Dans son dos, il entendit les sabots d’un cheval qui se rapprochait au grand trot. Il aurait bien voulu tourner la tête mais aucun de ses muscles ne répondait. Une voix qu’il ne pouvait identifier lui soufflait à l’oreille « vite, vite, faites vite, je vous en supplie ». Jonathan sentit ses tympans prêts à éclater. L’animal était maintenant tout près, il ne pouvait le voir mais ressentait son souffle, et le halo des naseaux fumants passa sur son épaule. Le vertige grandissait, ses poumons lui comprimaient le cœur.

Il chercha une respiration dans un ultime effort. Il entendit la voix lointaine de Clara qui l’appelait ; tout devint immobile.

Puis, lentement, les nuages recouvrirent à nouveau la lune, le goudron reflua sur les pavés de bois, les murs en désordre se rhabillèrent un à un de briques bien ordonnées. Jonathan ouvrit les yeux. Le réverbère dont l’ampoule mal vissée clignotait avait repris sa place, et le ronronnement d’un moteur de taxi succédait à celui du souffle d’un cheval disparu dans son étourdissement.

– Jonathan, vous allez bien ? répéta la voix de Clara pour la troisième fois.

– Oui, je crois, dit-il en reprenant ses esprits, j’ai eu un vertige.

– Vous m’avez fait une de ces peurs, vous êtes devenu tout pâle.

– Ce doit être la fatigue du voyage. Ne vous inquiétez pas.

– Montez avec moi, je vais vous déposer.

Jonathan la remercia. Son hôtel était près d’ici, marcher lui ferait le plus grand bien et la nuit était douce.

– Vous reprenez des couleurs, dit Clara apaisée.

– Oui, tout ira bien, je vous assure, c’était un petit étourdissement de rien du tout. Rentrez, il est tard.

Clara hésita quelques instants avant de s’engouffrer dans le taxi. Elle referma la portière et Jonathan regarda la voiture s’éloigner. Par la vitre arrière, Clara le regardait aussi. Son visage disparut dans le scintillement des feux du taxi qui venait de tourner au bout de la rue. Jonathan se remit en marche.

Il avait recouvré tous ses esprits, mais une chose continuait de le perturber. Le décor qui lui était apparu dans son éblouissement ne lui était pas totalement inconnu. Quelque chose qui surgissait du fond de sa mémoire lui en donnait presque la certitude. Une fine pluie se mit à tomber, il s’arrêta, leva la tête et lui offrit son visage. Cette fois, sous ses paupières, il revit Clara entrer dans le bar, le délicieux moment où elle avait ôté sa gabardine, et puis le sourire quand elle l’avait vu assis au comptoir. À cet instant précis il aurait voulu pouvoir remonter les aiguilles du temps. Il rouvrit les yeux et enfouit ses mains au fond de ses poches. En reprenant le cours de sa marche, ses épaules semblèrent étrangement lui peser.

Dans le hall du Dorchester, il salua le concierge de la main et se dirigea vers les ascenseurs. Au pied des escaliers, il changea d’avis et grimpa les marches. En entrant dans sa chambre il trouva une enveloppe sous le seuil de la porte, probablement l’accusé de réception de la télécopie qu’il avait envoyée à Anna. Il la ramassa et la posa sur le bureau. Puis, il abandonna sa veste trempée sur le valet de pied et entra dans la salle de bains. Le miroir réfléchissait la pâleur de ses traits. Il prit une serviette et sécha ses cheveux. De retour sur son lit, il posa sa main sur le combiné et appela son domicile bostonien. Une nouvelle fois le répondeur enregistra l’appel. Jonathan demanda à Anna de le rappeler sans faute, il s’inquiétait de ne pas avoir de nouvelles. Quelques instants plus tard, la sonnerie du téléphone retentit, Jonathan se précipita et décrocha.

– Mais où étais-tu, Anna ? dit-il aussitôt. Je t’ai appelée dix fois, je commençais vraiment à me faire du souci.

Il y eut quelques secondes de silence, et la voix de Clara répondit.

– C’est moi qui me faisais du souci, je voulais juste m’assurer que vous étiez bien rentré.

– C’est très gentil à vous. La pluie m’a tenu compagnie.

– C’est ce que j’ai vu, j’ai pensé que vous n’aviez ni imperméable ni parapluie.

– Vous avez pensé à ça ?

– Oui.

– Je ne peux pas vous dire pourquoi, mais cela me fait plaisir, vraiment plaisir.

Elle marqua un temps.

– Jonathan, au sujet de notre soirée, je voulais vous dire quelque chose d’important.

Il se redressa sur le lit, serra un peu plus le combiné contre son oreille et retint sa respiration.

– Moi aussi, dit-il.

– Je sais que vous vous êtes retenu de m’en parler, ne dites rien, c’est tout à votre honneur et je comprends votre discrétion, je l’admire même. Je dois avouer que moi-même je ne vous ai pas facilité la tâche, enfin je veux dire que nous avons tourné tous les deux autour de cette question depuis nos premières discussions à la galerie. En vous écoutant ce soir, j’ai acquis une certitude et je crois que Vladimir aurait accepté ma démarche. Je crois même qu’il vous aurait fait confiance, en tout cas, moi j’ai décidé de le faire. On a dû vous monter une enveloppe, je l’ai déposée à la réception de votre hôtel en vous quittant. Elle contient un itinéraire. Louez une voiture et venez me rejoindre demain. J’ai quelque chose d’important à vous montrer, quelque chose que vous aurez plaisir à voir. Je vous attends à midi, soyez ponctuel. Bonsoir Jonathan, à demain.

Elle coupa la communication sans lui laisser le temps de répondre. Jonathan se dirigea vers le petit bureau, prit l’enveloppe et déplia le plan. Il réserva un véhicule pour le lendemain auprès de la réception de l’hôtel et en profita pour demander si aucune télécopie n’était arrivée pour lui. Le concierge répondit qu’une certaine Anna Valton avait cherché à le joindre dans l’après-midi, le seul message qu’elle avait laissé était de le prévenir de son appel. Jonathan haussa les épaules et raccrocha.

Le sommeil l’emporta dès qu’il fut couché et sa nuit fut tourmentée par un rêve étrange. Il déambulait à cheval sur les pavés glissants d’un vieux quartier de Londres. Avançant au pas, il détaillait les passants qui se bousculaient devant une maison dans une grande agitation. Tous portaient un habit d’un autre temps. Pour échapper à la foule qui se massait autour de lui, il se lançait au galop.

Au bout, la ruelle débouchait sur un paysage de campagne. Il ralentit au trot en pénétrant une allée bordée de grands arbres. Une femme qui chevauchait à ses côtés le rejoignit par sa droite. Une pluie fine se mit à tomber. « Vite, vite, dépêchez-vous », supplia-t-elle en relançant sa monture au grand galop.


*


Le réveil téléphoné qu’il avait commandé la veille le tira de son songe. Il quitta l’hôtel Dorchester au volant d’une voiture de location et prit l’autoroute par l’est de la ville. Suivant à la lettre les indications données par l’itinéraire de Clara, il emprunta une bretelle de sortie cent kilomètres plus loin. Une demi-heure plus tard, il naviguait sur une petite route de campagne, se remémorant sans cesse qu’en Angleterre il lui fallait tenir sa gauche. De longues barrières en bois bordaient de vastes plaines. Il repéra la fourche marquée sur le plan et plus loin la taverne qu’elle avait indiquée. Deux virages plus tard, il prit un petit sentier qui s’enfonçait dans la forêt épaisse. Les nids-de-poule ballottaient son véhicule, il ne ralentit pas son allure. Il entraînait dans son sillage de vastes gerbes de boue qui éclaboussaient les bas-côtés, ce qui n’était pas sans l’amuser. Puis le petit chemin s’éclaira sous une rangée de grands arbres. Il s’arrêta devant une grille en fer forgé. De l’autre côté de l’imposant portail, un chemin de graviers dessinait une courbe qui bordait à cent mètres un ravissant manoir anglais. Trois longues marches de pierre cernaient les pourtours de l’esplanade, au-devant de la demeure. Deux grandes portes vitrées encadraient, de chaque côté, l’entrée principale. Clara, en imperméable léger, tenait un sécateur à la main. Elle se dirigea vers un rosier qui grimpait le long du mur et en tailla quelques fleurs aux tonalités blanches. Elle coupa les tiges, huma les corolles, et commença à composer un bouquet. Elle était d’une beauté éblouissante. Le soleil qui jouait à cache-cache perça la fine couche de nuages. Clara laissa aussitôt glisser son imperméable à terre. Le tee-shirt blanc qui la serrait au corps découvrait ses épaules, soulignant ses formes.

Jonathan sortit de la voiture. Quand il s’approcha de la grille, Clara entra à l’intérieur de la demeure. En poussant le portail de sa main gauche, il vit à son poignet la montre qu’Anna lui avait offerte le jour de leurs fiançailles. Devant lui, un rai de lumière dorée entra par la porte-fenêtre du manoir et se répandit sur les parquets blonds du salon. Jonathan resta un long moment immobile avant de prendre une décision dont il savait déjà combien elle lui coûterait. Il retourna sur ses pas, s’engouffra dans la voiture et enclencha la marche arrière. Sur la route qui le ramenait vers Londres, il tapa rageusement sur le volant. Il regarda l’heure au tableau de bord, prit son téléphone portable et appela Peter. Il l’informa qu’il le rejoignait directement à l’aéroport et le pria de prendre son bagage dans sa chambre, puis il contacta British Airways et confirma sa réservation.

En route, son humeur était sombre, non à cause du rêve brisé de voir ce tableau qu’il avait attendu depuis tant d’années, mais parce qu’une idée l’obsédait. Plus les kilomètres l’éloignaient du manoir, plus la présence de Clara qu’il fuyait s’imposait à lui. En arrivant à Heathrow, il s’avoua la seule vérité qui s’imposait. Clara lui manquait.


5.

Peter trépignait en faisant les cent pas dans la salle d’attente. Si le vol pour Boston n’avait pas de retard, Jonathan serait chez lui en fin d’après-midi.