– Et vous l’avez crue ?

– Si vous aviez fait les cauchemars que nous avons vécus éveillés, monsieur Gardner, vous l’auriez crue vous aussi !

Quand le laboratoire fut fermé, la fiancée de M. O’Malley en était à sa troisième crise de colères incontrôlables. Elle mit fin à ses jours à l’âge de vingt-trois ans. Le jeune homme qu’il était alors s’exila au Canada. Vingt ans plus tard, il revint à Yale se faire embaucher comme homme d’entretien. Il avait tant changé que personne ne le reconnut.

– Et personne n’a jamais eu la moindre idée de ce qui est arrivé à ce Jonas ? demanda Jonathan.

– La vieille l’a tué.

– Comment en êtes-vous si certain ?

– Il avait rêvé quelque chose lui aussi. Le matin de sa disparition, il avait annoncé qu’il abandonnait le département. Il partait de toute urgence à Londres.

– Et vous n’avez rien dit à la police !

– Si je leur avais raconté ce que je viens de vous dire, vous pensez qu’on m’aurait cru, ou enfermé dans un asile ?

O’Malley raccompagna Jonathan jusqu’à sa voiture garée sur le parking du campus. Quand Jonathan lui demanda pourquoi il avait choisi de revenir ici, O’Malley haussa les épaules.

– C’est l’endroit où je me sens le plus près d’elle, les lieux aussi ont une mémoire, monsieur Gardner.

Au moment où Jonathan allait démarrer, O’Malley se pencha à sa portière.

– La vieille s’appelait Alice Walton !


10.

Peter était littéralement fasciné par la technique de Radskin. Le rai de lumière qui se reflétait sur la branche majeure du peuplier avant de traverser la petite fenêtre à droite du tableau était peint avec une efficience remarquable. La teinte argentée qu’il prenait en caressant le plancher aux pieds de la jeune femme à la robe rouge était identique à celle dont la lune teintait ce soir le petit bureau. Plusieurs fois, Peter s’était amusé à éteindre la lumière pour constater cet effet, saisissant de vérité. Il avança jusqu’à la fenêtre et regarda le grand arbre, puis le tableau.

– Où était la chambre de Vladimir ? demanda-t-il à Clara.

– Juste au-dessus, vous y avez posé vos bagages, vous dormirez dans son lit cette nuit.

Il était tard, et Clara prit congé de son invité. Peter voulait rester encore quelque temps auprès du tableau, elle lui demanda s’il n’avait besoin de rien et il la rassura : il disposait d’une arme infaillible contre le décalage horaire sous la forme d’une petite pilule aux effets épatants.

– Merci, Peter, dit Clara au pas de la porte de la bibliothèque.

– De quoi ?

– D’être là !

Et quand Peter se retourna, Clara était déjà partie.

Allongé dans son lit, Peter tempêtait contre Jenkins. L’imbécile avait confondu un antibiotique avec un somnifère. On ne pouvait plus compter sur personne ! S’il était déjà onze heures en Angleterre, ce qui restait pour lui une heure précoce, le soleil n’était pas encore couché à Boston. Incapable de trouver le sommeil, Peter se leva, prit ses dossiers dans sa valise et les emporta sur son lit. Comme il faisait bien trop chaud à son goût dans la pièce, il se releva aussitôt et alla rouvrir la fenêtre. Il inspira une grande bouffée d’air frais et regarda émerveillé la robe argentée dont la lune presque pleine habillait le peuplier. Saisi d’un doute, il enfila une robe de chambre et redescendit dans le bureau. Après avoir regardé attentivement le tableau, il retourna à la fenêtre de sa chambre. La branche majeure s’étendait bien au-dessus de sa tête, à hauteur de la toiture. Et comme les arbres grandissent en hissant leur cime vers le ciel, Peter supposa que Vladimir avait dû peindre son tableau depuis les combles. Il se promit d’en parler dès le lendemain à Clara. L’impatience se faisait complice de son insomnie, aussi quand il entendit les marches craquer sous les pas de son hôtesse, il entrebâilla la porte de sa chambre et l’appela dans l’escalier.

– J’allais chercher de l’eau, vous en voulez ? demanda Clara depuis l’escalier.

– Je n’en bois jamais, ça me fait rouiller ! répondit Peter en avançant sur le palier.

Il rejoignit Clara et lui demanda de le suivre dans le bureau.

– Je connais ce tableau par cœur ! dit-elle.

– Je n’en doute pas, mais suivez-moi quand même, insista Peter.

Après un court passage dans la cuisine, Peter guida Clara jusqu’à la fenêtre de sa chambre.

– Voilà, constatez par vous-même ! Je vous garantis que Vladimir travaillait depuis l’étage supérieur !

– C’est impossible, il était très affaibli à la fin de sa vie, et il devait rassembler toutes ses forces pour se tenir devant la toile. Il est déjà périlleux pour quelqu’un de vaillant d’emprunter les marches qui conduisent vers les combles. Aucune personne dans son état ne se serait aventurée là-haut.

– Périlleux ou pas, je vous dis que cette fenêtre n’est pas celle que je vois dans le tableau, ici elle est beaucoup plus grande, la perspective n’est pas la même et la branche principale règne à la hauteur du toit, pas à celle de ma chambre !

Clara fit remarquer à Peter qu’en un siècle et demi le peuplier avait poussé et que l’imagination fait aussi partie des dons d’un peintre. Sur ces derniers mots, elle se retira dans ses appartements.

Peter se recoucha de mauvaise humeur. Au milieu de la nuit, il ralluma sa lumière et retourna à la fenêtre. Si Vladimir avait été capable de reproduire de manière si experte les reflets de la pleine lune sur l’arbre tels qu’il les voyait depuis sa fenêtre, pourquoi se serait-il embarrassé à en déplacer le tronc ?

Il usa du reste de son insomnie pour tenter de trouver une réponse. À l’aube, il était toujours assis sur son lit, et relisait encore le dossier de la prestigieuse vente qu’il ne désespérait pas tout à fait de tenir dans deux semaines. Dorothy arriva à 6 h 30 et Peter descendit aussitôt prendre un café dans la cuisine.

– Il fait un froid de loup ici, dit Peter en se frottant les mains près de la cheminée de la cuisine.

– C’est une vieille demeure, répondit Dorothy en lui dressant un couvert de petit déjeuner sur la grande table en bois.

– Vous travaillez ici depuis longtemps, Dorothy ?

– J’avais seize ans quand je suis entrée au service de Madame.

– Madame qui ? demanda Peter en remplissant son bol.

– La grand-mère de Mademoiselle.

– Elle vivait là ?

– Non, Madame ne venait jamais ici, j’habitais seule.

– Et vous n’aviez pas peur des fantômes, Dorothy ? dit Peter en la taquinant.

– À l’image des humains, monsieur, ils sont, selon leurs manières, de bonne ou mauvaise compagnie.

Peter hocha de la tête en beurrant sa tartine.

– Le manoir a beaucoup changé depuis cette époque ?

– Nous n’avions pas le téléphone, c’est à peu près tout. Mademoiselle a modifié la décoration de quelques pièces.

Dorothy s’excusa, elle avait du travail, elle laissa Peter finir son petit déjeuner. Il feuilleta le journal, rangea son bol dans l’évier, et décida d’aller chercher ses dossiers dans sa chambre. La journée s’annonçait belle, il travaillerait dehors en attendant que Clara descende. En remontant dans sa chambre, Peter s’arrêta au milieu de l’escalier devant une gravure encadrée qui représentait le manoir. Elle était datée de 1879. Il se pencha pour l’étudier. Perplexe, il redescendit les marches, sortit et traversa la cour. Il s’arrêta au pied du grand peuplier et regarda attentivement la toiture de la maison. Puis il rebroussa chemin, retourna dans l’escalier et décrocha l’estampe qu’il emporta sous son bras.

– Clara, Clara, venez voir !

Peter hurlait au beau milieu de la cour. Dorothy sortit en colère de la cuisine.

– Mademoiselle se repose, monsieur, faites moins de bruit, je vous en prie !

– Allez la réveiller ! Dites-lui que c’est important !

– Pourrais-je savoir ce que Monsieur a trouvé d’important au milieu de la cour qui justifie que je réveille Mademoiselle qui a bien besoin de sommeil après les terribles nuits qu’elle a passées par la faute de l’ami de Monsieur ?

– Vous avez réussi à dire tout ça sans reprendre votre respiration, Dorothy ? Vous m’impressionnez ! Dépêchez-vous, ou je vais la chercher moi-même dans sa chambre.

Dorothy partit en levant les bras au ciel, murmurant que ces Américains n’avaient décidément pas de manières ! Clara, en robe de chambre, rejoignit Peter qui faisait les cent pas autour de l’arbre. Elle jeta un œil à la gravure qu’il avait posée au pied du tronc.

– Elle n’était pas accrochée là hier si j’ai bonne mémoire ? dit-elle en saluant Peter.

Peter se baissa et présenta le cadre à Clara.

– Regardez !

– C’est le manoir, Peter !

– Combien comptez-vous de lucarnes dans la toiture ? demanda-t-il d’un ton exaspéré.

– Six, répondit Clara.

Il la prit par l’épaule et lui fit exécuter un demi-tour.

– Et maintenant, combien en comptez-vous ?

– Cinq, murmura Clara.

Peter la prit par le bras et l’entraîna à l’intérieur de la maison. Ils gravirent les marches quatre à quatre et Dorothy, qui n’aimait guère la tenue que portait Mlle Clara en compagnie de Peter, sortit de sa cuisine pour les suivre jusque sous les combles.


*


Jonathan griffonna un mot. Il informait Anna qu’il passait la journée au musée et dînerait avec le conservateur. Il serait de retour vers dix heures ce soir. Il haïssait de devoir l’informer de son emploi du temps. Il arracha la feuille au bloc-notes et la confia à la coccinelle aimantée sur la porte du réfrigérateur. Puis il sortit et remonta le trottoir sur sa droite. Il s’installa au volant de sa voiture et attendit patiemment.