– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda Jonathan à l’homme du service d’entretien qui le guidait au travers du campus.

– Depuis que j’ai seize ans, et j’aurais dû prendre ma retraite il y a cinq ans, alors je suppose que oui, répondit M. O’Malley.

Il désigna une imposante masure en briques rouges et immobilisa la voiturette électrique au bas des marches du perron.

– C’était ici, dit l’homme en invitant Jonathan à le suivre.

O’Malley chercha la bonne clé dans un trousseau qui en comptait probablement une bonne centaine. Après avoir hésité quelques instants, il en introduisit une à long panneton dans la serrure piquée de rouille.

La grande porte qui ouvrait sur le hall du bâtiment 625 grinça sur ses gonds.

– Personne n’est venu ici depuis quarante ans, regardez-moi ce bazar ! dit O’Malley.

Aux yeux de Jonathan, hormis l’épaisse couche de poussière qui recouvrait parquets et mobiliers, les lieux étaient plutôt bien conservés. O’Malley lui fit visiter le laboratoire. La vaste pièce comptait dix paillasses en carrelage blanc, toutes recouvertes d’éprouvettes et d’alambics.

– Il paraît qu’ils travaillaient sur des problèmes de mathématiques expérimentales, moi j’ai dit aux inspecteurs qu’ils bricolaient surtout des formules chimiques ici.

– Quels inspecteurs ? demanda Jonathan.

– Vous n’êtes pas au courant ? Je croyais que vous étiez ici pour ça. Tout le monde connaît l’histoire dans la région.

En remontant le couloir qui conduisait à la salle des professeurs, O’Malley raconta à Jonathan ce qui avait conduit à la fermeture précipitée de l’ancien département de sciences avancées, comme on l’appelait ici. Très peu d’étudiants étaient admis dans cette section. La plupart de ceux qui se présentaient étaient refusés à l’examen d’entrée.

– Non seulement il fallait être un crack dans toutes les matières scientifiques, mais il fallait aussi être un prodige en philosophie. Et puis, avant l’admission, il y avait un entretien sous hypnose avec la directrice de recherche. C’est elle qui éliminait tout le monde. Personne ne trouvait grâce à ses yeux. Elle était bizarre, cette femme. Elle a travaillé dix ans dans ces murs et personne au cours de l’enquête ne se souvenait de l’avoir croisée sur le campus. À part moi bien sûr, mais moi je connais tout le monde ici.

– Vous ne m’avez toujours pas dit sur quoi portait cette enquête.

– Il y a quarante ans, un étudiant a disparu.

– Disparu où ? demanda Jonathan.

– Ben, c’est un peu tout le problème, monsieur. Si vous savez où vos clés ont disparu, elles n’ont plus disparu ! Non ?

– Quelles ont été les conclusions de la police ?

– Qu’il avait fait une fugue, mais moi je n’y crois pas.

– Pourquoi ?

– Parce que je sais que c’est dans le labo qu’il s’est volatilisé.

– Il a peut-être échappé à votre vigilance, vous n’aviez pas les yeux partout au même moment.

– À l’époque, poursuivit O’Malley, je faisais partie de l’équipe de sécurité. En ces temps-là, « sécurité » était un bien grand mot. Notre boulot consistait à empêcher les garçons d’aller la nuit fricoter du côté des dortoirs des filles… et réciproquement.

– Et le jour ?

– Comme tous les gardiens de nuit, nous dormions le jour ; enfin, mes deux collègues roupillaient, moi pas. Je ne dors jamais plus de quatre heures, il paraît que c’est génétique, c’est pour ça d’ailleurs que ma femme m’a quitté. Alors cet après-midi-là, moi j’entretenais la pelouse. Et le jeune Jonas, je l’ai vu entrer dans le bâtiment et il n’en est jamais ressorti.

– Et la police ne vous a pas cru ?

– Ils ont sondé les murs, ils ont ratissé le parc, ils ont interrogé la vieille, que vouliez-vous qu’ils fassent de plus ? Et puis je buvais un peu à l’époque, alors vous savez, la fiabilité et la couperose ne font pas bon ménage chez un témoin.

– Qui est la vieille dont vous parlez ?

– C’était la directrice, suivez-moi.

O’Malley chercha une nouvelle clé dans son trousseau, il ouvrit la porte d’un bureau et précéda Jonathan. Les petits carreaux des deux fenêtres étaient si sales que la lumière entrait à peine dans la pièce. Un pupitre en bois recouvert d’une épaisse couche grise avait été repoussé contre un mur. Une chaise était abandonnée à la renverse dans un angle à côté d’un portemanteau tout de guingois. En face, un vieux caisson à tiroirs avait tout aussi mauvaise mine.

– Je ne sais pas pourquoi ils appelaient ça la salle des professeurs, il n’y avait qu’elle qui enseignait ici, dit O’Malley.

Il s’approcha des rayonnages qui recouvraient l’un des murs et fouilla dans une pile de vieux journaux jaunis.

– Tenez, c’est elle, la vieille ! ajouta le gardien en montrant à Jonathan la photo sur la première page.

La femme qui se tenait debout entourée de ses quatre élèves ne devait pas avoir plus de trente ans.

– Pourquoi l’appelez-vous la vieille ? demanda Jonathan en regardant le cliché.

– Parce qu’à cette époque, je n’avais que vingt ans, bougonna O’Malley en donnant du pied dans la poussière.

Jonathan s’approcha de la fenêtre pour mieux détailler la photographie jaunie. Le visage de la jeune femme ne lui disait rien, mais sa main attira son attention, elle portait à l’annulaire un diamant impressionnant.

– C’est celui-là, Jonas ? demanda Jonathan en pointant le jeune homme à la droite du cadre.

– Comment le savez-vous ? demanda O’Malley étonné.

– Je n’en savais rien, répondit l’expert.

Il plia la feuille du journal du campus et la rangea dans sa poche. Sur la photo, le jeune homme qui avait mis ses mains dans son dos plissait les yeux, peut-être simplement à cause du flash.

– Quand vous ne l’appeliez pas « la vieille », quel nom utilisiez-vous ?

– On ne l’a jamais appelée autrement.

– Quand elle vous parlait, vous ne lui répondiez pas en l’appelant « la vieille » ? insista Jonathan.

– Elle ne nous adressait pas la parole, et nous n’avions rien à lui dire.

– Pourquoi la haïssez-vous autant, monsieur O’Malley ?

Le vieux gardien se retourna vers Jonathan.

– Pourquoi êtes-vous venu ici, monsieur Gardner ? Toutes ces choses sont anciennes et ce n’est pas bon de remuer le passé. J’ai du travail à faire, nous devrions partir d’ici.

Jonathan agrippa O’Malley par le bras.

– Puisque vous parlez de passé, je suis prisonnier d’une époque que je ne connais pas, et j’ai très peu de temps pour découvrir ce qui s’y cache. L’ami d’un ami disait qu’il suffit d’un minuscule indice pour remonter le fil d’un événement. Je cherche cette petite pièce de puzzle qui me permettrait d’en reconstituer l’image. J’ai besoin de vous, monsieur O’Malley.

Le gardien fixa Jonathan, il inspira profondément.

– Ils ont pratiqué des expériences ici. C’est pour cela que le bâtiment a été fermé, pour éviter le scandale après la disparition de Jonas.

– Quel genre d’expériences ?

– Ces élèves avaient été sélectionnés parce qu’ils faisaient des cauchemars. Je sais que cela peut paraître absurde mais c’est la vérité.

– Quel genre de cauchemars, O’Malley ?

L’homme fronça les sourcils. Répondre à la question semblait lui peser terriblement. Jonathan posa sa main sur son épaule.

– L’impression de revivre des événements qui appartenaient à d’autres époques ? C’est ça ?

O’Malley hocha de la tête en signe d’acquiescement.

– Elle les faisait entrer en transe, elle disait qu’il s’agissait d’atteindre notre conscience profonde, un état subliminal qui devait nous permettre d’accéder à la mémoire de nos vies antérieures.

– À l’époque, vous ne faisiez pas du tout partie de la sécurité, vous étiez un de ses étudiants, O’Malley, n’est-ce pas ?

– Oui, monsieur Gardner, j’étais effectivement un de ses étudiants, et quand le laboratoire a fermé, je n’ai jamais plus rien étudié de ma vie.

– Qu’est-ce qui vous est arrivé, O’Malley ?

– La deuxième année, elle nous injectait des produits dans les veines, c’était pour provoquer les « phénomènes ». À la troisième piqûre que la vieille nous a faite, Coralie et moi nous nous sommes souvenus de tout. Vous êtes prêt à entendre quelque chose de vraiment terrible, monsieur Gardner ? Alors, écoutez bien ! En 1807, nous vivions avec ma femme à Chicago, j’étais un bon marchand de tonneaux, jusqu’à ce que Coralie tue notre fille. La petite avait un an quand elle l’a étouffée dans ses langes. J’aimais mon épouse, mais elle était atteinte d’une maladie qui détruit les cellules du cerveau. Les premiers symptômes ne sont que des colères passagères, mais cinq ans plus tard, ceux qui en sont atteints sombrent dans une folie irréversible.

Coralie a été pendue à un gibet. Vous n’avez pas idée de ce que l’on souffre quand le bourreau ne vous fait pas la grâce de serrer le nœud pour qu’il vous brise les vertèbres. Je l’ai vue se balancer au bout de sa corde, ses larmes me suppliaient d’abréger ses souffrances. J’aurais voulu tuer de mes mains tous ces salauds de badauds qui la regardaient mourir, et j’étais impuissant au milieu de la foule. Elle a recommencé en 1843, je ne l’avais pas reconnue et elle non plus, sinon peut-être qu’on ne se serait pas aimés comme on s’aimait. Une passion comme ça n’existe plus de nos jours, monsieur Gardner. Tout a encore recommencé en 1902 et la vieille m’a dit qu’il en serait ainsi et ainsi à chaque fois. Peu importe que ma femme porte un autre nom ou un autre visage, elle était toujours la même âme, avec sa part de folie qui reviendrait nous hanter. Le seul moyen pour que nos souffrances cessent à jamais était que l’un de nous deux renonce à aimer l’autre de son vivant. À défaut que l’un trahisse le sentiment qui le liait à l’autre, chaque vie nouvelle nous réunirait et reproduirait la même histoire, la même souffrance.