Hélas, il n’eut pas la ressource de confier son inquiétude à Gilles Pernon. Le vieil écuyer ne se plaisait guère à Paris. Aussi quand l’ennui le prenait, fréquentait-il volontiers un cabaret de la Cité où il avait ses habitudes. Dans ces cas-là il était bien rare qu’il en sortît avant le couvre-feu. C’est du moins ce que lui apprit l’un des deux palefreniers quand il ramena son cheval et la haquenée de la dame à l’écurie.
Réduit à lui-même, il n’eut plus qu’à attendre un appel qui ne vint pas. Apparemment, dame Philippa avait renoncé à l’office du soir. Ce qui vint, peu avant que l’on cornât l’eau pour le souper, ce fut Flore d’Ercri. La mine soucieuse du damoiseau alluma une lueur d’amusement dans ses yeux :
— Eh bien ? Nous avons eu le redoutable honneur d’attirer sur nous l’attention de la Reine ?
— Je m’en serais bien passé. Et je ne comprends pas pourquoi elle a tellement tenu à me voir si c’était pour m’insulter comme elle l’a fait !
— Oh, elle est capable de beaucoup mieux quand il s’agit d’insulter quelqu’un. Le sang castillan, j’imagine. Joint à celui tout aussi bouillant des Plantagenêt et des Aquitains. N’oubliez pas qu’elle est la petite-fille de la fameuse Aliénor… Si elle a voulu vous voir, c’est parce que notre dame avait vanté vos qualités… et votre personne.
— J’eusse préféré qu’elle n’en fît rien. Au premier regard j’ai vu que cette princesse allait me détester. Et je ne sais toujours pas pourquoi.
— Ne cherchez donc pas ! fit la jeune fille en haussant les épaules. Les raisons des reines sont rarement celles du commun des mortelles. Peut-être lui avez-vous rappelé un mauvais souvenir ? Allons, ne faites pas cette mine ! Avez-vous été meurtri à ce point ?
— Certes ! Comme tout homme d’honneur dont on attaque les parents. Et je suppose que vous venez m’annoncer que dame Philippa ne veut plus de mes services puisque je ne pourrai plus l’accompagner au palais ?
— Mais quelle idée, mon Dieu ! Où l’allez-vous chercher ? Vous oubliez que vous êtes d’abord au service du baron Raoul et seulement « prêté » à son épouse. Si elle ne voulait plus de vous, elle vous enverrait à Coucy, mais il n’en est pas question. Vous continuerez à l’escorter, à la Cour 9 comme ailleurs, jusqu’à ce que nous retournions au château. Ce qui ne saurait tarder.
— Je croyais que dame Philippa voulait rester encore ici quelque temps ?
— Elle n’en a plus les mêmes raisons depuis notre expédition de l’autre soir. Bien au contraire. En outre, la reine Blanche lui a appris qu’avant la dédicace de l’abbaye de Maubuisson, elle comptait se rendre en pèlerinage à la Vierge noire de Rocamadour…
— Avec le Roi et… la jeune reine ?
— Non. Avec sa fille Isabelle qui est déjà toute tournée vers Dieu et son dernier fils, le prince Charles, qui à dix-sept ans ne l’est pas assez à son gré. Elle a demandé à notre maîtresse de l’accompagner mais, bien entendu, celle-ci a refusé.
— Pourquoi, bien entendu ?
Flore se mit à rire de ce rire roucoulant qui n’était pas sans charme :
— Dieu, que vous êtes curieux, mon bel ami ! Cependant, si vous réfléchissiez un peu vous n’auriez pas besoin de poser cette question : elle a refusé parce qu’elle espère qu’au moment où la reine Blanche se mettra en chemin, l’élixir de Maître Albert aura produit son effet et que le baron Raoul ayant honoré sa couche à nouveau, il lui faudra prendre d’elle-même le plus grand soin et non courir les mauvaises routes. À l’exception de celle de Notre-Dame-de-Liesse qui est bien moins lointaine et où nous irons faire vœu dès notre retour à Coucy…
À la pensée que le moment pénible vécu chez la reine mère n’aurait pas de suites pour lui, Renaud éprouva un soulagement. C’était aussi une bonne nouvelle d’apprendre que, bientôt, il rejoindrait le clan des hommes au château familial et n’assumerait plus que par moments ce rôle de damoiseau qui, décidément, ne lui plaisait pas. Ce qu’il souhaitait, c’était poursuivre son éducation afin d’obtenir le plus rapidement possible ce beau titre de chevalier où se bornaient toutes ses ambitions.
D’autre part – l’homme vivant en perpétuelle contradiction avec lui-même –, il sentait qu’il lui serait pénible de quitter Paris, de mettre une longue distance entre lui et le palais royal, là où vivait celle qui emplissait désormais son esprit et son cœur. Qu’elle fût reine et épouse d’un admirable souverain et qu’elle fût aussi l’image de sa grand-mère n’y pouvait rien changer. Il aimait Marguerite comme jadis Thibaut avait aimé Isabelle et cet amour tissé d’idéal, de cette poésie du cœur si douce à entendre ainsi que d’une vénération quasi religieuse l’emplissait de joie parce qu’aucune pensée charnelle ne s’y mêlait – pas encore tout au moins – et qu’il n’enfreignait pas le sévère code de la chevalerie où il aspirait à être admis. S’il permettait d’aimer il interdisait de convoiter. Mais Renaud était trop jeune encore pour imaginer que cet état bienheureux ne durerait pas l’éternité. Il ignorait que quelqu’un viendrait lui souffler que des atours de madone pouvaient receler un corps désirable, ô combien, et que le doux temps des rêves ouvrait sur les portes de l’enfer.
Dans les jours qui suivirent, il eut beaucoup de temps libre. Hors la messe du matin, Philippa vivait enfermée dans sa chambre avec Flore, y prenant d’interminables bains nécessitant une brassée d’herbes, concoctant des onguents ou recevant des marchands pour imaginer de nouveaux atours. Livré à lui-même, Renaud en profitait pour visiter la ville qui le fascinait en compagnie de Pernon, mais le plus souvent seul à mesure qu’il apprenait à s’y reconnaître dans l’enchevêtrement des rues, le vieil écuyer trouvant trop souvent prétexte à s’arrêter dans une taverne.
Le jeune homme aimait descendre vers la Seine, au port de Grève qu’une rangée de piquets séparait de la place du même nom, pour voir décharger les bateaux. Là s’amoncelaient les tas de foin ou de bois, les pyramides de tonneaux dans le vacarme des moulins à eau ou celui des lavandières qui rythmaient leurs chansons à grands coups de battoir. Parfois il osait s’aventurer au palais pour suivre les progrès de la fascinante chapelle et de la grande galerie que l’on construisait pour la relier au logis royal. Maître Pierre de Montreuil s’était pris d’amitié pour ce garçon naïvement admiratif dont l’impatience de voir naître enfin les hautes verrières colorées qui feraient flamboyer ce pur chef-d’œuvre, l’amusait. L’architecte lui expliquait les procédés de construction qui lui semblaient tenir du miracle et, une fois même, il l’emmena visiter Notre-Dame où il travaillait encore aux croisillons. Là il lui présenta son cousin, Jean de Chelles, en train d’achever la construction des tours et il lui fit admirer la grande « rose » aux vitraux peints et colorés à l’heure où le soleil couchant la faisait flamboyer, lui donnant un éclat incomparable.
— Cela vous donne une idée de ce que sera la Sainte-Chapelle. Elle scintillera de toutes parts et, lors des offices tardifs, elle éclairera la nuit comme une fabuleuse lanterne.
Les deux architectes s’entendaient si bien et montraient un génie si semblable qu’il était étonnant que Jean de Chelles ne participât pas à l’œuvre de son cousin car, outre la cathédrale, ils avaient travaillé ensemble à la basilique de Saint-Denis où les rois de France dormaient leur dernier sommeil, à l’abbaye Saint-Martin-des-Champs et à celle de Saint-Germain-des-Prés.
Évidemment, en fréquentant les bâtisseurs, Renaud espérait vaguement, quand il allait au palais, apercevoir au moins la reine Marguerite, mais la chance n’était pas avec lui et pas une seule fois il n’eut ce bonheur. Il en éprouva de la tristesse mais point trop. Cet amour venu de façon si soudaine le préservait des tentations de la chair dont Flore ne manquait pas une occasion d’émailler ses nuits. Il ne lui avait cependant laissé aucun espoir dès le premier soir où elle s’était glissée dans son réduit, vêtue d’une robe sous laquelle aucune chemise ne risquait de faire de plis. Le corps qu’elle offrait était des plus excitant. Pourtant Renaud avait dit :
— C’est mal, demoiselle Flore, que vouloir m’inciter au péché. Ne savez-vous pas que celui qui aspire à la chevalerie doit se présenter pur à l’adoubement ?
— Ne soyez pas benêt, mon ami ! Le chapelain du château en vous confessant vous fera aussi pur que l’agneau naissant !
— Ce n’est pas ainsi qu’il faut l’entendre et que je l’entends ! J’ai trop grand désir d’être vrai chevalier, digne en tout point de cet honneur extrême pour faire miens je ne sais quels accommodements. Soyez bonne ! Ne me tentez plus !
Elle n’y renonça cependant pas. Elle s’était prise pour lui d’un de ces violents caprices qui peuvent consumer si on ne les endigue, mais Renaud sut se garder en évitant de blesser cette fille ardente dont il devinait qu’elle pouvait devenir dangereuse. Elle finit d’ailleurs par capituler en concluant avec une bonne humeur qui n’était peut-être pas feinte :
— En ce cas, il faut nous hâter de rentrer à Coucy et de convaincre le baron de vous offrir les éperons d’or à la prochaine Pentecôte. Je vais conseiller à dame Philippa de presser le départ. Aussi bien elle n’a plus rien à faire à Paris. La Reine part après-demain.
— Mais Pentecôte est dans un mois !
— Justement ! Il faut se hâter !
Flore semblait sûre d’elle, et Renaud que la perspective de se brouiller avec elle n’enchantait pas se rassura en pensant qu’il y avait peu de chances de convaincre le baron Raoul de faire de lui un chevalier en si peu de temps. Il pouvait donc partir tranquille.
— Ne vous y fiez pas ! prophétisa Pernon. Cette fille est très forte et je la crois capable… de bien des choses pour obtenir ce qu’elle veut.
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