Mais son exode et ses conditions de vie précaires dans le quartier de Lambeth avaient affaibli les conditions physiques de Vladimir. Il lui arrivait souvent d’être torturé par d’effroyables quintes de toux, ses articulations le faisaient de plus en plus souffrir. Un matin, alors qu’il le visitait, Sir Edward le trouva allongé à même le sol du modeste studio où il l’avait installé. Perclus de rhumatismes, il n’avait pas pu se relever tout seul du lit dont il était tombé.

Vladimir fut transporté immédiatement dans la maison de ville du galeriste qui veilla sur lui quotidiennement. Quand son médecin personnel rassura Sir Edward sur le bon rétablissement de son protégé, il le fit conduire dans sa propriété en dehors de la ville pour qu’il y passe une convalescence confortable. Vladimir y retrouva une santé éclatante. Grâce à Sir Edward, il fit plusieurs voyages en solitaire à Florence, pour aller se procurer lui-même les poudres de pigments avec lesquelles il composait ses couleurs si profondes. Sir Edward le traita comme un frère. Tout au long de ces années, leur amitié fut exemplaire. Quand il ne voyageait pas, Vladimir peignait. Sir Edward exposait ses tableaux, dans sa galerie de Londres, et quand un tableau ne trouvait pas d’acquéreur, le galeriste l’accrochait aux murs de l’une de ses demeures, donnant son solde au peintre comme si l’œuvre s’était vendue. Huit années plus tard, Vladimir tomba à nouveau malade et cette fois son état se dégrada rapidement.

– Il mourut au début d’un mois de juin, assis paisiblement dans un fauteuil, à l’ombre d’un grand arbre où Sir Edward l’avait porté.

La voix de Clara s’était attristée en finissant son récit. Elle se leva pour débarrasser la table et Jonathan l’aida aussitôt sans lui demander son avis. Clara prit les tasses, Jonathan la théière et ils portèrent le tout vers les deux vasques à la faïence craquelée, surplombées d’une imposante robinetterie en cuivre. L’eau coula en un long filet. Jonathan avoua à Clara qu’il ignorait presque tout de l’épisode de campagne de Vladimir et lui rapporta quelques autres fragments de l’histoire du vieux peintre auquel il avait consacré sa vie.

L’après-midi touchait à sa fin, Clara et Jonathan avaient traversé ensemble les brumes du vieux Londres, décrit la maison où Vladimir avait vécu près de Covent Garden, visité le jardin de roses où il aimait flâner quand il était à la campagne. À force d’évoquer le peintre, ils auraient presque pu entendre son pas faire craquer la paille des écuries quand il venait rendre visite à son ami cocher. Jonathan était en train de rincer la vaisselle, Clara l’essuyait à ses côtés. Il était subjugué par la sensualité qui se dégageait d’elle. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour ranger les assiettes dans un égouttoir en bois accroché au mur au-dessus de sa tête. Il eut cent fois envie de la prendre dans ses bras, cent fois il y renonça. Clara actionna la poignée du robinet. Elle essuya ses mains sur le revers d’un tablier qu’elle défit et qu’elle abandonna près de l’antique cuisinière à bois. Elle se dirigea vers lui, pleine de vie.

– Allez venez, suivez-moi, dit-elle.

Elle l’entraîna par la porte de la cuisine qui donnait sur l’arrière du manoir. Ils traversèrent la cour et s’arrêtèrent devant une immense remise. Quand elle tourna la clé, Jonathan sentit battre son cœur. Elle repoussa énergiquement les deux grandes portes. À l’intérieur de la grange, la calandre d’un roadster Morgan brillait de tous ses chromes. Clara prit place derrière le vieux volant en bois et le moteur vrombit.

– Ne faites pas cette tête-là, venez ! Je dois faire des courses au village. Vous découvrirez ce qui vous amène ici à notre retour. Après tout, qui a vingt-quatre heures de retard ? dit-elle, les yeux pleins de malice.

Jonathan s’installa à ses côtés et Clara démarra sur les chapeaux de roues.

Le cabriolet traversa la campagne à vive allure. Ils s’arrêtèrent devant une petite épicerie. Clara acheta le dîner. Jonathan ressortit les bras chargés d’une cagette qu’il posa sur la minuscule banquette arrière. Au retour, Clara lui confia le volant. Nerveux, il enclencha la première vitesse et le moteur cala.

– La garde d’embrayage est un peu sèche quand on n’y est pas habitué ! dit-elle.

Jonathan ravala sa fierté et chercha à cacher son impatience. En arrivant devant la maison, il finit par se détendre. Les courses abandonnées dans la cuisine, Clara l’entraîna à l’intérieur du manoir. Elle lui fit parcourir un long couloir qui débouchait dans la grande bibliothèque. Les allèges des murs aux boiseries décrépies par le temps étaient rehaussées de tentures anciennes. Au-dessus de la cheminée une grande horloge s’était arrêtée à six heures et plus personne ne savait s’il s’agissait d’un soir ou d’un matin. Quelques livres aux reliures usées recouvraient une table en acajou qui régnait au milieu de la pièce. Par les fenêtres à petits carreaux, on pouvait déjà voir le soleil s’estomper derrière les crêtes des collines. Jonathan remarqua dans un renfoncement la petite porte vers laquelle se dirigeait Clara. Elle s’engouffra sous l’alcôve, Jonathan voulut reculer pour lui céder le passage. Lorsqu’elle posa sa main sur la poignée, leurs corps se frôlèrent et l’étrange vertige recommença.

De lourds nuages obscurcirent le ciel à une vitesse fulgurante. Le jour cessa et la pluie du soir se mit à tomber. Une fenêtre de la bibliothèque céda à une bourrasque. Jonathan traversa la pièce et tenta de la refermer, mais son bras refusa de lui obéir. Tous ses muscles s’engourdissaient. Il voulut appeler Clara mais aucun son ne sortait de sa bouche. Au-dehors, tout changeait. Les rosiers éclatants accrochés à la façade du manoir la recouvraient désormais de façon sauvage. Des volets décrépis couinaient à l’étage, sous les assauts du vent. Quelques tuiles de la toiture dégringolaient avant d’éclater sur le parvis. Jonathan avait l’impression de suffoquer, ses poumons le torturaient. L’averse gifla ses joues. Devant la maison, un fiacre en piteux état était attelé. Les sabots battant la terre trahissaient la nervosité du cheval qu’un cocher en haut-de-forme tentait de retenir en serrant les longes du mieux qu’il le pouvait. À l’intérieur de la berline, une jeune silhouette était emmitouflée dans une cape grise, une capuche recouvrait sa tête. Un couple d’âge mûr sortit de la demeure à la hâte. L’homme à la carrure imposante fit grimper la femme qu’il protégeait de son bras. Il referma la portière, passa sa tête par la fenêtre et hurla : « Par les bois, vite, ils arrivent ! »          Le cocher fouetta la monture et la voiture contourna le grand arbre. Le peuplier qui régnait dans le parc n’avait plus aucun feuillage. L’été qui naissait à peine semblait déjà toucher à sa mort. La voix inconnue revint à lui : « Vite, vite, dépêchez-vous ! » murmurait-elle en se mélangeant au souffle des rafales.

Jonathan détourna péniblement son regard vers l’intérieur de la bibliothèque. Le décor avait changé. À l’extrémité de la pièce, la porte qui donnait sur le couloir s’ouvrit brusquement. Jonathan vit deux silhouettes qui fuyaient vers l’étage. L’une tenait sous son bras un grand paquet ficelé dans une couverture. Jonathan savait que dans quelques secondes l’air viendrait à lui manquer. Il inspira profondément et tenta de toutes ses forces de lutter contre l’engourdissement, il recula d’un pas et le vertige cessa aussitôt. Clara était toujours en face de lui. Il était de nouveau sous l’alcôve.

– Ça a recommencé n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

– Oui, répondit Jonathan en reprenant son souffle.

– Moi aussi cela m’arrive, je fais ces rêves, murmura-t-elle. Cela se produit quand nous nous touchons.

L’étrange le paraît encore plus lorsqu’on se confie. Elle le regarda fixement et sans plus rien dire elle entra dans le petit bureau.

Le chevalet était posé au milieu de la pièce. Quand Clara ôta la couverture qui protégeait le tableau, elle offrit à Jonathan ce moment unique dont il avait toujours rêvé. Il regarda la toile et n’en crut pas ses yeux.


6.

De dos, figée dans l’éternité du tableau, la jeune femme se tenait debout, la robe plissée qu’elle portait était d’un rouge dense et profond, un rouge comme Jonathan n’en avait jamais vu. Il effleura la toile du bout des doigts. L’œuvre était plus belle que tout ce qu’il aurait pu imaginer. Le sujet d’abord qui dérogeait à toutes les règles que Vladimir s’était imposées, et puis ce rouge indescriptible qui lui rappela que Vladimir broyait et préparait lui-même ses couleurs à l’ancienne.

Une griserie submergeait sa méditation d’expert. Le thème du contre-jour que le peintre avait adopté ici était d’une facture déjà contemporaine. Il ne s’agissait pas de vibration de lumière mais de figuration précise, d’une avancée prémonitoire dans le XXe siècle. En arrière-plan, un peuplier bleuté sur ciel vert d’émeraude annonçait déjà le futur fauvisme. Et Jonathan perçut mieux encore la dimension du talent de son peintre. Vladimir n’était d’aucun temps. Ce tableau était sans précédent ni semblable.

– Alors tu l’as fait, vieux bougre ! murmura-t-il. Tu l’as fait, ton chef-d’œuvre.

Il resta ainsi de longues heures à regarderLa Jeune Femme à la robe rouge, et Clara qui avait quitté la pièce ne vint à aucun moment de la nuit interrompre le silence qui enveloppait la réunion singulière du peintre et de son historien.

Elle n’entra dans le bureau qu’au lever du jour. Elle posa un plateau sur un secrétaire, repoussa les rideaux et laissa filtrer la lumière par la fenêtre qu’elle entrouvrit. Jonathan plissa les yeux et s’étira. Il s’assit face à elle à la petite table et lui servit une tasse de thé. Ils se regardèrent quelque temps sans rien se dire et ce fut lui qui brisa l’instant complice.