— Il y en a plus que vous ne croyez. Vous ne vous en rendez pas compte mais chacun de ces pans est ou sera appuyé d’un contrefort pour assurer la poussée vers la voûte. En outre, tout ce vide ne le restera pas. De grandes verrières bellement colorées viendront le remplacer.

— Des verrières ? Aussi vastes ?

— Mais oui. Toute la lumière du ciel pénétrera dans la chapelle et illuminera les couleurs des vitraux.

— Ce sera vraiment magnifique alors ! fit Renaud sans cacher son admiration. Et ce doit être une joie pour vous si vous y travaillez…

— Une très grande joie… d’autant que j’en suis l’architecte, dit-il non sans fierté. On m’appelle Pierre de Montreuil… Mais veuillez m’excuser, ajouta-t-il avec un salut en abandonnant le damoiseau pour aller à la rencontre d’un homme d’une trentaine d’années dont les cheveux blonds dépassaient d’un chapeau blanc sans coiffe.

Il était très grand et presque maigre, si grand même qu’il marchait en se tenant légèrement penché. Vêtu d’une longue robe de tiretaine 8 brune et d’un surcot sans manches de même tissu aux ouvertures duquel se montrait une doublure de taupe, il allait à pas pensifs. Le visage était beau sans mièvrerie par la vertu de traits déjà accusés et de quelques rides sans parler du large sourire qui faisait briller les yeux d’une belle couleur d’azur. En marchant, le personnage se frottait les mains pour les réchauffer, et quand Pierre de Montreuil le rejoignit, il le prit aux épaules pour lui donner l’accolade avant de glisser son bras sous celui de l’architecte pour continuer le chemin et causer plus commodément.

À cet instant, un jeune valet arriva, clamant à plein gosier pour surmonter le bruit du chantier le nom de Renaud de Courtenay. Celui-ci se hâta d’aller vers lui, se contentant d’un vague salut en croisant l’architecte et son compagnon.

— Je suis celui que vous cherchez, répondit-il. La dame de Coucy a-t-elle besoin de moi ?

— Non. C’est Madame la Reine. Venez vite ! Elle n’aime pas attendre.

À sa suite, Renaud pénétra dans le palais et délaissant l’escalier, traversa deux salles, dont l’une était celle du Conseil et l’autre celle où l’on prenait les repas, pour atteindre enfin une porte ouvragée devant laquelle veillaient deux gardes. Là était l’appartement de la reine mère, Blanche de Castille, qu’en dépit de la présence de sa belle-fille, Marguerite de Provence, on appelait toujours la Reine.

En pénétrant dans la vaste chambre éclairée par deux fenêtres donnant sur le jardin, Renaud eut l’impression d’entrer dans une sorte de temple. Là vivait quelqu’un de grand et point n’était besoin de la splendeur des tapis muraux où les tours de Castille accolaient les lys de France pour en saisir l’atmosphère. Le centre du tableau était une grande femme toute vêtue de blanc comme il convient aux veuves royales, mais ce deuil n’avait pas grand-chose à voir avec les sévères toiles de Flandres des premiers jours. La robe était de velours orné d’hermine et un voile de mousseline tombait d’un cercle d’or précieusement ouvré et orné de saphirs. Ce voile montrait d’épais cheveux noirs parsemés de fils d’argent. Âgée alors de cinquante-six ans, Blanche de Castille était encore belle par la vertu d’une ossature altière sous-tendant la peau ivoirine de son visage et par l’intelligence dont brillait son regard sombre. Assise dans une haute cathèdre près d’une table couverte d’un tapis bleu et or, elle caressait de ses longues mains pâles que des nœuds rhumatismaux commençaient à déformer un livre relié en vélin avec des ferrures d’argent. D’autres dames se tenaient autour d’elle, mais Renaud fasciné par cette grande forme neigeuse n’en vit qu’un kaléidoscope de couleurs dont se détacha cependant Philippa de Coucy qui le présentait :

— Voici, Madame, ce jeune damoiseau dont je vous ai parlé et qui nous est venu par l’amitié d’un dignitaire du Saint Ordre du Temple. Il a nom Renaud de Courtenay…

Les yeux noirs de la Castillane quittèrent le livre pour examiner l’arrivant qui eut aussitôt l’impression d’être percé de part en part. Après un moment, elle parla et sa voix grave n’était pas désagréable :

— Né en Terre Sainte, m’avez-vous dit, ma bonne amie ? C’est assez étonnant. Je ne croyais pas qu’il existât toujours des Courtenay là-bas ? Il me semblait qu’ils étaient ici… ou à Constantinople. Où avez-vous vu le jour, jeune homme ?

Comme elle s’adressait directement à lui, Renaud mit genou en terre :

— À Antioche, Madame, si j’en crois ce que l’on m’a dit car j’étais un enfançon dans ses langes quand on m’a porté en Occident.

— Et votre père était ?

— Thibaut qui fut élevé au palais de Jérusalem auprès du saint roi Baudouin IV dont il fut le compagnon, l’écuyer et le plus fidèle serviteur tant que dura sa vie héroïque et douloureuse…

— Le lépreux ? J’ai ouï-dire, en effet, qu’il fut grand comme on doit l’être quand on règne sur la terre où mourut notre doux Seigneur. Mais cela ne dit pas de qui ce Thibaut était le fils ?

— De Jocelin III, dernier comte d’Édesse et de Turbessel ! Il fut son unique fils. Bâtard, lança Renaud un peu à la manière d’un défi parce qu’il savait bien qu’il serait obligé de le dire…, mais reconnu !

— Et votre mère ?

— On ne m’a jamais appris son nom. Seulement qu’elle était une fort grande dame… et qu’elle est morte. Après quoi mon père s’est fait Templier.

Le pli de dédain qui marquait la lèvre de la Reine s’accentua :

— Autrement dit vous êtes bâtard, vous aussi, né sans doute d’une épouse adultère puisque l’on a caché son nom. Et contrairement à votre père vous n’êtes pas reconnu ?

— Si fait, Madame ! riposta Renaud qui se releva, incapable de se laisser fouler aux pieds de cette reine qui le méprisait délibérément. Cette reconnaissance est aux mains de frère Adam Pellicorne, commandeur de Joigny, qui fut, au royaume franc, le compagnon et l’ami de mon père. C’est lui qui m’a mené au baron Raoul de Coucy pour compléter auprès de lui mon éducation chevaleresque.

— Commencée par qui ?

— Mon père adoptif, sire Olin des Courtils, dont Dieu ait l’âme généreuse. C’est lui qui m’a élevé avec sa douce épouse dame Alais, retournée à Dieu elle aussi…

— Pourquoi n’être pas resté chez eux, en ce cas ? Vous eussiez fait vos armes chez le plus haut seigneur de l’endroit. Où est-ce, au fait ?

— En Gastine, près de Châteaurenard. Mes parents adoptifs sont morts, je pense l’avoir déjà dit. Comme il m’était prescrit, je me suis rendu à la commanderie de Joigny pour me remettre aux mains de frère Adam… qui était mon parrain, ajouta-t-il se souvenant des paroles du vieil homme.

— Fort bien, alors, que n’y êtes-vous resté ? C’est noble chose que servir le Temple !

— Certes, Madame… mais il faut y être appelé par Dieu. Sans doute ne m’en a-t-il pas jugé digne.

— Qu’en savez-vous ? Et qui êtes-vous pour oser interpréter les intentions du Tout-Puissant ? s’écria la Reine dont les yeux lançaient des éclairs. Vous pouviez entrer en noviciat et la grâce peut-être vous eût été donnée après beaucoup de prières ?

L’atmosphère se chargeait d’orage sans que Renaud parvînt à comprendre pourquoi la mère du Roi lui faisait cet accueil hérissé d’épines. C’était comme si elle lui en voulait personnellement. Autour d’elle chacun retenait son souffle. Dame Philippa semblait pétrifiée et, sans songer un instant à défendre son serviteur, regardait la scène avec de grands yeux écarquillés. Renaud prit une profonde respiration, conscient du silence ambiant :

— J’ai toujours beaucoup prié, Madame la Reine, comme me l’a enseigné ma mère adoptive qui était fort pieuse, et je l’ai fait encore plus après sa mort. Il n’en reste pas moins que je ne me sens pas attiré par la vie monastique. Même sous les armes du Temple !

— Elles vous iraient bien pourtant. Vous pourriez retourner dans votre pays natal qui est la plus belle terre qui soit au monde puisqu’elle a vu naître notre divin Sauveur.

— Je souhaite y retourner, en effet, mais pas comme Templier !

— Vraiment ? Je me demande bien pourquoi, fit Blanche avec un petit rire sec. Mais… d’autres raisons que l’esprit de croisade vous y attirent-elles ? Le désir de retrouver… certaines racines ?

— Je ne comprends pas ce que Madame veut dire…

— Vous êtes blond mais votre teint est un peu brun, ce qui donne à penser que la dame mystérieuse qui vous a donné le jour pourrait être… sarrasine ?

— Oh ! C’est indigne !

La jeune voix courroucée qui protestait rentra dans la gorge du jeune homme la colère qu’il n’aurait pu contenir plus longtemps. En même temps, une mince silhouette en robe de cendal d’un joyeux rouge clair à parements d’orfroi arrivait du fond de la chambre, dépassait Renaud et sans un regard pour les saluts révérencieux de l’assistance rejoignait Blanche de Castille. Celle-ci, cependant, haussait un sourcil interrogateur sans rien perdre de son calme :

— Eh bien, ma fille, que vous arrive-t-il ?

— Il m’arrive que je suis entrée depuis un instant et que j’ai tout entendu. Oh ! Madame, comment pouvez-vous être aussi cruelle ? Que vous a donc fait ce jeune homme pour que vous le traitiez ainsi ?

La voix, teintée d’une amusante pointe d’accent, était musicale à souhait, mais la reine mère n’y parut pas sensible. Un pli dédaigneux arqua ses lèvres minces :

— Me faire quelque chose à moi, ce garçon ? Vous vous oubliez, ma fille. Et surtout vous oubliez à qui vous parlez !

Marguerite de Provence – c’était elle, bien entendu ! – ne s’émut pas du reproche. Plus tranquillement, elle répondit :

— Je parle à la noble mère de mon époux qui est bien l’homme le plus charitable, le plus accessible et le moins méprisant qui soit, et je ne crois pas qu’il lui viendrait jamais à la pensée de reprocher à quiconque une naissance dont nul n’est responsable. Encore moins d’avancer des suppositions insultantes.