Clara entra dans la cuisine, elle s’approcha du feu qui crépitait dans la cheminée et sourit. Elle se dirigea vers la gazinière, posa la théière sur un brûleur et s’assit à la table. L’intendante qui venait entretenir la maison chaque jour avait apporté un journal et du pain frais. Elle pouvait entendre ses pas rassurants au-dessus de sa tête. Clara aperçut la lettre que Jonathan avait laissée à son attention. Elle abandonna son journal et décacheta l’enveloppe.


Clara,

Je suis parti tôt ce matin. J’aurais voulu frapper à votre porte pour vous dire au revoir, mais vous dormiez encore. Quand vous lirez ces lignes je serai en route vers Florence, sur les traces de notre peintre. C’est drôle, il m’aura fallu attendre tout ce temps pour faire la plus grande des découvertes que la vie m’ait offerte. Je voulais partager avec vous une pensée, si présente aux premiers instants de mon réveil. Cette révélation est pareille à un voyage, je crois qu’il a commencé au moment précis où je vous ai rencontrée. Mais quand cela fut-il, vraiment ? Le savez-vous ?

Je vous téléphonerai ce soir, je vous souhaite une bonne journée, j’aurais aimé la passer à vos côtés ; je sais déjà que votre présence me manquera.

Bien à vous,

Jonathan.


Clara replia la lettre et la rangea très lentement dans la poche de sa robe de chambre. Elle respira à fond, regarda calmement le lustre suspendu au plafond, leva les mains vers le ciel, et poussa un immense cri de joie.

La tête étonnée de Dorothy Blaxton, l’intendante de la maison, passa par l’entrebâillement de la porte.

– Vous m’avez appelée, madame ?

Clara toussota dans le creux de sa main.

– Non, Dorothy, c’est certainement l’eau pour le thé qui sifflait !

– Probablement, répondit-elle en regardant la buse de gaz que Clara avait oublié d’allumer sous la bouilloire.

Clara se leva et tournoya sur elle-même, sans même s’en rendre compte. Elle demanda à Miss Blaxton de tenir la maison prête et de disposer quelques fleurs dans la chambre d’amis, elle rentrait à Londres mais serait de retour très bientôt.

– Bien entendu, madame, reprit l’intendante en repartant vers les escaliers.

Et dès que Dorothy Blaxton fut dans le couloir, elle leva les yeux au ciel et remonta à l’étage.


Au moment même où les roues de l’avion de Jonathan quittaient la piste, Clara dans sa Morgan laissait derrière elle le domaine. Un soleil rond et chaud brillait dans le ciel.

Elle gara sa voiture devant la galerie deux heures plus tard.


À quelques milliers de kilomètres de là, un taxi déposait Jonathan Piazza délia Repubblica, devant l’hôtel Savoy. Il prit possession de sa chambre, et passa aussitôt un appel à un ami qu’il n’avait pas revu depuis longtemps. Lorenzo décrocha à la première sonnerie et reconnut aussitôt sa voix.

– Qu’est-ce qui t’amène chez nous ? demanda Lorenzo avec son accent de Toscane.

– Tu es libre à déjeuner ? répondit Jonathan.

– Pour toi, toujours ! Où es-tu descendu puisque tu n’es pas venu dormir à la maison ?

– Au Savoy.

– Alors je te retrouve au café Gilli dans une demi-heure.

La terrasse était bondée mais Lorenzo était un habitué de tous les lieux fréquentés de la ville. Un serveur lui donna l’accolade, serra la main de Jonathan et les installa aussitôt sous les regards courroucés des touristes qui faisaient la queue devant l’établissement. Jonathan refusa poliment la carte que lui présentait le maître d’hôtel.

– Je prends comme lui !

Les conversations s’enchaînèrent autour de la table où les deux amis savouraient la joie de se retrouver.

– Alors, tu crois que tu l’as trouvé, ton fameux tableau ?

– J’en suis certain mais j’ai vraiment besoin de ton aide pour que le monde partage mon avis.

– Mais pourquoi n’a-t-il pas signé sa toile, ton maudit peintre ?

– Je ne le sais pas encore, et c’est justement pour ça que j’ai besoin de toi.

– Tu n’as pas changé ! Tu es toujours aussi fou. Déjà sur les bancs des Beaux-Arts, quand nous faisions notre stage à Paris, tu me rebattais les oreilles de ton Vladimir Radskin.

– Toi non plus, tu n’as pas changé, Lorenzo.

– J’ai changé de vingt ans de plus, alors j’ai changé quand même.

– Et Luciana ?

– Toujours mon épouse, et aussi la mère de mes enfants, tu sais ce que c’est, ici en Italie, la famille est une institution. Et toi tu es marié ?

– Presque !

– C’est bien ce que je disais, tu n’as pas changé.

Le serveur posa l’addition et deux cafés serrés sur la table. Jonathan sortit son porte-cartes mais Lorenzo posa aussitôt sa main sur la sienne.

– Range-moi ça, les dollars ne valent plus rien en Europe, tu ne le savais pas ? Bon, je vais t’accompagner chez Zecchi, leurs ateliers se trouvent tout près d’ici. Peut-être en apprendrons-nous plus là-bas sur les pigments qu’utilisait ton Russe. Ils ont conservé les mêmes préparations depuis des siècles. Ce magasin est la mémoire de notre peinture.

– Je connais les établissements Zecchi, Lorenzo !

– Oui, mais tu ne connais personne qui y travaille, moi si !

Ils quittèrent la Piazza délia Repubblica. Un taxi les déposa au 19 via délia Studio. Lorenzo se présenta devant le comptoir. Une ravissante femme brune qui répondait au prénom de Graziella vint l’accueillir à bras ouverts. Lorenzo murmura quelques mots à son oreille qu’elle ponctuait de « Si » presque chantés. Elle lui fit un clin d’œil et les entraîna tous les deux vers l’arrière-boutique. Là, ils empruntèrent un vieil escalier en bois dont chaque marche grinçait sous leurs pas. Graziella avait emporté une clé aux formes impressionnantes. Elle la fit tourner dans la serrure d’une porte qui ouvrait sur d’immenses combles protégés de toute lumière. Une fine pellicule de poussière recouvrait les milliers d’ouvrages alignés sur des rayonnages qui s’étendaient à l’infini sous la charpente. Graziella se retourna vers Jonathan et s’adressa à lui presque sans accent.

– En quelle année votre peintre est-il venu ici ?

– Entre 1862 et 1865.

– Alors suivez-moi, les mains courantes de cette époque se trouvent un peu plus loin.

Elle parcourut une étagère du bout des doigts et s’arrêta devant les reliures craquelées de cinq registres qu’elle tira à elle.

Elle posa les grands livres sur une desserte. Toutes les commandes passées aux établissements Zecchi depuis quatre siècles étaient consignées dans ces cahiers.

– Dans le temps, c’était ici que les préparations de pigments et d’huiles pures s’effectuaient, dit Graziella. Les plus grands maîtres ont foulé ces planchers. Maintenant c’est une salle d’archives qui dépend du musée de Florence. Vous savez que vous devriez avoir une autorisation du conservateur pour être ici. Si mon père me voyait, il serait furieux. Mais vous êtes un ami de Lorenzo, alors vous êtes ici chez vous. Je vais vous aider à chercher.

Jonathan, Lorenzo et Graziella s’affairèrent autour de la table. Au fil des pages manuscrites du registre qu’il consultait, Jonathan imaginait Vladimir arpentant la pièce en attendant que ses commandes fussent préparées. Radskin disait que la responsabilité d’un peintre ne se limitait pas à l’excellence esthétique et technique de sa composition, il fallait aussi savoir la protéger des assauts du temps. Lorsqu’il enseignait en Russie, il avait trop souvent regretté les dommages causés par des restaurations malheureuses pratiquées sur les toiles des maîtres qu’il estimait. Jonathan connaissait quelques restaurateurs à Paris qui partageaient volontiers le point de vue de son peintre. Ils entendirent craquer l’escalier, leur sang se glaça, quelqu’un montait. Graziella se précipita sur les registres et courut les remettre en bonne place. La poignée de la porte grinça, Graziella eut à peine le temps de se recomposer une attitude innocente pour accueillir son père qui entrait dans la pièce, le visage sombre. Giovanni passa sa main dans sa barbe et chapitra Lorenzo.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? Nous n’avions pas rendez-vous.

– Giovanni, c’est toujours un tel plaisir de te voir, répondit Lorenzo en marchant joyeusement vers lui.

Il présenta Jonathan à son hôte. Les traits du père de Graziella se détendirent dès qu’il réalisa que sa fille n’était pas seule avec Lorenzo dans les soupentes de sa maison.

– N’en veux pas à ta fille, mais je l’ai suppliée de laisser voir à l’un de mes plus fidèles amis ce lieu unique à Florence. Il vient d’Amérique, de Boston. Je te présente Jonathan Gardner, nous nous sommes connus sur les bancs de la faculté de Paris où nous avons étudié ensemble. C’est un des plus grands experts qui soient au monde.

– L’exagération n’est pas une fatalité nationale, Lorenzo, fais des efforts ! dit le père de Graziella.

– Papa ! réprimanda sa fille.

Giovanni toisa Jonathan, il passa sa main dans sa barbe, son sourcil droit se releva et il tendit enfin la main.

– Bienvenue chez moi, si vous êtes un ami de Lorenzo, alors vous serez aussi un ami. Maintenant, il serait préférable que vous descendiez pour poursuivre votre conversation. Les occupants de cette pièce n’aiment pas beaucoup les courants d’air. Suivez-moi.

Le vieil homme les conduisit dans une immense cuisine. Une femme aux cheveux noués sous un foulard se tenait face aux fourneaux. Elle tira sur le cordon de son tablier et se retourna tendant une main généreuse aux invités de sa fille. Jonathan la regarda et le mouvement particulier de ses paupières trahit le manque de Clara qui venait de le surprendre. Une heure plus tard, Lorenzo et Jonathan quittaient la demeure de Giovanni.