*


L’hôtesse distribua dans la cabine les formulaires d’immigration.

– Vous ne vouliez pas que Jonathan nous rejoigne dans le fourgon ? demanda Peter.

– J’étais prête à l’attendre dix ans, je vais essayer de résister le temps de passer par ma chambre. Vous avez vu la tête que j’ai !


*


Grâce à l’escorte de police, il leur fallut à peine vingt minutes pour rejoindre la ville. Dès que le dernier tableau fut enfermé dans la salle des coffres, Clara sauta dans un taxi pour gagner son hôtel. Peter en prit un autre pour aller déposer sa valise et récupérer sa vieille Jaguar. À sa demande, Jenkins l’avait fait conduire de l’aéroport par le voiturier de la résidence.

Il appela en chemin le correspondant auquel il avait confié la traduction du cahier de Vladimir. Celui-ci avait passé la nuit et la journée sur le manuscrit. Il venait de lui transmettre par courrier électronique la première partie du texte qu’il avait retranscrite. Pour le reste du document, qui n’était composé que de formules chimiques, il faudrait faire appel à un autre genre d’interprète. Peter le remercia sincèrement. Le taxi arrivait à la résidence. Il traversa le hall en courant, et tant pis pour le regard de son concierge s’il trépignait d’impatience dans la cabine d’ascenseur. Dès qu’il arriva dans son appartement, il alluma son écran d’ordinateur et imprima aussitôt le document.

Peter redescendit dix minutes plus tard, il avait à peine eu le temps de se doucher et d’enfiler une chemise propre. Jenkins l’attendait sur le perron, il déplia son grand parapluie siglé et protégea Peter de la fine pluie qui tombait sur la ville.

– J’ai fait demander votre automobile, déclara M. Jenkins, en fixant l’horizon bouché

– Fâcheux temps, n’est-ce pas ? dit Peter.

Les gros phares ronds du coupé Jaguar XK 140 jaillirent de la bouche du parking. Peter avança vers sa voiture, il s’arrêta à mi-chemin, et retourna sur ses pas et serra Jenkins dans ses bras.

– Au fait, vous êtes marié, Jenkins ?

– Non, monsieur, je suis célibataire, hélas, répondit le concierge.

En route, Peter appela Jonathan et s’approcha du micro fiché dans le pare-soleil pour hurler :

– Je sais parfaitement que tu es là ! Tu n’as pas idée de ce que ton filtrage peut m’agacer. Quoi que tu sois en train de faire, il te reste dix minutes, j’arrive !


*


Le coupé se rangea le long du trottoir, Jonathan grimpa à bord et Peter redémarra aussitôt.

– Je veux que tu me racontes tout, dit Jonathan.

Peter lui fit le récit de son incroyable découverte de la nuit. Vladimir avait appliqué un vernis dont seul le spectre d’une lumière particulière projetée à la verticale de la toile pouvait contrarier les effets. Reproduire les conditions exactes dans lesquelles le phénomène s’observait serait complexe, mais avec l’aide d’ordinateurs ils finiraient par y arriver.

– Le visage ressemblait vraiment à celui de Clara ? demanda Jonathan.

– À ce niveau de précision, crois-moi, c’est bien plus troublant qu’une simple ressemblance !

Et quand Jonathan s’inquiéta de savoir si Peter pensait vraiment pouvoir lui faire partager un jour ce qu’il avait eu le privilège de voir cette nuit-là, son ami le rassura. Les chimistes finiraient bien par décrypter les formules du peintre et, même si cela devrait prendre du temps, la toile retrouverait un jour son état original.

– Crois-tu que c’est ce qu’il aurait voulu ? Radskin avait bien une raison de cacher sa signature.

– Une très bonne raison, affirma Peter. Tiens, voici la transcription de son journal intime, cela va te passionner.

Peter prit les documents sur la banquette arrière et les tendit à son ami. L’interprète avait joint à sa traduction les photocopies des feuillets originaux. Jonathan effleura du doigt l’écriture manuscrite de Vladimir et commença la lecture.


Clara,

Notre vie n’aura guère été facile depuis la mort de ta mère. Je me souviens de cette fuite où tous deux nous traversions à pied les plaines de Russie. Je te portais sur mes épaules, il me suffisait de sentir tes petites mains accrochées dans mes cheveux pour ne jamais abandonner. Je pensais nous sauver en nous conduisant en Angleterre, mais la misère nous attendait patiemment à Londres. Quand dans la rue je dessinais les passants, je t’abandonnais aux nourrices d’un jour. Pour te garder, elles me prenaient le gain des rares esquisses que j’avais réussi à vendre. J’ai bien cru que Sir Edward serait notre sauveur. Me pardonneras-tu un jour cette naïveté qui nous aura séparés l’un de l’autre dès nos premiers jours ici ? En te choyant comme sa propre fille, il gagnait et trahissait à la fois ma confiance. Tu n’avais que trois ans quand il m’a arraché à toi. J’emporte avec moi le parfum d’enfance de ce dernier baiser que tu as posé sur mon front il y a si longtemps. La maladie m’avait gagné et profitant de ma faiblesse, Langton m’a fait transporter dans ce réduit d’où je t’écris. Voilà maintenant six ans que je ne suis plus sorti de cette cellule ; autant de temps sans pouvoir te prendre dans mes bras, voir la lumière qui brille dans tes yeux. Tu portes en eux la vie qui habitait si bien ta mère.

En échange des peintures que je lui fournis, Langton s’occupe de toi, te nourrit et t’élève. Le cocher me rend souvent visite et me donne de tes nouvelles.

Parfois, il nous arrive de rire ensemble, il me raconte tes exploits et me dit que tu es bien plus débrouillarde que la propre fille de Langton. Les jours où tu joues dans la cour, il m’aide à me rendre jusqu’à la petite fenêtre sous les combles. D’ici, j’entends ta voix et tant pis si mes os me tiraillent de douleur, c’est là ma seule liberté de te voir encore grandir. L’ombre de ce vieil homme que tu aperçois sous la toiture et qui te fait désormais si peur, c’est celle de ton vrai père. Quand le cocher me quitte, il se voûte, portant sur ses épaules le fardeau de son silence et de sa honte. Les couleurs du courage l’ont abandonné depuis que son cheval est mort. Je lui avais peint un tableau, mais Langton le lui a confisqué.

Clara, je n’ai plus de forces. Mon ami le cocher est venu me dire une conversation qu’il a surprise. Le jeu a entraîné Langton dans de grandes difficultés financières et son épouse lui a fait valoir qu’après ma mort, mes toiles prendraient de la valeur et les sauveraient de la ruine. Depuis quelques jours, mes entrailles me font terriblement souffrir et je crains bien qu’il n’ait cédé à la tentation du pire. Ma petite fille, si tu n’existais pas, si tes rires au-dehors n’étaient pas mes plus beaux éclats de vie, je t’avouerais accueillir la mort comme une délivrance. Mais je ne peux pas partir l’esprit en paix sans m’assurer d’avoir su à ma manière te laisser un souvenir unique.

C’est là ma dernière peinture, mon chef-d’œuvre puisque c’est toi mon enfant, que je peins. Tu n’as que neuf ans mais tu portes déjà aujourd’hui les traits de ta mère. Pour que Langton ne puisse te déposséder de ce tableau, j’ai caché ton visage et dissimulé ma signature, à l’abri d’un vernis dont je suis seul à connaître la formule.

Tu vois, toutes ces années d’adolescence à Saint-Pétersbourg où je m’ennuyais tant sur les bancs de l’école de chimie auront fini par m’être utiles. Le jour de tes seize ans, le cocher m’a fait le serment de te remettre ce cahier que je lui confie. Il te conduira chez des amis russes qui en assureront pour toi la traduction. Il te suffira de faire exécuter la formule que j’ai retranscrite dans les pages qui suivent pour savoir comment ôter ce vernis que j’ai appliqué. En révélant la toile et avec l’aide de ce cahier tu pourras prouver que ce tableau est à toi. C’est mon unique héritage, ma petite fille, mais c’est celui d’un père qui, si près et si loin de toi à la fois, n’a jamais cessé de t’aimer. On dit que le sentiment sincère ne meurt pas, je continuerai de t’aimer bien après ma mort.

J’aurais voulu te voir grandir, te voir devenir femme. Si je n’avais droit qu’à un seul espoir, ma seule ambition de père serait que la vie te permette d’aller jusqu’au bout de tes rêves. Accomplis-les Clara, n’aie jamais peur d’aimer. Moi, je t’aime comme j’ai aimé ta mère et l’aimerai jusqu’à mon dernier souffle.

Ce tableau est tien, à toi, ma Clara, ma fille.

Vladimir Radskin, 18 juin 1867.


Jonathan replia les feuillets. Il ne put dire le moindre mot à son ami.


*


Clara sortit du bain et entoura sa taille d’une serviette. Elle regarda sa tête dans le miroir au-dessus des vasques et grimaça. Sa valise était ouverte sur le lit et ses affaires dispersées jusque sur le canapé. Tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une robe se balançait à des cintres suspendus à l’abat-jour de la lampe en pied, à la tête de la buse anti-incendie et à chaque poignée de placard. Près de la fenêtre, d’autres vêtements reposaient en boule au pied du gros fauteuil. Le jean avait encore toutes ses chances, à condition que la chemise d’homme qu’elle essayait veuille bien descendre suffisamment sur ses hanches.

Elle abandonna sa chambre au désordre. Elle referma la porte et accrocha à la poignée le petit panneau « Ne pas déranger ». L’ascenseur s’ouvrit sur le hall, Clara regarda sa montre, il était huit heures moins dix. En attendant Jonathan, elle eut envie d’aller se désaltérer. Un verre de vin l’apaiserait. Elle entra dans le bar de l’hôtel et s’installa au comptoir.


La vieille Jaguar remontait vers le centre de la ville. Quand ils arrivèrent au pied de l’hôtel où Clara était descendue, Jonathan se tourna vers Peter.