— Pas auprès de sire Raoul, tout de même ?
— Hé, hé ! fit le maître d’armes avec un sourire entendu qui lui fendit la figure d’une oreille à l’autre.
— Quoi, « hé, hé ! » ?
— Je me comprends…
— Pas moi. Expliquez !
— Oh, c’est facile : demoiselle Flore est très belle… au cas où vous ne l’auriez pas remarqué.
— Si fait ! Mais… on dit le baron épris ailleurs…
— D’une autre belle créature qui lui tient la dragée haute. Alors, en attendant et pour le délassement… À l’heure du bain par exemple ? Remarquez, je n’ai jamais tenu la chandelle !
— Mais elle est la fidèle suivante… l’amie, presque de dame Philippa.
— Dame Philippa est trop grande dame pour avoir une amie… autre que la reine Blanche ! Trop noble aussi pour s’intéresser à ce qui se passe dans les étuves au retour de la chasse. Allons, sire Renaud, ne faites pas cette figure ! ajouta-t-il en voyant s’effarer le regard du jeune homme. Je voulais simplement vous prévenir que la belle Flore obtient toujours ce qu’elle désire. Après tout, conclut-il en riant, ce n’est qu’un mauvais moment à passer. Et j’en connais de pires !
Renaud n’eut guère le temps de se poser des questions sur la façon dont il conviendrait de traiter ce problème d’avenir : le lendemain, alors qu’il revenait de la messe à Saint-Jean, un officier à cheval suivi de quatre sergents à pied vint l’arrêter au nom du Roi et, avant qu’il eût seulement le temps de se reconnaître, il se retrouva les mains liées derrière le dos et en route pour les geôles royales au milieu des gens d’armes… À dame Philippa qui se décida à réagir en demandant ce que cela voulait dire, l’officier se contenta de répéter : « D’ordre du Roi ! », ajoutant que le prisonnier était accusé de meurtre.
Abasourdi par ce coup inattendu, Renaud se laissa emmener sans résistance, devinant que celle-ci ne servirait à rien. L’avenir qu’il voulait si riche et si plein de découvertes se refermait brutalement devant lui. L’officier avait prononcé le mot meurtre et c’était sans doute la mort de ses parents adoptifs qui le rattrapait pour le ramener à son point de départ : les planches d’un échafaud sous ses pieds et au-dessus de sa tête, un nœud coulant de chanvre… à moins que, vu sa qualité, il n’ait droit au billot et à la hache ?
Faible consolation, il n’eut pas à parcourir une longue distance en si piètre équipage puisque ce fut au Grand Châtelet qu’on le conduisit.
Autrefois défense de la Cité réduit à présent au rôle de siège de la justice par le nouveau rempart de Philippe Auguste qui avait reculé les limites de la ville, le Châtelet n’en était devenu que plus sinistre. Gros pavé quadrangulaire adossé à la Seine, flanqué de deux tours rondes tournées vers l’ancien faubourg, percé, dans l’axe de la rue Saint-Denis, d’un lugubre passage voûté continué vers le fleuve par l’étroite rue Saint-Leufroy, avec ses trois étages de prison enfermant une sorte de donjon dans la partie orientale, il faisait peser sur le quartier neuf une menace beaucoup plus lourde que le palais, surtout lorsque l’on savait que c’était seulement la partie visible et que cinq autres étages s’enfonçaient dans le sol jusqu’à d’abominables oubliettes sans air, sans lumière mais pas sans eau car le fleuve, dans ses crues, y entrait comme chez lui.
Franchie la double grille ouvrant sous la voûte, on introduisit Renaud dans une petite salle où était le greffe. Des chandelles y suppléaient à un éclairage pauvre et l’un des hommes en prit une pour venir examiner le prisonnier sur toutes les coutures, s’attardant surtout au visage qu’il scruta pendant un bon moment. Ce qui eut le don d’agacer Renaud.
— Qu’avez-vous besoin de me regarder ainsi ? protesta-t-il. C’est fort déplaisant !
— Mais c’est la loi ! Tout malfaiteur qui entre ici doit être « morgué » par quelqu’un possédant une bonne mémoire des visages afin que l’on puisse le reconnaître s’il lui arrivait de s’échapper 10.
— Je ne suis pas un malfaiteur et j’ai surtout besoin que l’on me rende justice. Je ne m’évaderai pas !
— On dit cela ! Et puis une occasion vient…
— Je ne vois pas d’où elle pourrait venir.
On l’inscrivit sur le registre d’écrou, puis il eut droit à un entretien avec le concierge qui remplissait à la prison le rôle d’un aubergiste : on était plus ou moins bien logé, plus ou moins bien nourri selon ce que l’on pouvait payer.
— Je n’ai pas un denier vaillant ! répondit-il avec hauteur à cet homme qui lui détaillait complaisamment les avantages et les prix allant tous en ordre décroissant de son hôtel.
— C’est fâcheux ! Je vais devoir vous mettre avec les « pailleux »… à moins que vous ne me donniez votre cotte que je pourrais vendre un bon prix…
Mais l’officier qui avait amené Renaud s’interposa :
— C’est un prisonnier important, il doit être mis « au secret ».
Puis, se penchant à l’oreille du concierge, il ajouta quelques mots que Renaud n’entendit pas. Mais il vit fort bien que deux ou trois pièces d’argent changeaient de mains. Le concierge, d’ailleurs, s’inclinait :
— Les ordres seront exécutés !
Encadré par deux sergents, Renaud suivit le concierge jusqu’au premier étage du donjon où il fut introduit dans un cachot long et étroit, mal éclairé par une ouverture placée trop haut dans la muraille pour que l’on puisse regarder au-dehors. Une paillasse remplie de feuilles sèches et posée sur un banc de pierre tenait lieu de lit et occupait la majorité de la place. Un seau et une cruche complétaient l’ameublement. Cela sentait la crasse et l’urine, pourtant le concierge considéra l’ensemble avec satisfaction :
— Ce n’est pas une de mes meilleures chambres, mais pour ce que j’ai reçu, c’est tout ce à quoi vous avez droit. Du moins, vous n’aurez pas de rats !
— Si ce n’est pas une des meilleures, cela veut dire qu’il y en a de pires ?
— Bien pires ! fit le préposé en levant un doigt doctoral. Nous avons la Fosse que l’on appelle aussi chambre d’Hypocras. Elle est au fond des souterrains et en forme d’entonnoir. On y descend le prisonnier par des cordes et une poulie mais il ne peut qu’y rester debout, sans pouvoir s’asseoir ou se coucher, ni s’appuyer au mur à cause de sa forme inclinée. Au centre il y a un puits sans margelle qui communique avec la Seine. On finit à un moment ou à un autre par s’y laisser tomber… Vous voyez que vous n’êtes pas si mal logé…
Renaud préféra ne pas répondre. D’autant qu’un instant plus tard les cordes qui nouaient ses mains dans le dos furent remplacées par une chaîne reliant deux bracelets de fer que l’on boucla autour de ses poignets tandis qu’une autre toute semblable entravait ses chevilles, ne lui permettant que des pas mesurés… et bruyants comme la paillasse sur laquelle il se laissa tomber pour remâcher son désespoir quand enfin on le laissa seul et qu’eurent claqué les gros verrous de sa porte.
Il n’était pas loin de midi. Pourtant il se sentait rompu de fatigue comme s’il avait parcouru une dizaine de lieues à pied. En outre, son esprit était tellement embrumé qu’il n’arrivait pas à en tirer une pensée. Alors il laissa le sommeil s’emparer de lui. Au réveil peut-être lui viendrait-il une clarté et réussirait-il à comprendre ce qui lui arrivait.
CHAPITRE IV
LA TREILLE DU ROI
Si Renaud espérait faire face à l’accusation de meurtre dans un bref délai, il fut déçu. Plusieurs jours s’écoulèrent sans que l’on parût s’occuper de lui. Seul le porte-clefs entrait tous les soirs pour remplacer l’eau de sa cruche, vider son seau et lui apporter une miche de pain noir et une écuellée d’un brouet que n’auraient pas désavoué les anciens Spartiates : des raves, des feuilles de chou y nageaient dans un liquide de couleur indéfinissable en compagnie d’os où adhéraient parfois quelques lambeaux de viande.
Son moral s’en ressentait. Même dans la prison du bailli, à Châteaurenard, il mangeait mieux, et si ce régime était celui à quoi lui donnaient droit les quelques pièces remises au concierge par l’officier, ceux que le cerbère appelaient les « pailleux » ne devaient recevoir que de l’eau, ce qui les incitait sans doute à faire de la place dans la prison royale en quittant ce monde pour un monde meilleur. À moins évidemment que le concierge ne fût un fieffé coquin. Ce dont il avait tout à fait la tête ! En attendant, le prisonnier dévorait son pain noir jusqu’à la dernière miette et rongeait ses os en regrettant que sa mâchoire, solide cependant, n’eût pas les mêmes vertus que celle d’un chien.
Autre sujet de démoralisation : il était impossible d’apprendre quoi que ce soit du geôlier. À toutes les questions qu’on lui posait, l’homme répondait par un grognement, regardait Renaud d’un œil bovin, haussait les épaules et repartait vers ses autres tâches.
Enfin le pire était pour le captif de ne pouvoir se laver. Dame Alais sa mère adoptive lui avait appris dès l’enfance qu’une âme pure se sentait mieux dans un corps propre, même si son confesseur réprouvait ce besoin de lavage, estimant que le Seigneur Jésus, quand il se rendait au désert pour y rencontrer la pensée de son divin père, ne se lavait pas. Ce que la bonne dame réfutait en disant que Dieu devait y pourvoir dans Sa Toute-Puissance. Et elle continuait à récurer son gamin, à l’eau froide bien entendu, l’eau chaude possédant des vertus amollissantes susceptibles de receler les pièges du Malin. Renaud en pleurait de froid en hiver, mais ensuite elle l’enveloppait dans un drap chauffé devant l’âtre en lui faisant boire du lait chaud et l’enfant se croyait alors en paradis.
Il était loin, ce paradis d’enfance ! La convoitise d’un homme le lui avait arraché avec la vie de ses bons parents, ce Jérôme Camard, bailli du roi cependant, qui avait osé assassiner sa mère afin de s’emparer de leurs biens et l’accuser, lui Renaud, du meurtre afin de mieux se débarrasser de lui. La chance puis l’aide de frère Thibaut relayée par celle de frère Adam l’avaient sauvé, remis dans le droit chemin de l’honneur et de la vie qu’il voulait, mais il comprenait à présent qu’en fait ce n’était qu’une rémission, que la toile du bailli était bien tissée et qu’on n’échappe pas à son destin.
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