur le matelas de cuir… beaucoup trop près du four dont la gueule infernale renvoyait la chaleur.

Le prévôt n’était pas là. Seul le greffier était à son poste. Alors on attendit. Dans la poitrine de Renaud son cœur cognait fort, faisant battre ses tempes et les artères de son cou. Cette fois il allait avoir à affronter le pire : la torture par le feu !

Quand la porte s’ouvrit brusquement, il sursauta et son regard s’affola : le prévôt venait d’entrer et le moine de la veille avec lui. Ce fut ce dernier qui parla :

— Vous aviez raison, sire prévôt. Il est déjà là. Pourquoi cette inutile cruauté ?

— N’avais-je pas dit hier que nous reprendrions la question ce matin ? Mes gens n’ont fait que suivre mes ordres.

— J’en ai d’autres et vous les connaissez. Dites à vos gardes de l’emmener et de me suivre.

Il fut obéi. L’autorité de ce moine, incontestable, semblait en imposer. Ce n’était pourtant qu’un frère prêcheur, comme l’indiquait sa robe de bure blanche ceinturée de cuir sous une coule noire à capuche et sans manches. Le respect qu’il inspirait au prévôt était évident. Conscient peut-être de ce que sa dignité pouvait avoir à en souffrir même aux yeux d’un prisonnier, celui-ci crut bon d’expliquer :

— Remerciez Dieu de votre chance ! Frère Geoffroy de Beaulieu, qui est le propre confesseur de notre sire Louis, veut bien porter attention à votre misérable personne. Mais n’allez pas en conclure que vous vous dirigez désormais vers l’impunité !

— Si je vais au-devant de la vraie justice, j’en remercierai Dieu. Pas si je vais vers d’autres tortures.

— Vous parlez trop tous les deux ! coupa le moine sèchement.

Les gardes reprirent Renaud sous les bras pour l’aider à suivre le frère prêcheur qui, sans plus s’occuper d’eux, marchait devant à grands pas en priant à haute voix. Sortis du Châtelet par la rue Saint-Leufroy, on traversa le fleuve. À son étonnement, Renaud put constater que la marche lui devenait un peu moins douloureuse. Il est vrai que ses deux soutiens l’étayaient solidement. Pourtant, lorsqu’il vit que l’on allait franchir l’entrée fortifiée du palais, il eut un sursaut. L’idée lui était insupportable que la reine Marguerite pût l’apercevoir d’une fenêtre, même s’il pouvait supposer que l’état misérable où il se trouvait le rendait méconnaissable :