– Et je te dépose en bas de chez toi si tu es prête dans dix minutes.

– Tu m’écoutes ? demanda Jonathan à l’autre bout de la ligne.

– Et qui veux-tu que j’écoute d’autre ? Répète quand même ce que tu viens de dire, il est très tôt ici.

Jonathan lui demanda de le mettre en relation avec un laboratoire anglais.

– Pour passer la toile aux rayons X, j’ai un ami que tu pourras appeler de ma part, son laboratoire n’est pas très loin de ton hôtel.

Jonathan griffonna sur un papier l’adresse que lui dictait Peter.

– Pour les analyses organiques, reprit Peter, laisse-moi passer quelques coups de téléphone.

– Je te laisse la journée, je te rappelle que c’est pour toi que le temps est compté.

– Merci de me le rappeler au saut du lit, je sentais qu’il me manquait quelque chose pour bien commencer ma journée !

Peter avait presque achevé de classer la documentation qu’il avait rapportée de Londres. Les heures passées dans les locaux des archives de Christie’s lui avaient permis de photocopier des extraits de presse publiés pendant les années où Radskin vivait en Angleterre.

Dès qu’il en aurait terminé la lecture, il établirait une synthèse du contenu de tous les articles évoquant la fameuse vente organisée par Sir Edward, celle au cours de laquelle le tableau s’était volatilisé.

– Il faut que nous découvrions pourquoi il a disparu.

– Voilà qui est rassurant, nous ne cherchons cette information que depuis vingt ans, je vais certainement réussir à élucider le mystère en quinze jours, répondit Peter d’un ton sarcastique.

– Te souviens-tu de ce que te disait ton copain policier ? reprit Jonathan.

– J’ai plein de copains dans la police, alors sois plus précis !

– Celui qui habite à San Francisco !

– Ah oui, Georges Pilguez !

– Tu me l’as cité cent fois au cours de nos investigations, il suffit d’un minuscule indice pour remonter le fil d’un événement.

– Je pense que Pilguez le disait mieux que cela mais je vois ce que tu veux dire. Je te rappellerai dès que j’aurai pu organiser la suite du protocole d’examens.

Anita sortait de la salle de bains au moment où Peter raccrochait, elle portait un jean et un tee-shirt assez serrés pour se passer de tout repassage une fois lavés. Peter hésita et tendit sa main à la jeune femme pour qu’elle l’aide à se lever. Elle fut aussitôt happée vers le lit.


*


Jonathan composa le numéro que Peter lui avait communiqué. Le radiologue lui demanda les dimensions de sa toile et le fit patienter en ligne. Il reprit l’appareil quelques instants plus tard, Jonathan avait de la chance, il lui restait deux plaques de radiographie dont les tailles conviendraient.

Le rendez-vous fut fixé en début d’après-midi. Clara et Jonathan se regardèrent hésitants avant de bondir sur des couvertures pour emballer l’œuvre. Caisse de protection et camion sécurisé venaient de s’évaporer dans la fièvre de leur quête. Ils sautèrent tous les deux dans un taxi qui les déposa dans une petite rue coincée entre Park Lane et Green street. Ils sonnèrent à l’interphone et une voix les invita à rejoindre le second étage. Jonathan grimpait les escaliers avec impatience, intrigué, Clara fermait la marche.

Une assistante en blouse blanche ouvrit la porte et les fit entrer dans une salle d’attente. Une femme enceinte attendait le compte rendu de son échographie du quatrième mois, un jeune homme à la jambe plâtrée regardait sa dernière radio de contrôle. Quand la patiente à l’épaule en écharpe demanda à Jonathan d’une voix suspicieuse de quoi il souffrait exactement, Clara se cacha derrière un exemplaire du Times qui traînait sur une table basse. Le Dr Jack Seasal apparut dans l’entrebâillement de la porte. Il fit un signe discret à Jonathan et Clara. « Une urgence », grogna-t-il en s’excusant auprès de ses autres patients.

– Alors, faites-moi voir cette merveille ! dit-il ravi en les faisant entrer dans la salle de radio.

Jonathan ôta les couvertures et Jack Seasal, ami de Peter et grand amateur de peinture, s’extasia devant la beauté de La Jeune Femme à la robe rouge.

– Peter n’avait pas exagéré, dit-il en inclinant la table d’examen à l’horizontale. Je compte lui rendre visite en septembre à Boston, nous avons un congrès de médecins, poursuivit-il en aidant Jonathan à installer la toile.

Le radiologue balisa la zone d’irradiation à l’aide de marqueurs. Enchaînant des gestes assurés, il inséra sous la table la plaque qui abritait le film, ajusta le générateur perpendiculairement à la surface de la toile et tendit deux tabliers bruns à ses visiteurs.

– Pour vous protéger ! dit-il, c’est obligatoire.

Affublés de leur tablier de plomb, Clara et Jonathan reculèrent derrière la cabine de verre. Le Dr Seasal vérifia une dernière fois son appareillage et les rejoignit. Il appuya sur un bouton. Le faisceau rayonnant traversa chaque épaisseur du tableau pour révéler sur un négatif à la chimie bien particulière quelques-uns des mystères qu’il cachait.

– Ne respirez pas, je fais une deuxième prise, dit le médecin en allant changer la plaque.

Jonathan et Clara patientèrent autour de l’appareil le temps nécessaire au développement. Le Dr Seasal revint quinze minutes plus tard. Il substitua à deux clichés de fémur et à celui d’un poumon droit, enfichés sur le panneau rétro fluorescent ceux qu’il venait de développer. La radiographie du tableau de Vladimir apparut en transparence.

Pour tout expert ou restaurateur, radiographier un tableau est un moment très particulier. Les rayons X révèlent une partie invisible de l’œuvre ; ils fourniraient à Jonathan des indications précieuses sur la nature du support qu’avait utilisé Vladimir. En comparant ces radios à celles obtenues sur d’autres tableaux du même peintre, il pourrait certifier que la toile sur laquelle était peinte La Jeune Femme à la robe rouge avait le même tissage que celles utilisées par Radskin en Angleterre.

En étudiant le cliché de plus près, Jonathan crut déceler quelque chose.

– Pourriez-vous éteindre la lumière de la pièce ? murmura-t-il.

– Ce sont bien les seules radiographies dont je ne pourrais pas dicter le compte rendu, dit Jack Seasal en se dirigeant vers l’interrupteur, j’espère néanmoins que vous appréciez l’excellente qualité des tirages.

La pièce fut plongée dans une obscurité contrariée par le seul rayonnement du panneau mural. Les cœurs de Clara et de Jonathan se mirent à battre tous deux d’un même rythme. Devant leurs yeux ébahis, de chaque côté de La Jeune Femme à la robe rouge, apparut une série d’annotations au crayon.

– Qu’est-ce que c’est, qu’a-t-il voulu nous dire ?

– Je ne vois que des séries de chiffres et quelques lettres majuscules, répondit Clara d’une même intonation.

– Moi aussi, mais si je réussis à authentifier son écriture, nous avons notre preuve, murmura Jonathan.

Le Dr Seasal toussota dans leur dos. Dans la salle d’attente, les patients l’étaient de moins en moins !

Jonathan récupéra les radiographies, Clara protégea le tableau dans les couvertures et ils remercièrent chaleureusement le radiologue pour son accueil. En partant, ils promirent de transmettre ses amitiés à Peter dès qu’ils lui parleraient.

De retour à la galerie, ils s’installèrent autour de la table lumineuse sur laquelle Clara avait coutume de visionner des diapositives. Ils y passèrent le reste de leur journée à étudier les radiographies. Clara redessinait méthodiquement les annotations de Vladimir sur le cahier de Jonathan. Il l’abandonna quelques instants pour aller chercher des documents dans sa sacoche.

Clara fit maladroitement tomber le grand cahier à spirale, elle se pencha pour le ramasser et chercha à retrouver la page où elle était en train d’écrire. Elle s’arrêta soudain sur un autre feuillet. Son doigt effleura lentement l’esquisse d’un visage qu’elle reconnaissait. Jonathan revenait vers elle. Elle referma vite le cahier et le reposa sur la table.

L’écriture en majuscules que Vladimir avait tracée au crayon sur sa toile ne permettait pas d’identifier formellement son auteur. Les efforts de cette journée n’étaient pas vains pour autant. Jonathan avait pu analyser la toile qui avait servi de support à la peinture. Elle était en tous points identique à celles qu’il avait étudiées dans le passé. Tissée d’une trame de quatorze fils horizontaux au centimètre carré et par autant de verticaux, elle était parfaitement similaire à celles que Sir Edward fournissait à Vladimir. Il en était de même pour le châssis sur lequel elle était mise en tension. La nuit venue, Jonathan et Clara refermèrent la galerie et décidèrent de marcher dans les rues calmes du quartier.

– Je voulais vous remercier pour ce que vous faites, dit Clara.

– Nous sommes encore très loin du but, répondit Jonathan, et puis c’est moi qui devrais vous remercier.

Le long des trottoirs déserts qu’ils parcouraient, Jonathan révéla qu’il aurait encore besoin d’aide pour mener à bien sa mission dans les délais impartis. Même s’il était convaincu de l’authenticité du tableau, d’autres examens seraient nécessaires pour pouvoir rendre un avis incontestable.

Clara s’arrêta sous la lumière d’un réverbère, et lui fit face. Elle aurait voulu parler, trouver quelques mots justes, mais peut-être qu’à cet instant précis le silence était encore ce qu’il y avait de plus juste entre eux. Elle inspira et reprit sa marche. Jonathan aussi resta silencieux. À quelques mètres de là, ils arriveraient tous deux devant son hôtel et se sépareraient sous l’auvent. À ce moment de la nuit, il aurait voulu prolonger à l’infini les pas qu’il leur restait à faire. Et ce faisant, dans le léger balancement de leurs bras qui longeaient leurs corps, leurs deux mains se frôlèrent. Le petit doigt de Clara s’accrocha au sien, les autres s’enlacèrent. Dans la nuit londonienne, deux mains n’en formaient plus qu’une, et le vertige reprit.