– Boston ? C’est bien loin, le siège de votre établissement n’est-il pas londonien ? demanda Clara en laissant entrer ses visiteurs.

Retournant sur ses pas, elle leur demanda ce qu’elle pouvait faire pour eux. Peter et Jonathan se regardèrent étonnés. Jonathan la suivit vers le fond de la galerie.

– Je suis expert en tableaux. Nous avons appris que…

Clara l’interrompit, l’air amusé.

– Je devine ce qui vous amène, bien que vous soyez très en avance. Comme vous pouvez le constater, je n’attends la première livraison qu’en fin de matinée.

– La première livraison ? demanda Jonathan.

– Pour des questions de sécurité les tableaux seront transportés individuellement, au rythme d’un par jour. Pour les voir tous il vous faudra passer la semaine à Londres. Cette galerie est indépendante, mais dans mon métier ce sont souvent les compagnies d’assurances qui commandent.

– Vous craignez un vol au cours du transport ?

– Vol, accident, une telle collection exige quelques précautions.

Un camion de déménagement aux couleurs de la Delahaye Moving se rangea devant la vitrine. Clara fit un signe au chef d’équipe qui descendait de sa cabine. Peter et Jonathan étaient chanceux, le premier tableau venait d’arriver. Le hayon arrière s’abaissa et trois hommes transportèrent une immense caisse jusqu’au centre de la galerie. Avec mille précautions ils défirent une à une les planches qui protégeaient l’œuvre. Lorsqu’elle fut enfin extraite de son sarcophage de bois, Clara indiqua aux manutentionnaires la cimaise où elle devait être suspendue. Jonathan brûlait d’impatience. Les transporteurs l’accrochèrent avec une précision qui forçait l’admiration. Dès qu’ils s’en écartèrent, Clara inspecta l’encadrement et étudia minutieusement la toile. Satisfaite, elle signa le bon de réception que lui tendait le chef d’équipe.

Deux heures s’étaient presque écoulées lorsque le camion quitta la rue. Pendant tout ce temps Peter et Jonathan avaient religieusement regardé Clara réceptionner et mettre en place le tableau. Jonathan voulut l’aider à plusieurs reprises mais elle ne le laissa pas faire. Elle relia le cadre à l’alarme et grimpa sur un grand escabeau pour orienter un à un chacun des petits projecteurs qui éclaireraient la toile. Jonathan se positionna en face et lui donna quelques indications de réglage dont elle ne tint pas vraiment compte. Elle redescendit plusieurs fois pour observer elle-même le travail accompli. Grognonnant quelques mots qu’elle seule comprenait, elle remontait aussitôt sur son échelle et modifiait son éclairage. Peter souffla à l’oreille de son ami qu’il avait bien cru jusque-là que lui seul était fou et possédé par le peintre russe, mais qu’il lui semblait désormais que son titre était en compétition. Jonathan le tança du coin de l’œil et Peter s’éloigna, passant le reste de sa matinée pendu à son téléphone portable. Il arpentait la vitrine au fil des communications, tantôt à l’intérieur de la galerie, tantôt sur le trottoir quand Clara et Jonathan échangeaient leurs points de vue sur la qualité de la lumière obtenue. Vers une heure de l’après-midi, Clara se posta devant le tableau, à côté de Jonathan. Bras sur les hanches, ses traits se détendirent, elle lui donna un petit coup de coude qui le fit sursauter.

– J’ai faim, dit-elle, pas vous ?

– Si !

– Vous aimez la cuisine japonaise ?

– Oui.

– Et vous êtes toujours aussi bavard ?

– Oui, dit Jonathan juste avant de reprendre un nouveau coup de coude.

– C’est un tableau merveilleux, n’est-ce pas ? reprit Clara d’une voix émue.

L’œuvre représentait un déjeuner de campagne. Une table était disposée sur une terrasse en pierre qui bordait une demeure. Une douzaine de convives étaient assis alors que d’autres se tenaient debout un peu plus loin dans le paysage. Un immense peuplier abritait sous son ombre deux hommes en tenue élégante. Le trait du peintre était si juste, que leurs lèvres semblaient délivrer les propos qu’ils échangeaient. La couleur des feuillages et la luminosité du ciel témoignaient d’un bel après-midi d’un été disparu depuis plus d’un siècle et qui semblait avoir toujours duré. Jonathan pensa que plus un seul de ses personnages n’existait, que leurs corps n’étaient plus que poussière, et pourtant, sous le pinceau de Vladimir, ils ne disparaîtraient jamais. Il suffisait de les regarder pour les imaginer encore en vie. Il brisa le silence contemplatif que Clara et lui observaient depuis de longues minutes.

– C’est un de ses derniers tableaux. Avez-vous remarqué cet angle particulier ? Rares sont les scènes peintes ainsi. Vladimir a joué de la hauteur pour augmenter la profondeur de son champ. Comme un photographe l’aurait fait.

– Et vous, avez-vous remarqué qu’il n’y a aucune femme autour de cette table ? Une chaise sur deux est vide.

– Il n’en peignait jamais.

– Misogyne ?

– Veuf et inconsolable.

– Je vous testais ! Allez, venez, mon estomac me tenaille quand je l’ignore trop longtemps.

Clara entraîna Jonathan, elle prévint la télésurveillance, coupa les lumières, enclencha l’alarme et referma la porte derrière elle. Sur le trottoir, Peter, qui continuait de faire les cent pas, leur fit signe qu’il terminait sa conversation et les rejoindrait aussitôt.

– Votre ami a une batterie qui ne se décharge jamais ou il réussit à user celle de son correspondant ?

– Il déborde tellement d’énergie qu’il doit les recharger tout seul !

– Ça doit être quelque chose comme ça, venez, c’est presque en face.

Jonathan et Clara traversèrent la rue, ils entrèrent dans le petit restaurant japonais et s’assirent dans un box. Jonathan présentait le menu à Clara quand Peter fit une entrée fracassante et les rejoignit.

– Charmant cet endroit, dit-il en s’asseyant. Pardon de vous avoir fait attendre, je pensais qu’avec le décalage horaire j’aurais un peu de temps avant que le bureau de Boston n’ouvre, mais les loups sont matinaux.

– Tu as faim ? dit Jonathan en tendant la carte à son ami.

Peter ouvrit le menu et le reposa sur la table, la mine dépitée.

– Vous aimez vraiment ça, le poisson cru ? Je préfère les mets qui me font oublier qu’ils étaient vivants juste avant que je les regarde.

– Vous vous connaissez depuis longtemps ? demanda Clara amusée.

Le déjeuner fut agréable. Peter usa de tous ses charmes, il fit rire Clara plusieurs fois. Discrètement il griffonna quelques mots sur une serviette en papier qu’il glissa dans la main de Jonathan. Celui-ci la déplia sur ses genoux ; après avoir lu, il roula le papier en boule et le laissa tomber par terre. De l’autre côté de la rue, sous un ciel londonien qui se chargeait de nuages, le tableau d’un vieux peintre russe resplendissait de la lumière d’un été d’autrefois qui ne cesserait jamais d’exister.

Après le déjeuner, Peter rejoignit les bureaux de Christie’s tandis que Jonathan retourna avec Clara vers la galerie. Il y passa son après-midi assis sur un tabouret, face à la toile. Il en examinait chaque détail à la loupe et reportait méthodiquement ses annotations dans un grand cahier à spirale.

Peter avait fait dépêcher un photographe qui se présenta à la galerie en fin de journée. Ce dernier installa minutieusement son matériel. De grands parapluies blancs perchés sur des trépieds s’ouvrirent de chaque côté du tableau, reliés par des cordons à l’appareil à chambre 6x6.

Dans la couleur du soir, la vitrine s’illumina de dizaines d’éclairs au rythme des éclats de flashes qui se succédaient. Vu de la rue on aurait cru qu’un orage avait éclaté à l’intérieur de la galerie. À la fin de la journée, le photographe rangea ses équipements dans l’arrière-boutique et salua Jonathan et Clara. Il reviendrait le lendemain, à la même heure, pour le second tableau. Alors qu’il saluait Clara sur le pas de la porte, Jonathan authentifia la signature au bas de la toile. Le tableau était bien Le Déjeuner à la campagne de Vladimir Radskin, elle avait été exposée à Paris au début du siècle, puis à Rome avant la guerre et ferait partie de la prochaine édition du catalogue raisonné de l’œuvre du peintre.

Cela faisait longtemps déjà que les effets du décalage horaire pesaient sur les épaules de Jonathan. Il proposa à Clara de l’aider à fermer la galerie. Elle le remercia mais elle avait encore du travail. Elle le raccompagna jusqu’au pas de la porte.

– C’était une merveilleuse journée, dit-il, je vous en suis très reconnaissant.

– Mais je n’y suis vraiment pas pour grand-chose, répondit Clara d’une voix douce, c’est lui qu’il faut remercier, ajouta-t-elle en montrant le tableau.

En sortant sur le trottoir, il retint difficilement un bâillement. Il se retourna et regarda fixement Clara.

– J’avais mille questions à vous poser, dit-il.

Elle sourit.

– Je crois que nous aurons toute la semaine pour cela, allez vous coucher, je me suis demandé tout l’après-midi comment vous faisiez pour tenir debout.

Jonathan recula et esquissa un au revoir de la main. Clara leva la sienne et un taxi noir vint se ranger le long de la chaussée.

– Merci, dit Jonathan.

Il y grimpa et lui fit encore un petit signe par la fenêtre. Clara rentra et referma la porte de la galerie, elle revint vers la vitrine et regarda le taxi s’éloigner, songeuse. Une autre question avait occupé son esprit, depuis le déjeuner. L’impression d’avoir déjà rencontré Jonathan était devenue obsédante. Alors qu’il contemplait le tableau, assis sur son tabouret, certains de ses gestes lui semblaient presque familiers. Mais elle avait eu beau y penser sans cesse, elle ne pouvait associer ni lieu ni date à ce sentiment. Elle haussa les épaules et retourna derrière son bureau.