– Que comptez-vous en faire ?

– Cela va beaucoup dépendre de vous, dit-elle en ressortant.

Jonathan resta seul un moment. Il savait maintenant que le tableau qu’il avait étudié toute la nuit octroierait enfin à Radskin la reconnaissance qui lui était due. La Jeune Femme à la robe rouge consacrerait le peintre parmi ses contemporains. Les conservateurs du Metropolitan de New York, de la Tate Galerie de Londres, du musée d’Orsay à Paris, du Prado à Madrid, des Offices à Florence, du Bridgestone à Tokyo, tous voudraient désormais exposer l’œuvre de Radskin. Jonathan eut une pensée furtive pour Peter, qui se demanderait lequel d’entre eux surenchérirait pour accrocher définitivement cette œuvre au mur de son musée. Il prit son téléphone portable dans sa poche, composa son numéro et laissa un message sur son répondeur.

– C’est moi, dit-il, j’ai une nouvelle que je voulais partager avec toi. Je suis devant ce tableau que nous avons tant cherché et, tu peux me croire, il est au-dessus de toutes nos espérances. Il fera de toi le plus heureux et le plus envié des commissaires-priseurs.

– À un détail près, dit Clara dans son dos.

– Quel détail ? demanda Jonathan en rangeant son portable dans sa poche.

– Vous êtes vraiment sous le choc pour que cela vous ait échappé !

Elle se leva et lui tendit la main pour l’entraîner vers le tableau. Ils échangèrent un regard perplexe et elle cacha aussitôt sa main derrière son dos. Ils avancèrent jusqu’au chevalet. Jonathan examina une nouvelle fois la peinture de Vladimir. Quand il prit conscience de son erreur, il écarquilla les yeux, souleva la toile et regarda l’envers. En un instant il saisit l’étendue catastrophique de ce qui lui avait échappé : Vladimir Radskin n’avait pas signé son dernier tableau.

Clara s’approcha de lui et voulut poser sa main sur son épaule pour le réconforter, elle se résigna.

– Ne vous en voulez pas, vous n’êtes pas le premier à qui le tableau joue ce tour. Sir Edward non plus ne s’en était pas rendu compte, tout aussi subjugué que vous. Venez, ne restez pas là. Je crois qu’une petite promenade à pied vous fera du bien.

Elle poursuivit dans le parc l’histoire du peintre et du galeriste.

Vladimir avait été emporté brutalement par sa maladie, il décéda juste après avoir achevé La Jeune Femme à la robe rouge. Sir Edward ne se remit pas de la mort de son ami. Fou de douleur et de rage que le travail de son peintre ne soit pas reconnu à sa juste valeur, il engagea publiquement sa réputation un an plus tard et annonça que la dernière œuvre de Vladimir Radskin était l’une des plus importantes du siècle. Il organiserait à la date anniversaire de sa disparition une prestigieuse vente où la toile serait présentée. De grands collectionneurs accoururent du monde entier. La veille des enchères, il sortit le tableau du coffre où il l’avait abrité pour l’apporter à la salle de vente.

Quand il s’aperçut qu’il n’était pas signé, il était trop tard. Le prodige du grand cérémonial qu’il avait organisé pour consacrer l’œuvre de son ami se retourna contre lui. Tous les marchands et critiques de l’époque l’utilisèrent pour l’attaquer. Les milieux de l’art le raillèrent. Sir Edward fut accusé d’avoir présenté un faux grossier. Déshonoré, ruiné, il abandonna ses propriétés et quitta précipitamment l’Angleterre. Il partit vivre en Amérique avec sa femme et sa fille et mourut quelques années plus tard, dans le plus grand anonymat.

– Mais comment savez-vous tout cela ? demanda Jonathan.

– Vous n’avez toujours pas compris où vous vous trouvez ?

À l’air perplexe de Jonathan, Clara ne put refréner un rire franc qui jaillit en éclats.

– Mais vous êtes dans la demeure de Sir Edward. C’est ici que votre peintre a passé ses dernières années, c’est ici qu’il a peint un grand nombre de ses tableaux.

Alors Jonathan regarda tout autour de lui et vit le manoir sous bien d’autres aspects. Quand ils passèrent devant le peuplier, il essaya d’y imaginer son peintre en train d’y travailler. Il devina l’endroit où Vladimir avait posé son chevalet pour réaliser l’un des tableaux qu’il préférait. L’œuvre dont il voyait le paysage original en face de lui était, à sa connaissance, exposée dans un petit musée de la Nouvelle-Angleterre. Jonathan regarda la clôture blanche qui entourait le domaine à perte de vue. La colline qui rehaussait le paysage était bien plus haute sur le tableau qu’elle ne l’était en réalité. Alors, Jonathan s’accroupit sur ses genoux et comprit que Vladimir avait réalisé sa peinture assis et non debout. Clara avait dû se tromper dans la chronologie de son récit. Deux ans après avoir emménagé ici, Vladimir était probablement déjà très affaibli. Ils rentrèrent vers la maison par un bel après-midi d’été.

Jonathan passa le reste de la journée dans le petit bureau. Il retrouva Clara au début de la soirée, elle fredonnait dans la cuisine. Il entra sans faire de bruit, s’adossa au chambranle de la porte et la regarda.

– C’est drôle, vous croisez toujours vos mains dans votre dos et vous plissez toujours les yeux quand vous êtes songeur. Une chose vous perturbe ? demanda-t-elle.

– Plusieurs ! Y aurait-il une petite auberge de campagne où je pourrais vous emmener dîner, je perfectionnerais bien ma conduite sur votre Morgan et puis j’ai faim, pas vous ?

– Je meurs de faim ! dit-elle en jetant dans l’évier les couverts qu’elle tenait dans la main. Je monte me changer, je serai prête dans deux minutes.

Elle tint presque parole. Jonathan eut à peine le temps d’essayer de joindre Peter, sans succès, et de constater que la batterie de son téléphone portable avait rendu l’âme, que Clara l’appela du hall au bas des escaliers.

– Je suis prête !

Le roadster filait sous la lumière voilée d’un croissant de lune. Clara avait regroupé sa chevelure sous un foulard qui la protégeait du vent. Jonathan cherchait à quand remontait la dernière fois qu’il s’était senti le cœur aussi plein. Il repensa à Peter, il faudrait qu’il le prévienne que La Jeune Femme à la robe rouge n’était pas signé. Il imaginait déjà sa tête et le travail qu’il devrait accomplir pour sauver son ami. Il lui faudrait trouver en quelques jours les moyens d’authentifier un tableau qui se différenciait de l’œuvre du peintre supposé l’avoir réalisé.

Et même si chaque empreinte de pinceau valait pour lui bien plus que toute signature, l’absence d’une simple griffe sur la toile soulèverait bien des interrogations dans les milieux de l’art. En premier, il devrait découvrir pourquoi Vladimir n’avait pas apposé son nom sur son tableau. Etait-ce parce qu’il avait dérogé à ses deux règles absolues : ne jamais utiliser de pigment rouge et ne jamais peindre de femme ? Si telles étaient les seules raisons de cet étrange anonymat, alors il avait, sans le savoir, joué le pire des tours à l’expert qui tenterait un siècle et quelques décennies plus tard de faire valoir au monde la dimension de son travail.

« Pourquoi as-tu fait ça, Vladimir ? » pensait Jonathan.

– C’est la question que je ne cesse de me poser, reprit Clara.

La petite lampe à la table où l’aubergiste les avait installés éclairait délicatement le visage de Clara. Jonathan releva la tête et ne put résister à l’envie de la regarder.

– Vous lisez dans mes pensées ?

– Je les partage ! Et puis je n’ai pas de mérite, vos lèvres accompagnaient les mots que vous murmuriez sans que vous vous en rendiez compte.

– Non signée, la toile va susciter bien des controverses. Il nous faut des éléments concrets qui prouvent que Radskin en est bien l’auteur.

– Par où comptez-vous commencer ?

– Par la composition de la peinture, et il faudra que je retrouve l’origine des pigments de La Jeune Femme à la robe rouge pour les comparer à ceux qu’il utilisait dans ses autres peintures. Cela nous fournira une première série d’indices.

Leurs mains étaient si proches qu’il leur aurait suffi de quelques centimètres gagnés sur la pudeur ou la peur, pour n’en former plus qu’une. Et qui sait si en se joignant elles ne leur auraient pas livré les réponses aux questions que tous deux se posaient sans oser se les confier ?


Au manoir, Jonathan occupa une chambre d’amis. Il posa son sac sur un fauteuil et s’appuya de ses mains sur le lit surplombé d’un dais aux tentures écrues. Puis il se rendit vers l’une des deux fenêtres qui ouvraient sur le parc et sentit les effluves du grand peuplier qui oscillait dans la clarté de la nuit. Il frissonna, repoussa les volets intérieurs et entra dans la salle de bains. Clara marchait dans le couloir, elle marqua un temps d’arrêt devant la porte de sa chambre, puis elle s’éloigna vers celle qu’elle occupait au bout du corridor.


Il se leva de très bonne heure. Dès qu’il fut prêt, il descendit vers la cuisine. La pièce sentait bon le feu de bois éteint. Clara n’avait pas exagéré, au petit matin la pièce était glaciale. Deux bols étaient posés sur la grande table, près d’une panière. Jonathan y déposa un mot. Il raviva le feu et sortit par la porte arrière qu’il referma sans faire de bruit. Le parc semblait dormir enveloppé dans la rosée de l’aube. Jonathan emplit ses poumons d’air frais, il aimait cette heure du jour où deux mondes si étrangers se côtoient un court instant. Ni les branches des arbres ni les tiges des rosiers accrochés aux façades ne frissonnaient. Le gravier crissa sous ses pas. Il monta à bord de sa voiture, lança le moteur et quitta le domaine. Sur la petite route bordée des hauts arbres, il regarda le manoir rapetisser dans son rétroviseur. Au moment où il tournait dans le chemin, Clara ouvrit ses fenêtres à l’étage.

Une fine pluie tombait sur l’aéroport d’Heathrow, Jonathan rendit sa voiture et emprunta la navette qui le conduisit vers les guichets d’Alitalia. Le vol pour Florence ne partait que deux heures plus tard, il alla flâner du côté des boutiques.