– C’est drôle ce que tu fais, dit Peter en mastiquant avec appétit.

– Qu’est-ce que je fais ?

– Tu ne cesses de desserrer ton nœud de cravate.

– Et alors ?

– Tu n’en portes pas !

Jonathan remarqua que sa main droite tremblait, il la cacha sous la table et fixa Peter.

– Tu crois à la destinée ?

– Cette entrecôte n’a aucune chance de s’en sortir, si c’est ce que tu veux savoir.

– Je te parle sérieusement !

– Sérieusement ?

Peter piqua un bout de pomme de terre qu’il sauça copieusement dans son assiette.

– Il y a un vol à 22 heures : si tu pars tout de suite, tu peux encore le prendre, poursuivit Peter en regardant au bout de sa fourchette l’immense bouchée de viande. Tu as une mine épouvantable.

Jonathan, qui n’avait toujours pas touché à son plat, arracha un petit bout de pain à la coupelle posée entre eux. Il écrasa la mie tiède entre ses doigts. Dans sa poitrine, son cœur continuait de battre la chamade.

– Je m’occuperai de la note d’hôtel, file !

La voix de Peter lui avait semblé soudain plus lointaine.

– Je ne me sens pas très bien, dit Jonathan qui tentait de recouvrer ses esprits.

– Épouse-la une bonne fois pour toutes, tu commences à me fatiguer avec ton Anna.

– Tu ne voudrais pas rentrer ce soir avec moi ?

Sur l’instant, Peter ne comprit pas l’appel à l’aide de son ami. Il se resservit un verre de vin.

– Je voulais profiter de ce dîner pour te parler des problèmes que j’ai en ce moment au bureau, je voulais réfléchir avec toi à la façon de réagir à ces articles qui m’attaquent gratuitement. Je voulais que tu te penches sur le contenu de mes prochaines ventes, mais je vais dîner en tête à tête avec cette entrecôte, c’est déjà ça. Je ne peux pas la laisser tomber elle aussi, cela nuirait à l’idée qu’on se fait des joyeuses soirées de célibataire.

Jonathan hésita, puis se leva et prit son portefeuille dans la poche de sa veste.

– Tu ne m’en veux pas ?

Peter retint son bras.

– N’y pense même pas. Tu ne peux pas payer un repas où tu n’étais pas présent. Je vais te poser une question très personnelle dont la réponse restera tout à fait entre nous ?

– Bien sûr, dit Jonathan.

Peter pointa d’un air circonspect le morceau de viande intact qui trônait au milieu de l’assiette de Jonathan.

– Tu n’y vois pas d’objection ?

Et avant que son ami ne réponde, il échangea les assiettes et enchaîna.

– Allez, file, et embrasse-la pour moi. Je te téléphonerai demain en arrivant. J’ai vraiment besoin que tu m’aides à redresser la barre, ça tangue au bureau.

Jonathan posa sa main sur l’épaule de son ami et la serra entre ses doigts, il y retrouva un peu de cet équilibre qui lui faisait défaut. Peter releva la tête et l’observa longuement.

– Tu es sûr que tu vas bien ?

– Oui, juste un coup de fatigue, ne t’inquiète pas, pour le reste tu peux compter sur moi.

Il fila vers la sortie. Les mille lumières de la devanture de l’hôtel l’aveuglèrent. Il fit un signe au chasseur. Avec son air ébloui et maladroit, Jonathan ressemblait à un joueur épuisé par la malchance. Un taxi avança sous l’auvent. Dès que la voiture eut démarré, il ouvrit sa fenêtre à la recherche d’un peu d’air.

– Mauvaise fortune ? demanda le chauffeur qui le scrutait dans son rétroviseur.

Jonathan le rassura d’un mouvement de tête. Il ferma les yeux et appuya sa nuque au dosseret de la banquette. Les lampadaires traçaient sous ses paupières closes un trait discontinu d’éclats faisant surgir de sa mémoire le souvenir du bout de carton qu’enfant il accrochait aux rayons de la roue avant de sa bicyclette. L’air s’était rafraîchi. Jonathan rouvrit les yeux. Un paysage de banlieue défilait par la fenêtre. Il se sentit vidé de toute envie.

– J’ai quitté l’autoroute, il y avait un accident, dit le chauffeur.

Jonathan fixa le regard de l’homme, qui se reflétait dans le miroir rectangulaire.

– Vous aviez l’air de bien dormir. Trop fêté ?

– Non, trop travaillé !

– Il faut bien se tuer à quelque chose !

– Dans combien de temps arrivons-nous ? demanda Jonathan.

– Plus très longtemps, j’espère. Le trajet est au forfait.

Au loin, les lumières orangées de la zone aéroportuaire se détachaient de la pénombre. Le taxi se rangea le long du trottoir réservé aux passagers de la Continental Airline. Jonathan acquitta sa course et sortit de la Ford blanche aux portières rouges. La voiture s’éloigna.

Au comptoir d’enregistrement, l’hôtesse lui indiqua que les quatre fauteuils de première étaient pris, la classe économique, quant à elle, était presque vide. Jonathan choisit un hublot. À cette heure avancée de la soirée, le flux de voyageurs se raréfiait, il passa le contrôle de sécurité rapidement et emprunta l’interminable couloir qui menait à la salle d’embarquement.

Un McDonnell Douglas aux couleurs de la Continental Airline s’arrima au bout de la passerelle. Le nez de l’appareil semblait effleurer la baie vitrée. Un petit garçon qui attendait en compagnie de sa mère fit un signe de la main aux pilotes perchés dans leur cabine. Le commandant de bord lui retourna son geste.

Quelques instants plus tard, un groupe d’une dizaine de voyageurs déboucha de la coursive pour disparaître un peu plus loin, avalé par un escalator. L’hôtesse qui refermait la porte derrière eux rassura les passagers. Le nettoyage de l’avion était déjà en cours et l’attente touchait à sa fin.

Quelques instants plus tard son talkie-walkie grésilla, elle accusa réception du message, se pencha sur le micro et annonça le début de la procédure d’embarquement.

L’avion émergea de l’épaisse couche de nuages, une lumière argentée illuminait la nuit. Jonathan inclina son fauteuil à la recherche d’un semblant de confort et tenta en vain de trouver le sommeil. Il colla son visage au hublot et contempla les crêtes cotonneuses qui glissaient sous les ailes.


*


À son retour, la maison était silencieuse. Jonathan traversa le palier et entra dans sa chambre. Le lit n’était pas défait, Anna devait être là-haut. Il se dirigea vers la salle de bains. Sous le jet de douche, l’eau puissante fouettait son visage avant de ruisseler sur son corps. Il se laissa faire longtemps. Puis il enfila un peignoir et monta vers le dernier étage. Il ouvrit la porte de l’atelier. Aucune lampe n’était allumée. La lune à travers la verrière suffisait à trahir la pénombre. Anna était assoupie sur une banquette. Il s’approcha d’elle sans faire de bruit, et resta debout à la regarder dormir. Il s’agenouilla et eut envie de lui caresser la joue. Elle eut un mouvement de recul dans son sommeil. Il étendit jusqu’aux épaules le châle gris qui recouvrait ses jambes et rebroussa chemin. Il se coucha seul au milieu du grand lit et se recroquevilla sous la couette. En écoutant la pluie qui frappait aux carreaux, il glissa dans un profond sommeil.


*


L’hiver s’installa sur Boston dans la neige. Les préparatifs de Noël paraient la vieille ville de lumières étincelantes. Entre deux voyages, Jonathan retrouvait Anna dans leur maison, où d’autres préparatifs l’attendaient.

Anna organisait leur mariage dans le moindre détail, choix du papier pour les invitations, parterres de fleurs dans l’église, succession des textes au cours de la messe, sélection des mets servis lors du cocktail qui précéderait le grand dîner, plans de tables qui se devaient de respecter sans aucune fausse note les hiérarchies complexes de la société bostonienne, audition des musiciens qui composeraient l’orchestre et sélection des morceaux qu’ils joueraient selon le moment de la soirée. Et Jonathan qui voulait aimer Anna s’investissait à ses côtés dans son envie frénétique que ce mariage soit le plus beau que la ville ait connu depuis des lustres. Tous leurs samedis étaient consacrés à une visite des magasins spécialisés, chaque dimanche à l’étude des catalogues et échantillons empruntés la veille. Il lui semblait, à la fin de certains week-ends, que les choix des nappes ou bouquets qui orneraient les tables de sa soirée de mariage ôteraient bien plus de beauté à la cérémonie qu’ils n’étaient supposés lui en apporter. Les semaines passaient et son enthousiasme diminuait.


*


Le printemps fut précoce, et les terrasses des restaurants du vieux port s’étendaient déjà jusqu’au marché à ciel ouvert. Anna et Jonathan, qui n’avaient pas cessé d’œuvrer depuis le matin, avaient pris place autour d’un copieux plat de crustacés. Anna sortit un cahier à spirale et le posa devant elle. Jonathan, le sourcil en éveil, la regardait en rayer les lignes de la dernière page non sans espérer que cela annonçait peut-être la fin tant attendue des préparatifs. Dans quatre semaines, à cette heure-ci de la journée leur union serait consacrée par les liens solennels du mariage.

– Trois week-ends de repos complet ne nous feront pas de mal si nous voulons être tout à fait conscients le jour J !

– Tu trouves ça drôle ? demanda Anna en mâchouillant son stylo.

– Je sais que c’est ton stylo préféré, tu as dû en user une bonne vingtaine ces derniers mois, mais tu devrais essayer les huîtres.

– Tu sais, Jonathan, je n’ai ni mère ni père pour m’aider à organiser cette cérémonie, et quand je te regarde, il y a des moments où j’ai vraiment l’impression de me marier toute seule !

– Anna, il y a des moments où j’ai l’impression que c’est avec les ronds de serviette que tu es en train de te marier !

Anna le fustigea du regard, elle reprit son cahier, se leva et quitta la terrasse du restaurant. Jonathan ne tenta pas de la retenir. Il attendit que les visages indiscrets de ses voisins se détournent pour reprendre tranquillement le cours de son repas. Il profita de cette fin d’après-midi de liberté pour arpenter les rayons d’une grande surface de disques et fit une halte dans un magasin où un pull épais et noir lui tendait les manches depuis la vitrine. Flânant dans les rues de la vieille ville, il essaya de joindre Peter sur son portable, mais il n’obtint que sa messagerie vocale. Il y laissa un message. Il s’arrêta un peu plus tard devant l’étal d’un fleuriste, composa un bouquet de roses pourpres et rentra chez lui à pied.