– Où es-tu ? demanda-t-il à Peter.

– En enfer ! J’ai une gueule de bois en chêne massif et ma réunion est avancée d’une heure.

– Tu es prêt ?

– J’en suis à quatre aspirines si c’est ce que tu veux savoir et je pense déjà à la cinquième. Qu’est-ce que c’est que cette voix ? lui demanda Peter alors qu’il allait raccrocher.

– Qu’est-ce qu’il y a avec ma voix ?

– Rien, on dirait juste que tu enterres ta grand-mère.

– Non, hélas, ça c’est déjà fait mon vieux.

– Je suis désolé, pardonne-moi, j’ai le trac.

– Je suis à tes côtés, courage, tout se passera bien.

Jonathan reposa le combiné et observa Frank qui s’affairait dans l’arrière-boutique.

– Vous travaillez ici depuis longtemps ? demanda-t-il en toussotant.

– Cela fait trois ans que Mademoiselle m’a engagé, répondit le jeune homme en repoussant le tiroir d’un caisson à dossiers.

– Vous vous entendez bien tous les deux ? demanda Jonathan.

Frank le regarda perplexe et retourna à son travail. Jonathan rompit à nouveau le silence une heure plus tard, proposant au jeune homme d’aller manger un hamburger. Frank était végétarien.


*


Peter entra dans la salle de réunion et s’installa à la seule place qui était libre autour de la grande table en acajou. Il ajusta son fauteuil et attendit son tour. Chaque fois que l’un de ses collègues prenait la parole, il lui semblait qu’une division de chars montés sur des chenilles rouillées remontait le long de ses tympans pour s’exercer au tir dans ses tempes. Les débats s’éternisaient. Son voisin de droite acheva sa présentation et Peter fut enfin convié à commencer la sienne. Les membres du conseil consultèrent le dossier qu’il avait distribué. Il détailla le calendrier de ses ventes et concentra plus particulièrement son exposé sur celle qu’il organiserait à Boston à la fin du mois de juin. Quand il fit part de sa volonté d’y adjoindre les tableaux de Vladimir Radskin récemment annoncés, un murmure parcourut l’assemblée. Le directeur qui présidait la séance prit la parole. Il rappela à Peter que la cliente qui proposait les peintures de Radskin était une éminente galeriste. Si elle confiait les œuvres de ce peintre à Christie’s, elle était en droit d’attendre que l’on s’occupe de ses intérêts avec la plus grande considération. Il n’y avait aucune nécessité à précipiter les choses. Les ventes qui se tiendraient à Londres au second semestre conviendraient parfaitement.

– Nous avons tous lu cet article et nous compatissons, mon cher Peter, mais je doute que vous réussissiez à créer un événement autour de Radskin, ce n’est quand même pas Van Gogh ! conclut joyeusement le directeur.

Les rires contenus de ses collègues mirent Peter hors de lui mais le laissèrent à court d’arguments.

Une assistante entra, portant un plateau garni d’une lourde théière en argent. Les débats s’interrompirent le temps qu’elle fasse le tour de la table pour resservir ceux qui le souhaitaient. Par la porte restée ouverte, Peter vit James Donovan sortir d’un bureau. Donovan était le contact qui lui avait adressé un courrier électronique à Boston, un certain dimanche.

– Excusez-moi un instant, dit-il en bégayant avant de se précipiter dans le couloir.

Il attrapa Donovan par la manche et l’entraîna un peu plus loin.

– Dites-moi, grommela Peter d’une voix serrée, je vous ai laissé six messages en deux jours, vous avez perdu mon numéro ?

– Bonjour, monsieur Gwel, répondit sobrement son interlocuteur.

– Pourquoi ne m’avez-vous pas rappelé ? Vous lisez trop les journaux vous aussi ?

– On a volé mon téléphone portable et je ne sais pas de quoi vous parlez, monsieur.

Peter s’efforça de retrouver son calme. Il épousseta le revers de la veste de Donovan et l’entraîna un peu plus loin.

– J’ai une question terriblement importante à vous poser, et vous allez tenter de réunir tout ce que vous avez de matière grise disponible pour me donner la seule et unique réponse que je veuille entendre.

– Je ferai de mon mieux, monsieur, répondit Donovan.

– Au sujet de Radskin, vous m’avez bien écrit dans votre mail que cinq tableaux étaient annoncés ?

Le jeune homme sortit un petit carnet en cuir de sa poche et le feuilleta dans un sens, puis dans l’autre avant de revenir en arrière. Il s’arrêta enfin sur une page et dit d’un air ravi :

– C’est précisément cela, monsieur.

– Et comment avez-vous obtenu ce chiffre, précisément ? demanda Peter au comble de l’exaspération.

Son informateur lui expliqua qu’une galerie avait contacté Christie’s et qu’il avait été dépêché à un rendez-vous fixé le vendredi précédent à 14 h 30 au 10 Albermarle street. C’était la directrice de la galerie qui l’avait reçu en personne et lui avait donné toutes les informations. En rentrant au bureau à 16 heures, il avait établi un rapport de visite qu’il avait remis à son directeur de département à 16 h 45. Ce dernier ayant demandé si un adjudicateur de la maison était attaché à ce peintre, Mlle Blenz du bureau des recherches avait cité le nom de Peter Gwel qui travaillait régulièrement avec Jonathan Gardner, expert et spécialiste de Valdimir Radskin.

– Je me suis empressé de vous adresser un courrier électronique que j’ai tapé de chez moi le samedi en fin d’après-midi.

Peter le regarda fixement et dit d’une voix laconique :

– C’est effectivement assez précis, Donovan.

Après l’avoir remercié, il inspira à pleins poumons et entra à nouveau dans la salle.

– J’ai une bonne raison de vouloir présenter ces tableaux à Boston le 21 juin, annonça-t-il fièrement à l’assemblée.

La commission trancha : si le dernier tableau de Radskin existait vraiment, s’il était bien l’œuvre majeure du peintre, et si Jonathan Gardner s’engageait à l’expertiser dans les plus brefs délais, alors dans ce cas, et seulement dans ce cas, Peter pourrait organiser sa vente de juin. Avant de le laisser quitter la salle, le directeur lui adressa une mise en garde formelle. Aucune erreur dans ce parcours qui lui semblait hasardeux ne serait tolérée ; Peter engageait sa responsabilité de commissaire-priseur devant ses pairs.

Clara n’était pas venue de la journée à la galerie. Un appel passé au milieu de l’après-midi l’avait excusée. Jonathan avait procédé avec le jeune Frank à l’accrochage et au réglage des éclairages du quatrième tableau de la semaine. Il avait consacré le reste de son temps à ses travaux d’expertise. Pendant que le photographe faisait ses prises de vue, Jonathan s’était rendu au café. En cherchant de la monnaie dans la poche de sa veste, il avait retrouvé la serviette en papier qu’il avait tendue à Clara au premier instant de leur rencontre. Il goûta le parfum de musc qui s’en dégageait encore. Il rentra à pied à l’hôtel. Peter le rejoignit en début de soirée. Peu de mots furent échangés au cours de leur soirée. Chacun était perdu dans ses pensées. Peter, épuisé et migraineux, monta directement se coucher.

De retour dans sa chambre, Jonathan laissa un message à Anna sur le répondeur, il s’allongea sur son lit pour reprendre ses notes du jour.

Clara avait refermé le rideau de sa galerie de Soho sur une journée harassante de travail. À l’heure de la sortie des théâtres, elle changea d’itinéraire pour éviter les embouteillages.

Jonathan alluma la télévision. Après avoir visité tous les programmes, il se releva et s’approcha de la fenêtre. Quelques voitures filaient à vive allure sur Park Lane. Il regarda en contrebas les rubans de lumière qu’elles étiraient jusqu’au lointain. Une Cooper rouge ralentit au carrefour et s’éloigna vers Notting Hill.


4.


Ce vendredi de début juin serait peut-être l’un des jours les plus importants de sa vie. Jonathan était déjà levé. L’avenue déserte sous ses fenêtres témoignait de l’heure encore très matinale. Il s’assit au bureau dans l’angle de la pièce et rédigea le mot qu’il faxerait à Anna avant de partir.


Clara,

J’ai tenté de te joindre chaque soir mais sans succès. Tu devrais réenregistrer l’annonce sur notre répondeur, au moins j’entendrais ta voix quand je téléphone à la maison. À l’heure où je t’écris ces mots tu dors encore. Le soleil se lève sur ma journée, j’aurais voulu que tu sois là, aujourd’hui surtout. Ce matin, je découvrirai peut-être enfin ce tableau que j’espère voir depuis de si longues années. Je ne veux pas être exagérément optimiste mais tout au long de ces journées londoniennes j’ai fini par accepter l’idée d’y croire vraiment. Serait-ce la fin d’une recherche que j’ai menée pendant près de vingt ans ?

Je repense à mes nuits étudiantes où seul, dans ma chambrée, je lisais pendant des heures les ouvrages rares qui suggéraient l’existence de cette œuvre unique. Le dernier tableau de Vladimir sera ma plus belle expertise. Je l’ai tant attendue.

J’aurais voulu que ces moments qui m’éloignent de nous ne coïncident pas avec les préparatifs de notre mariage. Mais peut-être que ces quelques jours nous feront du bien à tous les deux. Je voudrais rentrer à Boston et que nous nous retrouvions, loin de ces tensions qui nous séparent depuis de trop longues semaines.

Je pense à toi, j’espère que tu vas bien, donne-moi de tes nouvelles.

Jonathan


Il replia la lettre, la glissa dans la poche de sa veste et décida d’aller marcher dans la tiédeur du matin naissant. Il confia le mot au concierge en passant devant la réception et sortit dans la rue. De l’autre côté de l’avenue, le parc s’offrait aux visiteurs. Les arbres étaient déjà fournis et les parterres de floraisons rivalisaient de beauté. Jonathan avança jusqu’au petit pont qui surplombait le lac central. Il regarda les majestueux pélicans qui ondoyaient sur l’eau calme. En remontant l’allée, il se dit qu’il aurait apprécié de vivre dans cette ville qui lui semblait familière. L’heure tournait, il rebroussa chemin et se rendit à pied vers la galerie. Il s’installa dans le petit café en attendant que Clara arrive. L’Austin se gara devant la porte bleue. Clara introduisit la clé dans le petit boîtier de l’alarme accroché à la façade et le rideau aux croisillons de fer se leva sur leur journée. Clara semblait hésiter, la grille s’immobilisa à mi-hauteur et redescendit. Elle tourna les talons et traversa la chaussée.