– Eh bien si cela peut vous aider, moi je me sens très à l’aise en votre compagnie, dit Clara les joues empourprées.

L’atmosphère était enfumée, Clara eut envie d’air frais. Ils sortirent de l’établissement. Jonathan héla un taxi et ils prirent le chemin des quais de la Tamise. Ils marchaient sur le long trottoir qui borde le fleuve tranquille. La lune se reflétait dans l’eau calme. Un vent doux effleurait les branches des platanes. Jonathan interrogea Clara sur son enfance. Pour des raisons que personne ne pouvait lui conter, elle avait été recueillie par sa grand-mère à l’âge de quatre ans et était partie à huit ans grandir dans une pension anglaise. Elle n’avait jamais manqué de rien, son aïeule fortunée venait la voir chaque année le jour de son anniversaire. Clara gardait un souvenir éternel de la seule fois où elle la fit s’évader des murs de son école. Elle fêtait ses seize ans.

– C’est drôle, ajouta-t-elle, on dit que l’on ne retient rien de précis des trois premières années de notre vie et pourtant cette image de mon père au bout de la rue où nous habitions reste présente en moi. Enfin, je crois que c’était lui tout du moins. Il agitait sa main maladroitement, comme pour me dire au revoir, et puis il montait dans une voiture et il partait.

– Vous l’avez peut-être rêvé ? dit Jonathan.

– C’est possible, de toute façon je n’ai jamais su où il s’en allait.

– Et vous ne l’avez jamais revu ?

– Jamais, je l’espérais chaque année. Noël était une période étrange. La plupart des filles du collège rentraient dans leur famille, et moi, jusqu’à mes treize ans, je priais juste le bon Dieu pour que mes parents viennent me voir.

– Et après ?

– Je priais pour le contraire, pour qu’ils ne viennent surtout pas m’arracher à cet endroit dont j’avais enfin réussi à faire ma maison. C’est difficile à comprendre, je sais. Enfant, je souffrais de ne jamais rester longtemps au même endroit, du temps de mes parents nous ne dormions pas plus d’un mois sous le même toit.

– Pourquoi vous déplaciez-vous sans cesse ?

– Je n’en sais rien, ma grand-mère n’a jamais voulu me le dire. Je n’ai rien pu apprendre de quiconque.

– Et qu’avez-vous fait pour cet anniversaire de vos seize ans ?

– Ma protectrice, c’est comme cela que j’appelais ma grand-mère, était venue me chercher à la pension dans une magnifique automobile. C’est idiot, mais si vous saviez comme j’étais fière devant les autres filles. Pas parce que la voiture était une incroyable Bentley, mais parce que c’était elle qui la conduisait. Nous avons traversé Londres où, en dépit de mes jérémiades, elle n’a pas voulu s’arrêter. Alors j’ai avalé des yeux aussi vite que je le pouvais les façades des vieilles églises, les devantures des pubs, les rues animées de piétons, tout ce qui défilait par la fenêtre et surtout les berges de la Tamise.

Et depuis ce jour, Clara avait toujours eu rendez-vous quelque part avec un fleuve. À chacun de ses voyages, elle aimait s’échapper de toute obligation pour aller marcher près des eaux rondes, lever la tête sous les voûtes des ponts qui joignent les rives d’une cité. Aucun quai n’avait de secret pour elle. En marchant le long de la Vltava à Prague, du Danube à Budapest, de l’Arno à Florence, de la Seine à Paris ou du Yangtze à Shanghai, la rivière la plus chargée de mystères, elle apprenait l’histoire des villes et de leurs hommes. Jonathan lui parla des bords de la rivière Charles, du vieux port de Boston où il aimait tant aller flâner. Il promit de lui faire visiter les rues pavées du marché à ciel ouvert.

– Où alliez-vous ce jour-là ? reprit Jonathan.

– À la campagne ! J’étais furieuse, j’en venais de la campagne ! Nous avons dormi dans une chambre d’hôtel dont je pourrais encore vous décrire chaque détail. Je me souviens du tissu qui habillait les murs, de la commode qui grinçait, de l’odeur du bois ciré de la table de nuit contre laquelle je m’étais endormie après avoir lutté contre le sommeil. Je voulais entendre son souffle à côté de moi, sentir sa présence. Le lendemain, avant de me ramener à la pension, elle m’avait emmenée voir son manoir.

– Un beau manoir ?

– Dans l’état dans lequel il était on ne pouvait pas dire ça, non.

– Alors pourquoi faire tout ce chemin pour vous le montrer ?

– Ma grand-mère était une femme curieuse. Elle m’avait conduite jusque-là pour passer un marché avec moi. Nous étions dans la voiture devant la grille fermée, elle m’a dit qu’à seize ans on était en âge d’engager sa parole.

– Quelle promesse deviez-vous tenir ?

– Je vous ennuie avec mes histoires, non ? demanda Clara.

Ils s’assirent sur un banc. Le réverbère au-dessus de leur tête les éclairait dans la nuit récente. Jonathan la supplia de continuer.

– Il y en avait trois en fait. Je devais lui jurer qu’à sa mort, je mettrais aussitôt cette demeure en vente et que je ne m’aventurerais jamais à l’intérieur.

– Pourquoi ?

– Attendez les deux autres pour comprendre. Grand-mère était une farouche négociatrice. Elle voulait que j’embrasse une carrière scientifique, elle voulait que je sois chimiste. Elle devait voir en moi une sorte de nouvelle Marie Curie !

– J’ai comme l’impression que sur ce point vous n’avez pas tenu parole.

– Ce n’est rien à côté de ma dernière obligation ! Il fallait que je m’engage à ne jamais m’approcher de près ou de loin de tout ce qui pouvait toucher au monde de la peinture.

– Effectivement, dit Jonathan perplexe, mais pourquoi, et quelle était la contrepartie de vos engagements ?

– Elle me léguait la totalité de sa fortune, et croyez-moi, elle était consistante. Dès que j’ai promis, nous avons fait demi-tour.

– Vous n’êtes même pas entrées dans le manoir ce jour-là ?

– Nous ne sommes même pas descendues de la voiture,

– Vous avez vendu la propriété ?

– J’avais vingt-deux ans quand ma grand-mère est morte, j’étais moi-même en train de dépérir en troisième année de chimie. J’ai abandonné la faculté des sciences le jour même. Il n’y eut pas de cérémonie d’enterrement, parmi toutes ses lubies testamentaires, elle en avait ajouté une : le notaire n’avait pas le droit de me dire où elle reposait.

Et Clara, qui s’était juré de ne plus jamais toucher à une éprouvette de sa vie, s’était installée à Londres pour étudier l’histoire de l’art à la National Gallery, elle avait ensuite passé un an à Florence et parachevé son cycle à l’école des Beaux-Arts de Paris.

– Moi aussi, j’y suis allé, dit Jonathan enthousiaste, peut-être y étions-nous en même temps ?

– Aucune chance, répondit Clara en faisant la moue. Je regrette que cela vous ait échappé mais nous avons quand même quelques années d’écart !

Jonathan se redressa sur le banc, l’air très embarrassé.

– Je voulais dire que j’y ai donné des conférences.

– Et vous vous enfoncez ! dit-elle rieuse.

L’heure avait passé sans que l’un ou l’autre l’ait vue tourner. Jonathan et Clara se regardèrent, complices.

– Vous avez déjà eu une sensation de déjà-vu ? dit-elle.

– Oui, cela m’arrive souvent, mais là c’est tout à fait normal, nous sommes venus marcher ici hier.

– Je ne parlais pas de ça, reprit Clara.

– Pour tout vous avouer, si je n’avais pas redouté une banalité affligeante qui m’aurait fait passer à vos yeux pour un imbécile, je vous aurais bien demandé si nous ne nous étions pas déjà rencontrés dans ce café où nous nous sommes vus la première fois.

– Je ne sais pas si nos chemins se sont croisés, dit-elle en le regardant fixement, mais parfois il me semble vous connaître déjà.

Elle se leva et ils abandonnèrent les rives du fleuve. Ils entrèrent côte à côte dans les faubourgs de la ville. Le mouvement d’une trotteuse impalpable scandait son rythme dans la nuit silencieuse, comme si le temps présent voulait les retenir là, tous les deux sur ce pavé désert, dans la magie de l’instant précoce, à l’abri d’un voile invisible à tout autre qu’eux. Leurs corps en se frôlant inventaient un nouvel univers qui se muait, imperceptible, suivant leurs pas. Un taxi noir avança dans leur direction. Jonathan regarda Clara, un sourire triste aux lèvres. Il leva le bras et la voiture se rangea. Il ouvrit la portière. À l’instant où Clara y montait, elle se retourna et lui dit d’une voix douce qu’elle avait passé une très bonne soirée.

– Moi aussi, répondit Jonathan en fixant la pointe de ses chaussures.

– Quand repartez-vous à Boston ?

– Peter rentre demain… je ne sais pas.

Elle fit un léger pas vers lui.

– Alors, à bientôt.

Elle l’embrassa sur la joue. Ce fut la toute première fois que leurs peaux se touchaient et la première aussi que l’incroyable phénomène se produisit.

Jonathan sentit d’abord sa tête tourner, la terre se dérobait sous ses pieds. Il ferma les yeux et ses paupières furent envahies par des milliers d’étoiles. Un étrange vertige l’entraînait vers un ailleurs. Les valves de son cœur s’ouvrirent en grand pour laisser passer l’afflux de sang qui abondait violemment dans ses veines. Ses tempes bourdonnaient. Progressivement, autour de lui le paysage de la rue se mit à changer. Dans le ciel, les nuages glissèrent vers l’ouest à vive allure, laissant filtrer le rond d’une lune brillante. Les trottoirs se couvrirent d’une brume rasante, sous le verre soufflé d’un très vieux lampadaire, la flamme d’une bougie remplaçait l’éclairage électrique. Le bitume reflua sur la chaussée, découvrant des pavés de bois dans un grondement sourd, comme une mer fuyant la grève au grand galop. Les façades des maisons se décrépirent une à une, mettant par-ci la brique à nu et révélant par-là de la chaux vive. À la droite de Jonathan, la grille d’une impasse apparut, grinçant sur ses vieux gonds déjà rouillés.