Il acheva d’en être persuadé quand le lendemain, enfin, on vint le sortir de sa prison pour le conduire, tout enchaîné, de l’autre côté de la Voûte du Châtelet, là où se trouvait le double siège de la Prévôté de Paris, celui de la Justice et celui des Finances.
On l’introduisit dans une salle longue et étroite, si mal éclairée par une mince ogive de pierre profondément enfoncée dans l’épaisse muraille que trois chandelles brûlaient dans un chandelier de fer placé auprès d’un siège élevé d’une marche et surmonté d’un dais fleurdelisé rappelant l’apparat royal mais l’homme qui s’y tenait assis, bien qu’il eût à peu près le même âge que le souverain, n’était pas le roi Louis. C’était le prévôt, maître Étienne Boileau, et s’il avait droit à ce beau décor c’est parce qu’il représentait la justice au nom du roi. Sur un côté de la salle un clerc en robe noire écrivait debout devant un lutrin proche de la lumière et de l’autre côté un troisième personnage attendait, un parchemin déroulé à la main. L’un était le greffier, l’autre l’accusateur. Derrière le premier, il y avait une porte basse devant laquelle veillaient deux sergents vêtus de rouge et de bleu, aux couleurs de la ville. Dans les ombres denses du fond de la salle, deux ou trois silhouettes sombres se dessinaient, mais il n’y avait pas de public, l’audience étant prévue à huis clos.
Ceux qui accompagnaient Renaud le placèrent devant le prévôt puis reculèrent de quelques pas. Ce dernier, un homme au visage plein, sévère mais intelligent, considéra un instant celui qu’on lui amenait puis se renfonçant dans son siège indiqua de la main à l’accusateur qu’il pouvait commencer sa lecture.
— Par devant nous, Étienne Boileau, prévôt pour le Roi siégeant en la chambre du Grand Châtelet, comparaît ce jour le nommé Renaud des Courtils…
— Je m’appelle Renaud de Courtenay, protesta aussitôt celui-ci. Des Courtils est seulement le nom…
— Il suffit. Vous parlerez quand on vous interrogera, fit le lecteur mécontent d’être interrompu. Où en étions-nous ? Ah ! Le nommé Renaud des Courtils qui se fait appeler faussement de Courtenay, ce qui offense à la vérité autant qu’à ce tribunal.
Mais Renaud, perdu pour perdu, était décidé à se défendre pied à pied.
— J’ai parfaitement le droit de porter ce nom qui est celui de mon père véritable, ainsi qu’en fait foi l’acte déposé par lui entre les mains de frère Adam Pellicorne, commandeur du Saint Temple de Jérusalem en sa maison de Joigny…
— Frère Adam Pellicorne est mort le mois passé, émit une voix qui fit couler un filet glacé dans le dos de Renaud, en même temps qu’une des ombres du fond de la salle apparaissait dans la tache de lumière jaune projetée sur la dalle par les flammes du chandelier.
Et le doute, s’il en eût jamais, s’envola : c’était bien Jérôme Camard qui venait de faire son apparition, une lueur cruelle dans ses yeux et un vilain pli au coin de sa laide bouche.
— Il est difficile d’en appeler à un mort, ajouta-t-il avec un soupir de dédain.
— Mais pas à un vivant ! s’écria Renaud que sa haine relevait d’un seul coup de l’accablement ressenti l’instant précédent. Ma douleur est grande d’apprendre céans que frère Adam est retourné à Dieu car il m’était cher, mais frère Pons d’Aubon qui commande au Temple de Paris et qui est maître en France a su de frère Adam ce qu’il en est de moi. Est-il donc mort lui aussi ?
Pour la première fois le prévôt parla, imposant silence au bailli d’un geste autoritaire.
— Non, grâce à Dieu ! Simplement absent, ainsi qu’on nous l’a fait savoir à la Templerie…
— Pour longtemps ? articula Renaud avec angoisse.
— Il ne nous a pas fait confidence mais assez longtemps sans doute puisqu’il se rendait à La Rochelle 11.
De son mieux, Renaud prit ce nouveau coup en essayant de garder contenance digne. Il ne voulait pas donner à son ennemi le plaisir de le voir s’écrouler.
— En ce cas, il faut en appeler à mon suzerain, sire Raoul de Coucy, qui a toute connaissance de ce qui me concerne et à qui j’ai été mené par frère Adam dont Dieu veuille recevoir en Sa miséricorde l’âme noble et sainte. Il est dans son fief en ce moment mais, à défaut, dame Philippa au service de qui j’ai été détaché par lui…
— La noble dame est partie pour Coucy quelques heures après votre arrestation, émit tranquillement le prévôt. Cependant, elle nous a fait savoir avant son départ qu’elle ne voulait être mêlée en rien à si laide affaire, qu’elle ne vous connaissait pas et que son époux vous avait recueilli par charité afin de complaire à un vieil ami.
En dépit de son courage, Renaud frémit à la fois d’indignation et de douleur. Combien il avait eu raison dans sa répugnance à servir cette femme, malheureuse peut-être, mais que n’excusait pas l’abandon où elle le laissait. Sans doute n’en eût-il pas été de même avec le baron. Celui-là aurait su le défendre mais, après la déclaration dédaigneuse de Philippa, personne n’aurait l’idée d’aller déranger dans son fort château le grand baron de Coucy. Il releva la tête pour planter son regard dans celui du prévôt :
— Bien. Apprenez-moi alors quel est mon crime !
— Comme si vous ne le saviez pas puisque, pour ce double meurtre, vous aviez été condamné à la potence à laquelle vous n’avez échappé que par une incroyable chance.
— Double meurtre ? Serais-je accusé d’avoir tué deux personnes ?
— Sire Olin des Courtils et dame Alais son épouse, cela fait bien deux ?
— Sire Olin est mort d’un flux du ventre…
— … dû au soin que vous aviez pris de l’enherber 12, après quoi vous avez meurtri son épouse, espérant ainsi vous voir attribuer pleinement les biens de ceux que vous appeliez père et mère !
— Par tous les saints du paradis ! explosa Renaud. Je vois bien que votre siège est fait et que sur de faux rapports vous me voulez tout le mal possible. Mais je dis, moi, qu’il n’en a jamais été ainsi. Je dis que sire Olin est mort de maladie vraie et que je n’ai jamais porté une main criminelle sur celle qui m’a élevé. Je dis qu’après le décès de sire Olin, notre maison a été envahie par les gens du bailli qui avait juré ma perte parce qu’il convoitait les Courtils. Ce sont les gens du bailli qui ont tué ma mère devant moi, après quoi l’on m’a arrêté et jeté en prison…
— Et condamné !
— C’est Renaud des Courtils qui a été condamné et je suis moi Renaud de Courtenay, prêt à rencontrer, les armes à la main, quiconque dira le contraire…
— Tout beau ! Vous n’êtes pas chevalier, que je sache.
— Je prétends être homme d’honneur et j’ai été élevé en vue de la chevalerie. J’ai le droit de me défendre contre qui m’attaque et surtout m’accuse d’un crime aussi abominable. Aussi…
— Cela reste à prouver. En attendant, contentez-vous de répondre aux questions que l’on vous pose.
— Eh bien, posez-les !
— Changez de ton, s’il vous plaît ! Vous n’avez aucun intérêt à vous montrer insolent et à nous indisposer. Votre cas n’est déjà pas si clair. Souvenez-vous qu’à nos yeux vous n’êtes qu’un condamné évadé et repris… Ainsi vous niez avoir commis le double meurtre contre vos parents… adoptifs ?
— Formellement ! Sire Olin, je le répète, est mort d’un mal pris en Terre Sainte et qui le tourmentait depuis longtemps. Quant à la douce et bonne dame Alais, je jure devant Dieu que je suis innocent de ce crime odieux : celui qui l’a tuée n’était pas non plus à mon service. Oh, je l’ai vue mourir, frappée par l’un des sbires de cet homme que vous voyez là, bailli du Roi pour la ville de Châteaurenard…
— En partie seulement. L’autre moitié de Châteaurenard appartenait à défunt messire Robert de Courtenay, Grand Bouteiller de France mort il y a cinq ans mais, par le tout récent mariage de messire Pierre son fils avec noble demoiselle Perennelle de Joigny, celui-ci réunit désormais sous sa main la totalité de la ville et des terres de Châteaurenard. Maître Jérôme Camard ici présent n’exerce donc plus les fonctions de bailli pour le Roi puisque le prêt consenti au comte de Joigny, sénéchal du Nivernais, à son départ en croisade a été remboursé au Trésor royal. C’est donc sire Pierre de Courtenay qui requiert contre vous.
— Contre moi qu’il ne connaît pas ? Mais que lui ai-je fait ?
— À lui, rien, mais vous avez été condamné par un bailli du Roi dont messire est le féal ! Quant à moi, je suis bien bon de vous donner toutes ces explications. Nous aurions pu parfaitement exécuter la sentence et vous pendre haut et court sans autre formalité !
— Je ne crois pas que le Roi aurait approuvé. Le Roi que j’ai vu et qui a entendu mon histoire…
— Certes… et Madame la reine Blanche l’a elle aussi entendue. Il se trouve qu’elle n’a guère été convaincue. D’autant que les hauts hommes de Courtenay sont chers à son cœur par l’irréprochable fidélité qu’ils ont toujours montrée à sa couronne. Même et surtout au temps du plus grand péril…
— Et c’est elle qui, avant son départ en pèlerinage, m’a fait incarcérer ! murmura Renaud qui commençait à comprendre et à sentir l’inanité qu’il y avait à se défendre contre si forte partie. Il pensait n’avoir parlé que pour lui-même mais le prévôt l’avait entendu :
— En effet ! dit-il. Vous comprendrez qu’il lui déplaise de voir si grand nom porté par un criminel.
— Je ne suis pas un criminel ! cria Renaud hors de lui. Encore une fois je n’ai tué personne !
— Bien ! En ce cas et puisque vous m’y obligez…
Il leva la main et les sergents s’emparèrent à nouveau du jeune homme pour l’entraîner vers la porte du fond de la salle et dans l’escalier sur lequel elle ouvrait. Après quelques degrés descendus sous une voûte si sombre que des torches y brûlaient, Renaud fut poussé dans une chambre sinistre, sorte de caveau éclairé à peine par une étroite fente et surtout par un four rougeoyant pratiqué dans la muraille, fermé par une grille à travers laquelle étaient posés sur les braises des instruments variés : longues tiges de fer, tenailles et pinces qui firent dresser les cheveux sur la tête du prisonnier. Il venait de se rendre compte qu’on allait le torturer.
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