Anna s’était installée dans le canapé, le grand écran plasma était déjà allumé, il suffirait d’appuyer sur la télécommande du lecteur de DVD pour que la projection du film de Capra commence.

– Tu veux que j’aille te chercher ton plateau ? demanda-t-elle d’une voix douce alors que Jonathan posait le sien sur ses genoux.

Il s’assit à côté d’elle et lui prit la main. L’air contrit, il lui expliqua qu’il ne dînerait pas là. Avant qu’elle ne puisse réagir, il lui avoua le sujet de l’appel de Peter et s’excusa aussi tendrement qu’il le pouvait. Il devait partir, pas seulement pour lui mais aussi pour son ami qui était dans une situation professionnelle délicate. La maison Christie’s ne comprendrait pas qu’il néglige une telle vente. Ce serait une faute professionnelle qui pourrait sérieusement nuire à sa carrière à laquelle elle-même tenait tant. Par honnêteté, il finit par avouer qu’il avait toujours rêvé d’approcher ces toiles, d’en effleurer les reliefs, d’en observer les couleurs sans qu’elles aient été altérées par l’optique d’un appareil photographique ou le couchage d’une impression sur papier.

– Qui est le vendeur ? demanda-t-elle du bout des lèvres.

– Je n’en sais rien. Elles pourraient appartenir à un descendant du galeriste de Radskin. Je n’ai jamais retrouvé de traces d’elles en vente publique, et lors de la première édition du catalogue raisonné de l’œuvre du peintre, j’ai dû me contenter de photographies et de certificats d’authenticité.

– Combien de tableaux ?

Jonathan hésita avant de formuler le chiffre. Il savait qu’il était impossible de partager avec elle cet espoir qui l’animait de découvrir la cinquième peinture dont Peter lui avait parlé. Le dernier tableau de Vladimir Radskin était aux yeux d’Anna une chimère, un effet de la passion dévorante et malsaine que son futur mari entretenait pour ce vieux peintre fou.

Jonathan entra dans son dressing, ouvrit une petite valise, choisit quelques chemises soigneusement pliées, un pull-over, des cravates et des sous-vêtements pour cinq jours. Concentré sur son bagage, il n’avait pas entendu les pas d’Anna dans son dos.

– Tu m’abandonnes encore pour ta maîtresse, à quatre semaines de notre mariage, tu ne manques pas d’air !

Jonathan releva la tête, la silhouette attirante de sa future femme se découpait dans l’encadrement de la porte.

– Ma maîtresse, comme tu dis, est un vieux peintre, fou comme tu dis aussi, et qui est mort depuis des décennies. À l’aube de notre union, cela devrait plutôt te rassurer sur mes goûts.

– Je ne sais pas comment je dois prendre ce commentaire, si je fais toujours partie de tes goûts.

– Ce n’est pas ce que je voulais dire, répondit-il en la prenant dans ses bras.

Anna résista à l’étreinte de Jonathan, elle le repoussa.

– Tu t’enfonces, mon vieux !

– Anna, je n’ai pas le choix. Ne rends pas la chose plus difficile. Pourquoi je ne peux pas vivre ce genre de joies avec toi, bon sang !

– Et si Peter avait appelé la veille de la cérémonie, tu aurais annulé notre mariage ?

– Peter est mon meilleur ami et notre témoin, il n’aurait pas appelé la veille de la cérémonie,

– Ah oui ? Il ne se serait pas gêné !

– Tu te trompes, en dépit d’un certain humour auquel tu n’es pas sensible, Peter a beaucoup de tact.

– Alors il doit bien le cacher. Mais s’il avait appelé, qu’aurais-tu fait ?

– Alors je suppose que j’aurais dû renoncer à ma maîtresse pour officialiser mon union avec ma compagne.

Jonathan espéra, sans trop y croire, qu’Anna cesserait de le harceler. Pour ne pas alimenter la dispute qu’elle essayait de provoquer entre eux, il prit son bagage et se rendit dans la salle de bains chercher son nécessaire de toilette. Elle le suivit d’un pas énergique. Il passa devant elle et décrocha un manteau. Alors qu’il se penchait pour l’embrasser, elle recula et le dévisagea.

– Tu vois bien, tu l’avoues toi-même, Peter aurait téléphoné le matin même du mariage !

Jonathan descendit l’escalier ; lorsqu’il arriva dans le hall, il tourna la poignée de la porte et se retourna pour regarder longuement Anna qui se tenait bras croisés, en haut des marches.

– Non, Anna, il aurait attendu que je le tue le lundi matin pour ne pas l’avoir fait.

Et il sortit en claquant la porte. Jonathan héla un taxi. Il indiqua au chauffeur de le conduire au terminal British Airways à l’aéroport de Logan. L’averse avait inondé la ville. L’eau qui ruisselait encore sur les trottoirs effaça aussitôt ses pas. Lorsque la voiture s’éloigna, les lattes du store en bois retombèrent sur la fenêtre de l’atelier d’Anna. Elle souriait.


3.


Jonathan attendait Peter, debout devant la borne d’embarquement du vol BA 776. Il suivit du regard les derniers passagers qui s’engouffraient dans la passerelle. Une main se posa sur son épaule. Peter remarqua la mine fripée de son ami, il haussa le sourcil.

– Je suis toujours votre témoin ?

– Au train où vont les choses, c’est de mon divorce dont tu seras témoin.

– Si tu veux, je suis d’accord aussi, mais il faudra que tu te maries d’abord, il y a des chronologies à respecter.

Le chef d’escale leur fit un signe impatient, la porte de l’avion n’attendait plus qu’eux pour se refermer. Peter s’installa près du hublot. Jonathan eut à peine le temps de ranger sa petite valise dans le compartiment à bagages que déjà l’appareil reculait.

Une heure plus tard, alors que l’hôtesse s’approchait de leurs sièges, Peter l’informa courtoisement que ni l’un ni l’autre ne voulaient du plateau-repas qu’elle leur tendait. Jonathan regarda son ami, intrigué.

– Ne t’inquiète pas ! murmura Peter d’un ton complice. J’ai mis au point deux ruses en or pour améliorer ces vols long-courriers. Je suis passé chez ton traiteur favori et j’ai acheté de quoi nous faire un vrai dîner. Je culpabilisais un peu à cause de tes lasagnes.

– C’était un gratin d’aubergines, répondit Jonathan agacé. Et où se trouve ce festin, je suis affamé ?

– Dans l’un des porte-bagages au-dessus de nous. Dès que l’hôtesse et son chariot de nourritures sous vide auront franchi le rideau, j’irai chercher notre dîner !

– Et ton second stratagème ?

Peter se pencha pour sortir de sa poche une petite boîte de médicaments qu’il agita sous les yeux de son ami.

– Ça ! dit-il l’air satisfait en lui montrant deux comprimés blancs. C’est une pilule miracle. Quand tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras : « Tiens, on dirait Londres ! »

Peter fit glisser les deux cachets dans le creux de sa main. Il en offrit un à Jonathan qui le refusa.

– Tu as tort, dit Peter en envoyant énergiquement la petite pastille au fond de sa gorge. Ce n’est pas un somnifère, ça aide juste à s’endormir, et le seul effet secondaire, c’est qu’on ne voit pas le vol passer.

Jonathan ne changea pas d’avis. Peter posa sa tête contre le hublot et chacun de son côté plongea dans ses pensées. Le chef de cabine termina son service et disparut dans l’espace réservé au personnel navigant. Jonathan défit sa ceinture et se leva.

– Dans lequel ? demanda-t-il à Peter en désignant la rangée de compartiments qui s’étendait au-dessus de leur tête.

Peter ne répondit pas. Jonathan se pencha pour constater qu’il s’était assoupi. Il lui tapota l’épaule et hésita avant de le secouer plusieurs fois. Il eut beau insister, rien n’y fit, Peter dormait à poings fermés. Jonathan ouvrit le volet du casier qui était au-dessus d’eux. Une dizaine de sacs et de manteaux étaient imbriqués les uns dans les autres dans un fatras inextricable. Il se rassit furieux. La cabine fut plongée dans l’obscurité. Une heure plus tard, Jonathan éteignit sa veilleuse et chercha à atteindre la boîte de somnifères dans la veste de son voisin. Peter ronflait généreusement, recroquevillé contre le hublot, sa poche droite était inaccessible.

Six heures plus tard, l’hôtesse réapparut dans la cabine, poussant devant elle un nouveau chariot. Jonathan que la faim avait tiraillé durant tout le vol accueillit avec bonheur son petit déjeuner. Elle se pencha pour ouvrir la tablette de Peter qui s’éveilla en bâillant alors qu’elle lui présentait son plateau, il se redressa brusquement.

– Mais je t’ai dit que je m’occupais du dîner ! dit-il en fustigeant Jonathan du regard.

– Si tu dis un mot de plus, la prochaine fois que tu te réveilleras tu regarderas par la fenêtre et tu diras : « Tiens on dirait l’hôpital Saint-Vincent de Londres. »

L’hôtesse servit son repas à Peter, Jonathan y piqua aussitôt la brioche et le croissant qu’il engouffra goulûment dans sa bouche sous les yeux ébahis de son ami.


Un taxi les conduisit de l’aéroport d’Heathrow jusqu’au centre de Londres.

Aux premières heures du matin, la traversée de Hyde Park était un enchantement, propre à faire oublier que l’on se trouvait au cœur d’une des plus grandes capitales d’Europe. Les troncs des arbres séculaires émergeaient d’un voile de brume qui recouvrait encore les immenses pelouses. Jonathan regarda par la fenêtre deux chevaux gris aux robes tachetées trotter en équipage sur le sable fraîchement lissé de l’allée cavalière. Ils franchirent les grilles de Prince Gâte. Il n’était pas encore 8 heures du matin, pourtant le rond-point de Marble Arch était déjà un enfer pour la circulation. Ils remontèrent Park Lane et le black cab les déposa enfin sous l’auvent de l’hôtel Dorchester, situé en bordure du parc dans le quartier cossu de Mayfair. Chacun prit possession de sa chambre. Peter rejoignit Jonathan dans la sienne. Il était en train de s’habiller et lui ouvrit la porte vêtu d’une chemise blanche et d’un caleçon à motifs écossais.