De somptueux luminaires en cristaux éclairaient de leurs mille bougies une imposante salle de ventes dont tous les sièges étaient occupés. Des hommes en haut-de-forme et en habit se pressaient dans les travées, occupant le moindre recoin, certains étaient accompagnés de femmes aux robes amples. Sur une estrade, un gentilhomme officiait derrière son pupitre. Le marteau retomba sur l’adjudication d’un vase ancien. Derrière lui, dans les coulisses où Jonathan et Clara croyaient se trouver, des hommes en blouse grise se hâtaient. Un panneau tapissé de velours rouge pivota sur un axe et le vase disparut de la salle. Il fut enlevé de son socle par un manutentionnaire qui le remplaça aussitôt par une sculpture.

L’homme retourna le panneau, offrant le bronze à la vue des enchérisseurs. Jonathan et Clara se regardèrent. C’était la première fois qu’ils se devinaient l’un l’autre dans leurs vertiges inexplicables. S’il leur était impossible de prononcer le moindre mot, ils ne ressentaient pas les souffrances des précédents malaises. Bien au contraire, les mains toujours unies, leurs corps semblaient comme délivrés de tout âge. Jonathan s’approcha de Clara, elle s’abandonna contre lui et il reconnut le parfum de sa peau. Le marteau du commissaire-priseur les fit sursauter, un étrange silence envahit la salle. Le panneau pivota à nouveau, la sculpture fut ôtée et l’homme en blouse grise accrocha un tableau que tous deux reconnurent aussitôt. Un huissier annonça la mise aux enchères imminente de l’œuvre majeure d’un grand peintre russe. Le tableau qui était gagé, précisa l’huissier de justice, provenait de la collection personnelle de Sir Edward Langton, galeriste réputé de la société londonienne. Un clerc traversa la salle et grimpa sur l’estrade, il portait sous son bras une enveloppe qu’il remit à l’huissier. L’officier décacheta le pli, prit connaissance de la lettre qu’il contenait et se pencha pour la transmettre au commissaire-priseur dont le visage se glaça. Il demanda au jeune notaire de s’approcher et lui posa une question à l’oreille :

– Vous l’a-t-il remise en main propre ?

Le clerc assermenté acquiesça sobrement d’un mouvement de tête. Alors, le commissaire cria à haute voix à l’intention des manutentionnaires de ne plus présenter le tableau, il s’agissait d’un faux ! Puis, il pointa du doigt un homme assis au dernier rang. Tous les visages convergèrent vers Sir Edward qui se levait précipitamment. Une voix s’éleva pour crier au scandale, une autre à l’escroquerie, un troisième demanda comment seraient payés les créanciers, « tout ça n’était qu’une supercherie », hurlait une quatrième voix.

L’homme à la forte carrure se fraya un chemin à travers la foule qui se resserrait. Il réussit à franchir les portes qui ouvraient sur le grand escalier. Il dévala les marches, poursuivi par des marchands qui le bousculaient et s’enfuit dans la rue. La salle des ventes se vida derrière lui.

« Vite, vite », murmura la voix aux oreilles de Jonathan. Devant lui, un couple fuyait, emportant à l’abri d’une couverture la dernière œuvre de Vladimir Radskin. Quand ils eurent disparu dans ces coulisses d’un autre temps, le vertige s’estompa.

Clara et Jonathan se regardèrent interdits. Dans la rue déserte, les ampoules des lampadaires cessèrent de scintiller. Ils levèrent lentement la tête. Sur le frontispice de l’immeuble devant lequel leurs mains s’étaient croisées, une inscription gravée dans la pierre blanche disait : « Au XIXe siècle était établi ici l’hôtel des ventes du Comté de Mayfair. »


7.

Peter refermait la porte de son bureau quand son téléphone sonna. Il fit demi-tour et appuya sur le bouton du haut-parleur. M. Gardner souhaitait lui parler ; il prit la communication sans attendre.

– Il doit être très tard pour toi, je m’apprêtais à partir, dit-il, en reposant sa sacoche à ses pieds.

Jonathan l’informa de l’avancement de ses recherches. Il avait authentifié le support du tableau, mais il lui était impossible de trouver le moindre sens aux annotations que le peintre avait cachées sous la peinture et, à son grand regret, l’écriture en lettres majuscules n’autorisait aucune identification formelle. Jonathan avait besoin de l’aide de son ami. Les examens qu’il voulait pratiquer requéraient des moyens techniques dont peu de laboratoires privés disposaient. Peter avait une idée, un contact à Paris qui pourrait peut-être leur rendre service.

Avant de raccrocher, Peter parla d’une découverte qu’il avait faite en fouillant les archives londoniennes. Un article de presse daté de juin 1867 et qui leur avait échappé jusqu’ici relatait un scandale survenu au cours de la vente aux enchères. Le journaliste ne fournissait pas d’autres détails.

– Le chroniqueur s’intéressait plutôt à défaire la réputation de ton galeriste, dit Peter.

– J’ai de bonnes raisons de croire que le tableau a été volé ce jour-là, ou en tout cas subtilisé juste avant sa présentation, répondit Jonathan.

– Par Sir Edward ? demanda Peter.

– Non, ce n’est pas lui qui a caché le tableau dans une couverture.

– De quoi parles-tu ? demanda Peter.

– C’est un peu compliqué, je t’expliquerai.

– De toute façon, reprit Peter, ce n’était pas dans son intérêt. La vente aurait donné une valeur considérable à sa collection, et c’est le commissaire-priseur qui te parle.

– Je crois que la fortune dont il se targuait était épuisée depuis longtemps, conclut Jonathan.

– Mais quelles sont tes sources ? demanda Peter intrigué.

– C’est une longue histoire mon vieux, et je ne pense pas que tu aies envie de l’entendre. Sir Edward n’était peut-être pas le gentleman que nous avions supposé toi et moi, ajouta Jonathan. Tu as pu obtenir des informations sur son départ précipité en Amérique ?

– Très peu de chose. Mais tu avais vu juste sur la précipitation. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé mais le même article raconte que des gens ont mis sa maison de Londres à sac le soir même de cette vente. La police les aurait fait évacuer avant qu’ils n’y mettent le feu. Quant à lui, il n’a jamais reparu.

La veille, Peter s’était rendu aux archives du vieux port de Boston. Il avait consulté les listes des passagers qui émigraient d’Angleterre à cette époque. Un brick en provenance de Manchester avait fait escale à Londres avant de traverser l’Atlantique. Il avait accosté à une date qui correspondait à celle à laquelle Sir Edward aurait pu prendre place à bord.

– Malheureusement pour nous, poursuivit Peter, il n’y avait aucun Langton sur ce navire, j’ai vérifié trois fois, mais j’ai trouvé quelque chose d’amusant. Une autre famille descendue de ce bateau s’est inscrite sur les registres d’immigration de la ville sous le nom de Walton.

– Qu’y a-t-il d’amusant ? dit Jonathan en griffonnant sur une feuille de papier.

– Rien ! Tu le lui diras toi-même, c’est toujours émouvant de retrouver une trace de ses origines ou de celles de parents éloignés. À une lettre près, Walton est le nom de jeune fille d’Anna, ta future femme !

Le crayon noir se brisa dans la main de Jonathan. Il y eut un long silence. Peter l’appela plusieurs fois à l’autre bout de la ligne, il appuya nerveusement sur le commutateur, mais Jonathan ne répondit pas. En reposant le combiné du téléphone, il se demanda comment Jonathan pouvait affirmer que le tableau avait été emballé dans une couverture ?


*


Jonathan et Clara quittèrent Londres aux premières heures de l’après-midi. Peter leur avait arrangé un rendez-vous en fin de journée avec son contact à Paris. Tant que la toile n’était pas authentifiée, les compagnies d’assurances ne pouvaient exiger qu’elle voyage sous protection. De toute façon, le peu de temps dont ils disposaient ne le permettait pas. Clara l’avait entourée d’une couverture et l’avait protégée à l’abri d’une housse en cuir.

Un taxi les déposa à l’aéroport de la City. Fermant la marche sur l’escalator qui les menait au premier étage du terminal, Jonathan se délecta de la silhouette de Clara. En attendant le départ de leur vol, ils prirent place dans le café qui surplombait la piste. Collés à la vitre, ils pouvaient voir les petits jets commerciaux qui se succédaient à intervalles réguliers. Jonathan alla chercher un rafraîchissement au bar pour Clara. Accoudé au comptoir, il eut une pensée pour Peter, puis pour Vladimir et finit par s’interroger sur ce qui l’entraînait réellement dans cette course. Il revint s’asseoir à la table et regarda Clara.

– Il y a deux questions que je me pose, dit-il. Mais rien ne vous oblige à me répondre.

– Commencez par la première ! dit-elle en portant le verre à ses lèvres.

– Comment ces tableaux sont-il parvenus jusqu’à vous ?

– Ils étaient accrochés au mur quand ma grand-mère a racheté le manoir, mais c’est moi qui ai retrouvé La Jeune Femme à la robe rouge.

Et Clara lui raconta les circonstances dans lesquelles elle avait fait cette découverte. Quelques années plus tôt, elle avait décidé d’aménager les combles de la maison. La charpente étant classée, il avait fallu attendre longtemps une autorisation administrative pour faire effectuer les travaux. Quand elle fut refusée, Clara décida d’abandonner le projet. Mais le bruit du vieux plancher qui craquait la nuit l’obsédait. M. Wallace, un charpentier de la région qui aimait bien Clara, avait accepté de le démonter en cachette, d’en remplacer les lambourdes et de reposer les lattes d’origine. Dès que la poussière aurait repris ses droits, l’inspecteur des monuments historiques lui-même n’y verrait rien. Un jour, le menuisier était venu la chercher, il fallait qu’elle voie quelque chose. Clara l’avait suivi sous la toiture. Il venait de trouver, caché entre deux lambourdes, un caisson en bois d’un mètre de long et de même largeur. Clara et lui le sortirent de sa cache et le posèrent sur des tréteaux. Protégée d’une couverture grise, La Jeune Femme à la robe rouge ressurgissait du passé et Clara en avait immédiatement identifié l’auteur.