Graziella sortit un papier de sa poche où elle avait recopié toutes les compositions des pigments que Sir Edward avait achetés à Florence.

– Je vous ai récupéré un échantillon de chacun. Vous pourrez les comparer à ceux de votre tableau, je ne sais pas si cela vous suffira à l’authentifier mais c’est tout ce que je peux faire.

Jonathan se leva et serra Graziella dans ses bras.

– Je ne sais pas comment vous remercier, lui dit-il. C’est exactement ce dont j’avais besoin.

Les joues empourprées, Graziella se libéra de son étreinte spontanée et toussota.

– Rendez donc sa vérité au peintre, je l’aimais bien moi aussi, votre Vladimir.

La soirée s’acheva. Lorenzo raccompagna Graziella et son précieux manuscrit. Quand il la déposa devant la maison Zecchi, elle lui demanda si Jonathan était célibataire. Lorenzo sourit et lui expliqua qu’il pressentait que la vie sentimentale de son ami était un peu compliquée en ce moment. Graziella haussa les épaules et sourit.

– C’est toujours comme cela quand un homme me plaît. Après tout, comme disait ma grand-mère, une belle rencontre, ce sont les bonnes personnes au bon moment, mais j’ai été très heureuse de faire sa connaissance. Salue-le pour moi et dis-lui que si d’aventure il revenait seul à Florence, je serais très heureuse de déjeuner avec lui.

Lorenzo promit de faire la commission et dès que la porte de Graziella fut refermée, il reprit le chemin du retour. Luciana profita de l’absence de Lorenzo pour engager la conversation avec Jonathan.

– Alors comme ça, tu t’es enfin décidé, tu vas te marier, m’a dit Lorenzo ?

– Le 19 juin, si vous vouliez venir ce serait formidable.

– Et formidablement au-delà de nos moyens ! Mon mari fait un métier admirable et le voir vivre sa passion me comble tous les jours, mais les fins de mois d’un chercheur sont assez rigoureuses. Nous sommes heureux, tu sais, Jonathan, nous n’avons jamais cessé d’être heureux, nous avons tout ce qu’il nous faut, il y a beaucoup d’amour dans cette maison.

– Je le sais, Luciana, Lorenzo et toi êtes des gens que j’admire.

Luciana se pencha vers lui et lui prit la main.

– Est-ce que tu te prépares un aussi joli futur avec la femme que tu épouses ?

– Pourquoi me poses-tu cette question de ces yeux noirs ?

– Parce que je ne te trouve pas très heureux pour quelqu’un qui célèbre ses noces dans quelques semaines.

– Je suis un peu confus ces derniers temps, je devrais être auprès d’elle à Boston pour l’aider à préparer la cérémonie, et je suis là à Florence en train de courir après des énigmes qui attendent depuis plus d’un siècle et qui auraient pu attendre quelques mois de plus.

– Alors pourquoi le fais-tu ?

– Je ne sais pas.

– Moi, je crois que tu le sais très bien, tu es un homme intelligent. Il n’y a que ce tableau qui a surgi dans ta vie ?

Jonathan regarda Luciana interdit.

– Tu as des dons de voyance maintenant ?

– Le seul don que j’ai, lui dit Luciana, c’est de prendre le temps de regarder mon mari, mes enfants et mes amis, c’est ma façon à moi de les comprendre et de les aimer.

– Et quand tu me regardes, que vois-tu ?

– Je vois deux lumières dans tes yeux, Jonathan. C’est un signe qui ne trompe pas. L’une éclaire ta raison et l’autre tes sentiments. Les hommes compliquent toujours tout. Fais attention, le cœur finit par se déchirer quand on le tiraille trop. Pour entendre ce qu’il te dit, il suffit de savoir l’écouter. Moi, je connais un moyen facile…

Lorenzo sonna à la porte. Luciana se leva et sourit à Jonathan.

– Il a encore oublié ses clés !

– Qu’est-ce qui est facile, Luciana ?

– Avec la grappa que je t’ai servie, tu dormiras très bien ce soir, c’est moi qui la prépare et je connais bien ses effets. Demain matin, quand tu te réveilleras, prête attention au premier visage qui viendra à toi, si c’est le même que celui de la personne à laquelle tu pensais en t’endormant, alors tu trouveras la réponse à la question qui te tourmente.

Lorenzo entra dans la pièce et tapota l’épaule de son ami. Jonathan se leva, et salua tendrement ses hôtes. Il promit de ne plus laisser passer autant de temps avant de leur rendre une nouvelle visite. Le couple le raccompagna jusqu’au bout de la rue et Jonathan poursuivit seul son chemin jusqu’à la Piaza délia Repubblica. Le café Gilli fermait et les employés rangeaient la terrasse. Un serveur lui fit un signe amical. Jonathan lui rendit son salut et traversa la place presque déserte. En chemin, il n’avait cessé de penser à Clara.


*


Clara entra dans le petit appartement qu’elle occupait à Notting Hill. Elle n’alluma aucune lumière, se coulant dans la pénombre du living. Elle passa sa main sur la console de l’entrée, la laissa errer sur le dosseret du canapé, effleura le pourtour de l’abat-jour qui recouvrait la lampe et avança jusqu’à la fenêtre. Elle regarda la rue déserte en contrebas et laissa glisser sa gabardine à terre. Elle défit le cordon de sa jupe et ôta son chemisier. Nue, elle tira à elle le plaid posé sur le dossier d’un fauteuil et se blottit dedans. Elle jeta un regard furtif vers le téléphone, soupira et entra dans sa chambre.


*


Jonathan avait quitté le Savoy aux premières heures du matin. Il s’était envolé à bord du premier vol pour Londres. Dès que l’avion se posa, il se mit à courir dans les interminables couloirs d’Heathrow, il passa la douane haletant et reprit sa course. Arrivé sur le parvis du terminal, il avisa la longue file à la station de taxis, fit demi-tour et fonça vers le train rapide. Le Heathrow Express desservait le centre de la capitale en quinze minutes : s’il ne ratait pas le prochain départ il pourrait arriver à temps pour transformer en réalité cette envie qu’il avait eue dès son premier réveil.

Il arriva haletant au sommet des escalators vertigineux qui plongeaient vers les tréfonds de la terre. Jonathan les descendit quatre à quatre, il aborda un virage périlleux sur les sols en marbre glissant et aboutit dans un long corridor dont il ne pouvait pas percevoir l’extrémité. Les panneaux électroniques suspendus à intervalles réguliers aux plafonds annonçaient le prochain départ pour Londres dans deux minutes et vingt-sept secondes. La plate-forme n’était pas encore en vue, Jonathan accéléra sa course effrénée.

Le couloir semblait ne jamais finir, une longue sonnerie retentit, le décompte des secondes s’affichait en clignotant vivement sur les bandeaux lumineux. Il usa de ses dernières forces. Les portes du train se fermaient quand il arriva sur le quai. Jonathan jeta les bras en avant et propulsa son corps à l’intérieur du wagon. L’Heathrow Express de 8 h 45 démarra. Les quinze minutes du voyage lui permirent de récupérer un semblant de souffle. Dès que la motrice immobilisa le convoi, Jonathan traversa la gare de Paddington en courant et sauta dans un taxi. Il était 9 h 10 précises quand il s’installa enfin dans le petit café vis-à-vis du 10 Albermarle street, Clara arriverait dans cinq minutes. Qui avait dit que pour apprécier les habitudes de quelqu’un, il suffisait de prendre le temps de le regarder vivre ?

Absorbée dans la lecture d’un article, Clara se dirigea d’un pas automatique vers le comptoir. Elle commanda un cappuccino sans lever les yeux, déposa une pièce sur la caisse, récupéra son gobelet et vint s’asseoir au comptoir qui bordait la vitrine.

Elle portait le café à ses lèvres quand un mouchoir blanc entra dans son champ de vision. Elle ne releva pas tout de suite la tête et, sentant que refréner la joie qui la gagnait serait un vrai gâchis, elle pivota sur elle-même et voulut serrer Jonathan dans ses bras. Elle reprit place aussitôt sur son tabouret, tentant de cacher son visage et de dissimuler sa gêne derrière sa tasse de café.

– J’ai de bonnes nouvelles, dit Jonathan.

Ils entrèrent dans la galerie et Jonathan lui raconta presque tous les détails de son voyage en Italie.

– Je ne comprends pas, dit Clara songeuse. Dans une correspondance à un de ses clients, Sir Edward se félicitait d’avoir envoyé Vladimir à Florence, alors pourquoi avoir menti ?

– Je me pose la même question.

– Quand pourrez-vous effectuer les comparaisons entre les échantillons que vous avez rapportés et ceux de la toile ?

– Il faut que je joigne Peter pour qu’il me recommande auprès d’un laboratoire en Angleterre.

Jonathan regarda sa montre, il était presque midi à Londres et 7 heures du matin sur la côte Est des États-Unis.

– Peut-être qu’il n’est pas encore couché !


*


Peter cherchait à tâtons la source de ce bruit insupportable qui l’empêchait de finir honorablement sa nuit. Il ôta le masque de ses yeux, passa son bras par-dessus le visage endormi d’une dénommée Anita, et décrocha le téléphone en bougonnant :

– Qui que vous soyez, vous venez de perdre un être cher !

Et il raccrocha.

Quelques secondes plus tard, la sonnerie retentissant à nouveau, Peter émergea de sa couette épaisse.

– Emmerdeur et têtu ! Qui est à l’appareil ?

– C’est moi, répondit calmement Jonathan.

– Tu as vu l’heure qu’il est, nous sommes dimanche !

– Mardi, nous sommes mardi, Peter !

– Merde, je n’ai pas vu le temps passer.

Pendant que Jonathan lui expliquait ce dont il avait besoin, Peter secoua délicatement la créature qui dormait à ses côtés. Il chuchota au creux de l’oreille d’Anita d’aller se préparer rapidement, il était terriblement en retard.

Anita haussa les épaules et se leva, Peter la rattrapa par le bras et l’embrassa tendrement sur le front.