– Qu’est-ce que tu n’as pas compris ? demanda Jonathan.

– Vingt ans que tu m’entraînes dans tes congrès, que nous arpentons des couloirs de bibliothèques à éplucher des tonnes d’archives à la recherche du moindre indice qui te permettrait d’éclaircir le mystère de ton peintre, vingt ans que nous parlons de lui presque quotidiennement, et tu as renoncé à savoir si ce tableau existait ?

– Il n’y avait probablement pas de cinquième tableau, Peter.

– Comment le sais-tu puisque tu n’es pas entré dans ce château ? Il me le faut, Jonathan, j’en ai besoin pour que mes associés ne me virent pas. J’ai l’impression d’être enfermé dans un aquarium dont les parois rétrécissent à l’eau.

À Londres, Peter avait pris des risques énormes. Il avait réussi à convaincre le conseil de retarder l’impression du catalogue de la prestigieuse maison, ce qui revenait à envoyer un signal fort au monde de l’art, autant annoncer qu’un coup d’éclat se préparait. Ces ouvrages périodiques faisaient référence et leur contenu engageait la réputation de la célèbre institution qui l’employait.

– Rassure-moi, tu ne t’es pas avancé auprès d’eux, quand même ?

– Après ton appel de ce matin, où tu m’as rapporté ta conversation et ton départ précipité à la campagne, j’ai contacté le président de notre bureau de Londres.

– Tu n’as pas fait ça ? demanda Jonathan sincèrement inquiet.

– Nous sommes samedi, je l’ai appelé chez lui ! geignit Peter en enfouissant sa tête au creux de ses mains.

– Qu’est-ce que tu lui as dit ?

– Que je m’engageais personnellement et que, s’il me faisait confiance, cette vente serait l’une des plus grandes de la décennie.

Peter n’avait pas eu tort. Si Jonathan et lui avaient révélé la dernière œuvre de Vladimir Radskin, les acheteurs des plus grands musées seraient venus préempter à sa vente malgré les offres des grands collectionneurs. Jonathan aurait offert à son vieux peintre le renom dont il rêvait pour lui depuis toujours et Peter serait redevenu l’un des commissaires-priseurs les plus « prisés » du moment.

– Il manque un détail important à ton tableau idyllique ! As-tu envisagé une alternative ?

– Oui, tu m’enverras des mandats postaux sur l’île déserte où tu m’auras fait exiler contre la promesse que je ne me suicide pas après avoir été raillé par toute la profession.


Les côtes américaines étaient en vue et la conversation entre les deux compères n’avait pas cessé de tout le vol, au grand dam des passagers autour d’eux qui n’avaient pas pu fermer l’œil du voyage. Quand l’hôtesse avait présenté les plateaux-repas, Peter avait innocemment soulevé le volet de son hublot et tourné la tête vers les nuages pour éviter le regard de Jonathan. Il se retourna à la vitesse de l’éclair, prit la tartelette au chocolat sur le plateau de Jonathan et l’engouffra.

– Tu avoueras que cette nourriture est vraiment dégueulasse.

– Nous sommes à trente mille pieds au-dessus de l’océan, nous pouvons rejoindre deux continents en huit heures sans avoir le mal de mer, tu ne vas pas te plaindre parce que la dinde n’est pas à ton goût !

– Si seulement c’était de la dinde dans ce sandwich !

– Fais comme si c’en était !

Peter fixa longuement Jonathan, jusqu’à ce que celui-ci le remarque.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Jonathan.

– Quand j’ai récupéré tes affaires dans ta chambre, j’ai trouvé l’accusé de réception de la télécopie que tu as envoyée à Anna. Je n’aurais pas dû la lire mais je suis tombé dessus, alors…

– Alors quoi ? interrompit Jonathan d’un ton sec.

– Alors tu as écrit Clara au lieu d’Anna ! Je préférais te prévenir avant que ce ne soit ta fiancée qui te le dise.

Les deux amis se regardèrent complices, et Peter éclata de rire.

– Vraiment, je me demande ! dit-il en reprenant son souffle.

– Et qu’est-ce que tu te demandes ?

– Ce que tu fous avec moi dans cet avion !

– Je rentre chez moi !

– Je vais reformuler ma question, tu vas voir que même toi tu vas comprendre ! Je me demande de quoi tu as eu peur ?

Jonathan réfléchit longuement avant de lui répondre.

– De moi ! J’ai eu peur de moi.

Peter hocha la tête et regarda par le hublot la presqu’île de Manhattan que l’on devinait au loin.

– Mais moi aussi j’ai souvent peur de toi, mon vieux, et ça ne m’empêche pas d’être ton meilleur ami ! Fréquente-toi un peu plus souvent, tu t’habitueras à toutes tes lubies, tu finiras comme moi par être passionné par un vieux peintre russe dont tu te parleras à longueur de journée. Tu te verras préparer ton mariage en tirant une tête de cent pieds de long. Non, je t’assure, si tu arrives à devenir ami avec toi-même, tu verras à quel point la vie est pleine de rebondissements !

Jonathan ne lui répondit pas, il reprit le magazine de la compagnie aérienne dans la poche du fauteuil devant lui. Le hasard est parfois provocateur. Au décollage, en feuilletant ce mensuel, il s’était arrêté sur une courte interview d’une galeriste très en vogue à Londres. Une photo de Clara illustrait la chronique, elle était prise devant son manoir. Jonathan se pencha et rangea la revue dans sa sacoche. Peter le regarda faire du coin de l’œil.

– Si je peux me permettre, reprit Peter, quitte à m’exiler sur mon île déserte, il faut absolument que j’y aille seul.

– Ah oui, et pourquoi ?

– Parce que si tu es obligé de m’y rejoindre, elle ne sera plus déserte !

– Et pourquoi je serais obligé de t’y rejoindre ?

– Pour t’être complètement trompé de vie à Boston, et t’en être rendu compte trop tard !

– À quoi fais-tu allusion Peter ? demanda Jonathan d’un ton agacé.

– À rien ! répondit Peter narquois en prenant négligemment son exemplaire du magazine de bord.

Après avoir franchi la douane, Peter et Jonathan se dirigèrent vers le parking gardé. Ils s’engagèrent sur la passerelle qui surplombait les voies d’accès au terminal. Peter se pencha à la balustrade.

– Tu as vu la queue aux taxis ! À qui dit-on merci d’avoir eu le génie de prendre sa voiture ?

Dans la longue file de passagers qui se formait sur le trottoir, Jonathan ne remarqua pas la femme aux cheveux blancs qui montait dans la voiture de tête.


La périphérie de la ville était embouteillée, il avait fallu plus d’une heure à Peter pour raccompagner son ami chez lui. Jonathan posa sa mallette et accrocha son imperméable à une patère. Les lumières de la cuisine étaient éteintes. Il appela Anna dans l’escalier mais n’obtint aucune réponse. Sa chambre baignait dans l’obscurité, le lit n’était pas défait. Il entendit un craquement au-dessus de sa tête et grimpa aussitôt vers le niveau supérieur. Il repoussa doucement la porte entrebâillée de l’atelier. La pièce était vide. Une nouvelle toile d’Anna reposait sur son chevalet, Jonathan s’en approcha et la détailla. Le tableau dépeignait la vue dont on jouissait depuis l’atelier au siècle dernier. Il reconnut sur la toile les rares édifices qui avaient résisté aux assauts du temps et s’érigeaient encore sous les fenêtres de leur maison. Au centre du tableau, un brick, grand voilier à deux mâts, accostait le vieux port. Quelques passagers s’affairaient sur le pont. Une famille franchissait la passerelle qui joignait le quai. Si Jonathan s’était approché plus près encore, il aurait pu admirer la précision du trait de pinceau d’Anna. La texture de bois se détachait finement de celle de la coque du navire. Un homme à la forte carrure tenait sa fille par la main, la capuche qui recouvrait son visage était d’un beau gris perle. À la main de sa femme qui s’accrochait au bastingage en corde, on devinait une imposante bague.

Jonathan pensa à son meilleur ami, seul chez lui. Peter avait beau vouloir donner le change, Jonathan le connaissait trop pour ignorer l’inquiétude qui le rongeait, et il se sentait coupable. Il se dirigea vers le bureau d’Anna et décrocha le téléphone. Peter était en ligne. Jonathan regarda la pièce, baignée dans les derniers rayons du jour qui filtraient par la verrière. La couleur dont se teintaient les lattes était aussi dorée que les parquets blonds d’un vieux manoir anglais. Son cœur se mit à cogner au diapason d’une envie qui le remplissait de bonheur. Il raccrocha, sortit de l’atelier et dévala les marches. Il agrippa sa petite valise sur la chaise de l’entrée et referma la porte derrière lui. Il grimpa dans un taxi et indiqua au chauffeur sa destination.

– Aéroport de Logan, le plus vite possible, s’il vous plaît !

Le conducteur regarda la mine de son passager dans son rétroviseur et les pneus du break Ford crissèrent sur l’asphalte.

Alors que la voiture tournait au coin de la rue, la main d’Anna laissa retomber les lamelles du store en bois. Derrière la vitre de son atelier, elle souriait. Anna descendit les escaliers, enclencha le répondeur dans la cuisine et prit ses clés dans une coupelle. Dans l’entrée, elle avisa l’imperméable que Jonathan avait oublié sur le portemanteau. Elle haussa les épaules, sortit de la maison et remonta la rue à pied. Un peu plus loin, elle entra dans sa voiture et prit la direction du nord. Elle traversa le Harvard Bridge qui enjambait Charles River et poursuivit sa route jusqu’à Cambridge. La circulation était dense. Elle s’engagea dans Mass Avenue, contourna le campus universitaire et bifurqua dans Garden street.

Anna venait de se garer non loin du n° 27. Elle grimpa les trois marches du perron et sonna à l’interphone. La gâche électrique grésilla et la porte s’ouvrit. Elle prit l’ascenseur jusqu’au dernier étage. La porte au bout du couloir était entrebâillée.

– C’est ouvert, dit une voix de femme, à l’intérieur.