Si le galop n'était pas non plus le train favori des mules, on en obtint tout de même un trot allègre qui mena les trois hommes à destination en un peu plus de deux heures.

Niché dans une clairière de la grande forêt de Bière, Fontainebleau était un hameau massé autour de sa chapelle Saint-Saturnin dépendant de ce qui était, moins d'un siècle auparavant, un simple rendez-vous de chasse agrandi par Saint Louis aux dimensions d'un château de moyenne importance.

Proche du village d'Avon et de son église Saint-Pierre devenue paroisse, la maison natale de Philippe le Bel offrait, du haut de ses tours, une vue magnifique sur les courbes de la Seine environnées aux beaux jours par une verdure dense animée par le chant des oiseaux et les bruits fugitifs d'une faune nombreuse. Les feuilles étaient à terre à présent et les arbres dénudés, mais l'endroit dégageait une sérénité profonde à laquelle furent sensibles les trois voyageurs.

Ils trouvèrent à se loger dans une auberge proche de la Seine. Une femme en était la tenancière : une forte commère aux cheveux filasse dont la haute taille et les bras musculeux imposaient le respect, tout autant que l'œil de granit et la mâchoire carrée aux solides dents blanches. Propre avec cela - sa maison était modeste mais aussi bien tenue que le permettaient des moyens limités - et volontiers bavarde, elle savait juger les gens sans trop se tromper. Les trois compagnons n'eurent aucune peine à apprendre d'elle - elle se nommait Nicole ! - que Mathieu était effectivement descendu là, mais qu'il était dehors la plupart du temps :

- C'est un vieil homme bien poli et bien convenable, leur confia-t-elle, mais je ne pense pas qu'il ait toute sa tête. Il est arrivé ici persuadé que notre sire le Roi était au château. On a beau lui assurer qu'il n'y est pas et qu'on ne sait même pas s'il va venir comme d'habitude parce que la saison est avancée, il ne veut pas le croire. Il affirme même qu'il ne va pas tarder, alors il rôde autour du château comme un loup malade et les gardiens commencent à le regarder de travers…

- Pourquoi ? demanda Olivier. Il ne fait aucun mal, je pense.

- Non, mais il pose tout le temps la même question et là-haut on commence à en avoir assez. Si vous êtes de sa famille, vous feriez bien de l'emmener ! Ça ne me dit rien qui vaille !

- On est justement venu le chercher, dit Rémi. Où est-il en ce moment ?

Nicole eut, de la tête, un geste vers le dehors :

- Où voulez-vous qu'il soit ?

Ils n'eurent, en effet, pas loin à aller et trouvèrent Mathieu assis sur un tertre en vue du pont-levis. Il tenait entre ses jambes un lourd bâton qu'il avait dû se tailler pour marcher plus commodément. Il n'entendit pas arriver les trois hommes et Rémi, seul, s'approcha de lui :

- Mon père, dit-il, vous ne devez pas rester là !

Mathieu tourna la tête et le jeune homme eut le cœur serré en face de ce visage changé en si peu de temps ! Le masque déjà léonin était devenu farouche, perdant en majesté ce qu'il gagnait en inquiétant. Et Rémi n'aima pas davantage la lueur étrange qu'il voyait dans ses yeux. Néanmoins, Mathieu l'avait reconnu :

- Et pourtant je resterai. J'attends le démon qu'on appelle Philippe !

- Il ne viendra pas, mon père. Il est au palais de la Cité.

- Qui te l'a dit ?

- Quelqu'un qui l'a vu.

- Celui-là s'est trompé. Un prêtre l'a reconnu près d'ici… et je ne sais pourquoi il tarde tant !

- C'est le prêtre qui s'est trompé. Ce n'était pas lui, mais son frère Monseigneur d'Evreux qui lui ressemble. Je vous l'assure, mon père, le Roi est à Paris et ne chassera pas dans ces bois cet automne ! Il est… malade !

Intentionnellement, Rémi avait détaché le mot en appuyant dessus afin qu'il pénètre un esprit qu'il sentait fuyant. Et réussit.

- Malade ? En quoi ?

- Je ne sais, mais ce qui est certain c'est qu'il chassait à Pont-Sainte-Maxence, sur l'Oise, qu'il est tombé et qu'on l'a couché sur une barge pour le ramener au palais. Vous voyez, mon père, Dieu s'est chargé de lui comme il s'était chargé du Pape et de Nogaret !

- Ah ! Tu crois ?

- Oui, j'y crois de toute mon âme. Le Roi va mourir et le cauchemar s'achève. Vous allez pouvoir reprendre les grandes œuvres qui seront meilleures prières auprès de Dieu qu'un meurtre ! Venez, la nuit tombe ! Il fait froid et il faut vous réchauffer. Demain, nous rentrerons.

La parole de Rémi était si persuasive que Mathieu se leva, prit le bras de son fils, et s'appuyant de l'autre côté sur son bâton, rejoignit avec lui le sentier menant à l'auberge vers laquelle, voyant que les choses se passaient bien, Olivier et Montou s'étaient repliés.

En les apercevant, Mathieu eut un mouvement de recul :

- Pourquoi n'es-tu pas venu seul ?

- Parce que nous ne savions pas où vous étiez de façon exacte et qu'à trois on couvre plus de pays que seul. En outre, les bons chanoines, qui sont en peine de vous, nous ont prêté des mules pour vous ramener plus vite.

- C'est bien gentil à eux…

- Non. C'est naturel : ils tiennent fort à vous… comme nous tous !

Mathieu parut apaisé. Il se montra raisonnablement courtois envers les compagnons de son fils, ne parla pas beaucoup durant le souper et à peine le repas terminé, se laissa mener au lit sans protester : il semblait très las tout à coup et s'endormit sitôt couché. Rémi vint le dire aux deux autres qui avaient choisi de s'attarder devant l’âtre flambant avec un pot de vin aux herbes. Il semblait tout à coup très heureux et souhaita la bonne nuit à ses amis en ajoutant qu'il préférait veiller son père jusqu'à l'instant du départ.

Restés seuls, les deux hommes gardèrent un moment le silence, savourant cet instant de paix. On n'entendait rien sinon la voix grondeuse de Nicole en train de passer un savon à son gamin dans la resserre, mais même ce bruit-là participait à la sérénité ambiante : ce n'était qu'un reflet d'une vie quotidienne normale. Ce qu'aucun de ces anciens Templiers ne connaissait plus depuis longtemps.

Montou, enfin, demanda :

- Quand nous les aurons ramenés, allez-vous reprendre votre chemin ?

- Sans plus tarder. Ils n'ont plus besoin de moi et j'ai hâte à présent de revoir Valcroze ! Son ciel pur et ses garrigues au soleil.

- Puis-je vous accompagner ? Si je rentre à Paris, c'est la corde qui m'attend. Ou pire… et je n'ai plus ni feu ni lieu.

- Qu'avez-vous donc fait ?

- Avec quelques bons camarades, nous sommes allés visiter le mauvais évêque Jean de Marigny afin de le soulager d'une partie au moins de ce qu'il a volé au Temple… et ailleurs. Mais moi je voulais mieux : je voulais le tuer pour lui faire expier ses interrogatoires, ses tortures… malheureusement nos mesures étaient mal prises, nous avons eu juste le temps de prendre la poudre d'escampette ! Le blaireau se garde bien et son palais est truffé de pièges… L'un de nous a été pris. Il parlera et alors…

- ... et alors Notre-Dame de Paris vient de perdre à jamais sa voix ?

- De toute façon elle l'aurait perdue. Je commence à sentir la fatigue des ans et je traîne après moi une lourde peine. Vous me direz qu'un bon couvent vous paraît tout indiqué mais la vie de moine, de vrai moine ne m'a jamais plut ! Trop de patenôtres et pas assez d'action ! Je crois que je préfère crever de faim et de misère seul au pied d'un arbre.

- Il y a aussi des arbres en Provence, murmura Olivier au bout d'un moment. Et il y fait chaud… Il se peut que je n'aie plus à vous offrir qu'une cabane de berger ou une grotte de montagne, mais on y est plus près de Dieu et je ne vois aucune raison de vous refuser un morceau de ce qu'il a créé avec tant d'amour…

Dans l'œil brun de Montou quelque chose brilla. C'était peut-être une larme mais il dit seulement :

- Merci !


La première neige était tombée dans la nuit, trop légère pour percer l'épais enchevêtrement de la forêt quand, au jour levé, on reprit le chemin de Corbeil. Sur les prés et les champs elle avait déposé un voile blanc et léger. Rémi céda sa mule à son père et, étant avec lui le moins lourd, Montou le prit en croupe. Ce qui contraignit à ralentir l'allure, mais la hâte n'était plus de mise à présent que tout rentrait dans l'ordre.

On atteignait les abords d'Essonnes quand le drame éclata…

L'étroite route apparut soudain encombrée au point qu'il était impossible de passer et pas davantage sur les talus où se pressaient les paysans, mais les quatre voyageurs n'y songèrent même pas, pétrifiés qu'ils étaient par la cavalerie, arrêtée d'ailleurs, obstruant tout le passage et sur laquelle flottaient pennons et bannières aux armes de France : des chevaux, des serviteurs, des archers, de hauts seigneurs entourant un homme qu'Olivier et Montou reconnurent avec épouvante avant même d'entendre son nom clamé par des centaines de bouches :

- Le Roi… Le Roi !

C'était lui et pourtant ce n'était plus lui. Sous le chaperon de velours couleur d'azur, la peau blême épousait les os de la face sous les orbites creuses, violacées autour des yeux au bleu délavé. Ils étaient fixes et Philippe n'avait pas l'air de voir. Il se tenait en selle, raide comme sa propre statue mais une statue qui vacillait et que s'efforçaient de soutenir Hugues de Bouville et Alain de Pareilles. Cependant Olivier n'eut pas le temps de se dire qu'il rêvait, que c'était impossible. Déjà Mathieu qui allait en tête se retournait vers ses compagnons, l'écume à la bouche, la folie dans le regard :

- Vous m'avez menti ! Il vit… Il vit !

Cravachant sa bête d'une main et dégainant de l'autre le long couteau qu'il portait à sa ceinture il fonça sur sa cible en hurlant :