Jonathan arriva à Boston au début de la soirée. Quand il alluma son téléphone portable, sa messagerie était déjà saturée. Le taxi le déposa sur le vieux port. Il s’installa à la terrasse du café où il avait partagé tant de souvenirs avec Peter. Il l’appela.

– Tu es sûr de ce que tu fais, ce n’est pas un coup de tête ? lui demanda son meilleur ami.

Jonathan serra le téléphone contre son oreille.

– Peter, si seulement tu pouvais comprendre ce qui m’arrive.

– Là, tu m’en demandes trop, comprendre tes sentiments, oui ! Comprendre l’histoire abracadabrante que tu viens de me raconter, non ! Je ne veux même pas l’entendre et tu vas me faire le plaisir de ne la révéler à personne et surtout pas à Anna. Si nous pouvons éviter qu’elle se répande dans toute la ville en disant que tu es dingue et qu’il faut te faire interner ce serait mieux, surtout à trois semaines de la vente.

– Je me moque de cette vente, Peter.

– C’est bien ce que je dis, tu es très atteint ! Je veux que tu fasses des radios, tu as peut-être un            anévrisme qui s’est rompu sous ton crâne. Ça pète vite, ces trucs-là !

– Peter, arrête de déconner ! s’emporta Jonathan.

Il y eut un court silence et Peter s’excusa.

– Je suis désolé.

– Pas autant que moi, le mariage est dans deux semaines. Je ne sais même pas comment parler à Anna.

– Mais tu vas le faire quand même ! Il n’est jamais trop tard, ne te marie pas contre ta volonté parce que les cartons d’invitation sont envoyés ! Si tu aimes comme tu me le dis cette femme en Angleterre, alors prends ta vie en main et agis ! Tu as l’impression que tu es dans la merde et pourtant, si tu savais comme je t’envie. Si tu savais comme j’aimerais pouvoir aimer comme ça. Ne gâche pas ce don. J’écourte mon voyage et je rentrerai de New York demain pour être à tes côtés. Retrouve-moi au café à midi.


Jonathan flâna le long des quais. Clara lui manquait à en crever et dans quelques instants il rentrerait chez lui pour dire la vérité à Anna.

Quand il arriva, toute la maison était éteinte. Il appela Anna mais personne ne répondit. Il grimpa jusqu’à son atelier. C’est là qu’il trouva une série de photos étalées sur le bureau d’Anna. Sur l’une d’elles, Clara et lui se regardaient sur un trottoir d’aéroport. Jonathan prit sa tête entre ses mains et s’assit dans le fauteuil d’Anna.


9.

Elle ne rentra qu’au petit matin. Jonathan s’était endormi sur le canapé du salon au rez-de-chaussée de la maison. Elle se dirigea directement vers la cuisine sans lui adresser la parole. Elle versa de l’eau dans la cafetière, mit le café dans le filtre et appuya sur le bouton. Elle déposa deux tasses sur le plan de travail, prit le paquet de toasts dans le réfrigérateur, sortit deux assiettes du placard au-dessus de l’évier, toujours sans dire un mot. Elle posa un couteau sur la coupelle en verre du beurrier, et seul le claquement de ses pas résonnait sur le carrelage. Elle ouvrit à nouveau le réfrigérateur et sa première phrase pour Jonathan fut :

– Tu prends toujours de la confiture de fraises au petit déjeuner ?

Jonathan voulut s’approcher d’elle mais elle le menaça avec le couteau à beurre. Le regard de Jonathan fixa la lame de deux centimètres à bout rond, et elle le lui jeta à la figure.

– Arrête, Anna, il faut que nous parlions.

– Non ! hurla-t-elle, il n’y a rien à dire !

– Anna, tu aurais préféré que nous nous soyons rendu compte de notre erreur dans six mois ou dans un an ?

– Tais-toi, Jonathan, tais-toi !

– Anna, nous jouons à la comédie de ce mariage depuis des mois, je me suis accroché tant que j’ai pu, parce que je voulais que nous nous aimions, je le voulais sincèrement. Mais on ne peut pas mentir aux sentiments.

– Mais on peut mentir à la femme que l’on va épouser ? C’est ça ?

– Je suis venu pour te dire la vérité.

– À quel moment de cette vérité as-tu trouvé le courage de m’affronter, Jonathan ?

– Hier, quand elle s’est imposée à moi. Je t’ai appelée de Londres tous les soirs, Anna.

Anna prit nerveusement son sac, l’ouvrit et en sortit une pochette d’autres photos qu’elle commença à jeter une à une à la tête de Jonathan.

– Là tu étais à la terrasse d’un café de Florence, ici dans un taxi place de la Concorde, là encore dans un affreux manoir anglais et puis ici dans un restaurant de Londres… tu as fait tout ça dans la même journée ? Tous ces mensonges ont eu lieu avant-hier ?

Jonathan regarda la photo de Clara tombée à ses pieds. Son cœur se serra un peu plus.

– Depuis quand me fais-tu suivre ?

– Depuis que tu m’as envoyé un fax où tu m’appelles Clara ! Je suppose que c’est son nom ?

Jonathan ne répondit pas, et Anna hurla de plus belle.

– C’est bien son nom, Clara ? Dis-le, je veux t’entendre prononcer le prénom de celle qui veut briser ma vie ! Auras-tu ce courage-là, Jonathan ?

– Anna, ce n’est pas Clara qui a brisé notre union, c’est nous qui l’avons fait tout seuls, sans aucune complicité. Nous nous sommes abandonnés l’un et l’autre dans des vies que nous voulions à tout prix ressemblantes. Même nos corps ne se touchaient plus.

– Nous étions épuisés par les préparatifs du mariage, Jonathan, nous ne sommes pas des animaux !

– Anna, tu ne m’aimes plus.

– Et toi, tu m’aimes comme un fou peut-être ?

– Je te laisserai la maison, c’est moi qui vais partir…

Elle le fustigea des yeux

– Tu ne vas rien me laisser du tout, parce que tu ne quitteras pas ces murs, tu ne sortiras pas de notre vie comme ça, Jonathan. Ce mariage aura lieu. Le samedi 19 juin, à midi, que tu le veuilles ou non, je serai officiellement ta femme et ce jusqu’à ce que la mort nous sépare.

– Tu ne peux pas me forcer à t’épouser, Anna. Que tu le veuilles ou non !

– Si Jonathan, crois-moi, je le peux !

Son regard changea soudain, Anna s’apaisa. Ses mains qu’elle tenait serrées contre sa poitrine descendirent le long de son corps et toutes les rides de colère s’effacèrent de son visage une à une. Elle déplia le journal posé sur le plan de travail. La photo de Jonathan était en couverture à côté de celle de Peter.

– On se croirait presque dans Amicalement vôtre ! N’est-ce pas, Jonathan ? Alors j’ai une question à te poser. Quand la presse apprendra que l’expert qui a authentifié le tableau qui battra les records d’enchères de ces dix dernières années n’est autre que l’amant de la femme qui le met en vente, lequel, de Clara ou de toi, ira le premier en prison pour escroquerie ? À ton avis, Jonathan ?

Il regarda Anna tétanisé. La terre semblait s’ouvrir sous ses pieds.

Elle reprit le journal et commença d’une voix ironique la lecture de l’article.

– Révélé par une éminente galeriste, ce tableau au passé inconnu a été authentifié par l’expert Jonathan Gardner. Il sera mis en vente par la célèbre maison Christie’s sous le marteau de Peter Gwel… Ton ami sera rayé de la profession, il sera condamné à deux ans avec sursis pour complicité. Toi, tu perdras ton précieux titre mais grâce à moi, tu n’écoperas que de cinq ans. Mes avocats se feront un devoir de convaincre le jury que ta maîtresse est la principale instigatrice de l’escroquerie.

Jonathan en avait assez entendu, il tourna sur ses talons et se dirigea vers l’entrée.

– Attends, ne t’en va pas, ricanait nerveusement Anna, laisse-moi encore te lire quelques lignes, elles sont toutes à ton honneur, tu jugeras par toi-même… Grâce à l’authentification apportée par Jonathan Gardner, le tableau estimé à deux millions de dollars pourrait atteindre des enchères deux à trois fois supérieures…

Anna le rattrapa dans le hall et le retint par la manche de sa veste, le forçant à la regarder.

– Pour une escroquerie publique de six millions de dollars, elle passera bien dix ans derrière les barreaux et la triste nouvelle pour vous deux, c’est que les prisons ne sont pas mixtes !

Jonathan sentait la nausée le gagner. Il se précipita dans la rue et se courba en deux au-dessus du caniveau. La main d’Anna se posa sur son dos.

– Dégueule mon vieux, vomis-la du fond de tes entrailles. Quand tu auras retrouvé la force de l’appeler pour lui dire que tu ne la reverras plus, que tout ça n’était qu’une passade ridicule et que tu ne l’aimes pas, je veux être là !

Anna tourna les talons et rentra dans la maison. Un vieux monsieur qui promenait son chien s’approcha de Jonathan. Il l’aida à s’asseoir par terre et le fit s’adosser contre la roue d’une voiture en stationnement.

Le labrador, qui n’aimait pas du tout l’état dans lequel se trouvait cet homme assis par terre à sa hauteur, souleva sa main d’un coup de museau et la lapa généreusement. Le vieil homme convia Jonathan à respirer profondément dans le creux de ses mains.

– C’est une petite crise de spasmophilie, dit M. Skardin d’un ton qui se voulait rassurant.

Comme le lui dirait sa femme quand il rentrerait de sa promenade, un docteur, même à la retraite, restait toujours un docteur.


*


Peter l’attendait depuis une demi-heure à la terrasse du café où ils avaient l’habitude de se retrouver. Quand il vit arriver Jonathan, son agacement cessa sur-le-champ et il se leva pour aider son ami à s’asseoir.

– Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il d’une voix nouée d’inquiétude.

– Qu’est-ce qui nous arrive à tous ? répéta Jonathan le regard perdu.

Et pendant l’heure qui suivit, il raconta à Peter comment en quelques jours sa vie venait de basculer.

– Moi, je sais ce que tu vas lui dire, à Anna. Tu vas lui dire merde !