– Elle a lu ce document ?

– Non, pas encore, la traduction est arrivée chez moi, juste avant que je vienne te chercher.

– Peter, il faut que je te demande quelque chose.

– Je sais Jonathan, nous allons retirer le tableau de la vente.

Jonathan posa une main complice sur l’épaule de son meilleur ami. Quand il descendit de la voiture, Peter ouvrit la fenêtre et lui cria :

– Tu viendras quand même me voir sur mon île déserte ?

Jonathan lui fit un signe de la main.


11.

Quand Jonathan entra dans le Four Seasons, son cœur tambourinait d’impatience. Il chercha Clara et s’approcha de l’accueil. Le concierge appela la chambre mais personne ne répondait. Un attroupement s’était formé à l’entrée du bar. Jonathan supposa que la retransmission d’un match de baseball devait attirer plus de monde que l’endroit ne pouvait en contenir. Puis, il entendit une sirène dans son dos. Une ambulance s’approchait. Il avança vers la foule et se fraya un chemin. Clara était allongée, inerte au pied du comptoir, le barman l’éventait avec une serviette.

– Je ne sais pas ce qu’elle a ! répétait-il paniqué.

Clara avait bu un verre de vin et, quelques minutes plus tard, elle s’était effondrée. Jonathan s’agenouilla et prit la main de Clara dans la sienne. Sa longue chevelure était répandue de chaque côté de son visage. Elle avait les yeux clos, le teint pâle, un filet de sang rouge fuyait de sa bouche. Le vin qui s’épanchait du verre brisé se mélangeait au sang de Clara, dessinant sur le sol en marbre un ruisseau carmin.

Les urgentistes arrivèrent devant les portes de l’hôtel, traînant derrière eux une civière dans le hall. Une femme aux cheveux blancs, qui sortait de derrière une colonne, leur céda civilement le passage.

Jonathan prit place à bord de l’ambulance. Les gyrophares du fourgon se réfléchissaient dans les vitrines des rues étroites. Le chauffeur espérait qu’ils seraient à l’hôpital dans dix minutes à peine. Clara n’avait toujours pas repris connaissance.

– La tension baisse, dit l’un des secouristes.

Jonathan se pencha sur elle.

– Je t’en supplie, ne me fais pas ça, murmura-t-il en la serrant dans ses bras.

Le médecin le repoussa pour implanter une perfusion dans le bras de Clara. La solution saline pénétra la veine, elle remonta vers le cœur qui s’accéléra à nouveau. Le niveau du tensiomètre grimpait de quelques degrés. Satisfait, le réanimateur posa sur l’épaule de Jonathan une main qui se voulait rassurante. À ce moment, il ignorait que le liquide entraînait dans son sillage des milliers de molécules étrangères qui ne tarderaient pas à s’attaquer aux cellules du corps qu’elles venaient d’envahir. Jonathan caressait le visage de Clara ; quand son doigt passa sur sa joue, elle sembla lui sourire. Dès que le véhicule s’immobilisa dans le sas des urgences, les brancardiers posèrent Clara sur un lit roulant. Une course folle s’engagea dans les couloirs. Les néons qui défilaient au-dessus de sa tête faisaient ciller ses paupières closes. Jonathan lui tint la main jusqu’à la porte de la salle d’examens. Peter qu’il avait appelé à son secours l’avait immédiatement rejoint, il avait pris place sur l’une des banquettes désertes qui bordaient le long corridor où Jonathan faisait les cent pas.

– Ne t’inquiète pas comme ça, dit Peter, c’est juste un petit malaise. La fatigue du voyage, les émotions de ces derniers jours, celle de te retrouver. Tu aurais dû la voir quand nous sommes arrivés à l’aéroport. Si je ne l’avais pas retenue, elle aurait ouvert elle-même la porte de la cabine, l’avion n’était pas encore à l’arrêt ! Ah, tu vois, tu as encore souri ! Tu devrais me fréquenter plus souvent, il n’y a que moi qui arrive à te détendre. J’ai cru qu’elle allait arracher son passeport des mains du douanier quand il lui a demandé quelle était la durée de son séjour.

Mais Jonathan, qui arpentait le couloir, devinait l’inquiétude de son ami dans ses excès de mots. Deux heures plus tard, un médecin se présenta devant eux.

Le Pr Alfred Moore, que Peter avait fait appeler, ne comprenait pas le cas qui lui était soumis. Les comptes rendus d’examens qu’il lisait défiaient toute logique. L’organisme de Clara s’était soudainement mis à fabriquer une véritable armée d’anticorps qui s’attaquaient aux cellules de son propre sang. La vitesse à laquelle les globules blancs détruisaient les rouges était impressionnante. À ce rythme-là, les parois de son système sanguin ne tarderaient pas à se déliter.

– Combien de temps avons-nous pour la sauver ? demanda Jonathan.

Moore était pessimiste. Quelques hémorragies sous-cutanées avaient déjà fait leur apparition, les organes internes ne tarderaient pas à saigner à leur tour. Demain au plus tard, les veines et les artères commenceraient à se déchirer une à une.

– Mais il y a bien un traitement ? Il y en a toujours un ! Nous sommes au XXIe siècle nom de Dieu, la médecine n’est plus impuissante ! s’emporta Peter.

Moore le regarda désolé.

– Revenez nous voir d’ici deux ou trois siècles, vous aurez sûrement raison. Monsieur Gwel, pour pouvoir soigner cette jeune femme, il faudrait que nous connaissions l’origine de son mal. La seule chose que je puisse faire pour l’instant c’est de la perfuser avec des coagulants et tenter de retarder l’échéance, mais hélas guère plus de vingt-quatre heures.

Moore s’excusa sincèrement et tourna les talons. Jonathan le rattrapa dans le couloir. Il lui demanda s’il y avait une infime possibilité que Clara ait été empoisonnée.

– Vous suspectez quelqu’un ? demanda Moore circonspect.

– Répondez à ma question, insista Jonathan.

– Les recherches de toxines n’ont rien donné. Je peux les faire approfondir si vous avez de bonnes raisons de croire à cette hypothèse.

Le Pr Moore était dubitatif. Il expliqua à Jonathan que si poison il y avait, il altérait les globules blancs de Clara afin que ces derniers considèrent les plaquettes et les globules rouges de son propre sang comme des corps étrangers.

– Ce n’est que dans ce cas que les défenses naturelles de son organisme entameraient le processus d’autodestruction auquel nous assistons, conclut-il.

– Mais cela est techniquement envisageable ? demanda Jonathan.

– Disons que ce n’est pas totalement impossible, nous serions alors en présence d’une toxine fabriquée sur mesure. Pour mettre au point un tel produit, il serait nécessaire de connaître au préalable la formule sanguine précise de la victime.

– Et peut-on laver ou changer son sang ? demanda Jonathan suppliant.

Le professeur Moore sourit tristement.

– Il faudrait que nous disposions d’une quantité bien trop importante…

Jonathan l’interrompit et lui proposa aussitôt de donner le sien, il ajouta qu’il était A positif.

– Elle est de rhésus négatif et d’un autre groupe, si l’un de vous deux transfusait son sang à l’autre, il le tuerait sur-le-champ.

Moore ajouta qu’il compatissait sincèrement, mais ce que proposait Jonathan était irréalisable. Il promit de contacter le laboratoire de sérologie pour approfondir la recherche d’une éventuelle toxine.

– Pour ne rien vous cacher, ajouta Moore, ce serait notre seul espoir, certains poisons ont un antidote.

Sans oser le dire, le médecin se préparait au pire, le temps ne jouait pas en leur faveur. Jonathan le remercia et courut rejoindre Peter. Il le supplia de ne lui poser aucune question et de rester en permanence auprès de Clara. Il serait de retour dans quelques heures. Si son état s’aggravait sensiblement Peter le joindrait sur son portable.


Il emprunta le pont et brûla tous les feux sur Camden Avenue. Il abandonna sa voiture le long du trottoir et se précipita vers le n° 27. Un homme sortait de l’immeuble en compagnie de son chien, Jonathan en profita pour s’engouffrer dans le hall et entra dans la cabine d’ascenseur. Il tambourina à la porte au fond du couloir. Quand Alice lui ouvrit, il la saisit à la gorge et la repoussa au fond du salon. La femme aux cheveux blancs trébucha sur un guéridon et entraîna Jonathan dans sa chute. Elle eut beau se débattre de toutes ses forces, elle ne pouvait résister à l’emprise de Jonathan qui l’étouffait de ses deux mains. Elle chercha de l’air en vain et un voile rouge vint obscurcir son champ de vision. Sentant qu’elle perdait connaissance, elle eut à peine la force de murmurer qu’elle disposait d’un antidote. L’étreinte se relâcha et l’air entra dans ses poumons.

– Où ? hurla Jonathan qui la retenait toujours à terre.

– Je n’ai vraiment pas peur de la mort et vous savez très bien pourquoi, alors si vous voulez sauver votre Clara, il va falloir changer d’attitude.

Jonathan lut dans son regard que, cette fois, elle ne mentait pas. Il la libéra.

– Je vous attendais, mais pas si tôt, dit-elle en se relevant.

– Pourquoi avez-vous fait ça ?

– Parce que je suis têtue ! dit Alice en se frottant les coudes. Clara doit payer pour ce qu’elle a fait.

– Vous avez menti, Clara n’était pas la fille aînée de Sir Langton.

– C’est exact. Ce qui la rend encore plus coupable à mes yeux. Après la mort de son père, mon mari l’avait officiellement adoptée. Il l’aimait comme sa propre enfant, il était son bienfaiteur et en volant ce tableau, elle l’a trahi.

– Langton a assassiné Vladimir ! cria Jonathan.

– Non, ça ce n’était pas lui, dit Alice Walton d’un ton satisfait. Mon mari n’était qu’un pauvre joueur criblé de dettes, il fallait bien que quelqu’un corrige ses faiblesses et nous sauve de la faillite. L’initiative était de moi, lui l’a toujours ignorée.

– Mais Clara l’a su, elle avait retrouvé le journal de Vladimir. Elle n’a pas trahi votre mari, elle ne s’est même pas vengée, elle s’est contentée d’exaucer la dernière volonté de son père. Nous vous avons empêchée de vendre le tableau que vous lui voliez.