- Oh ! Vous êtes injuste et cruel. Mes intentions sont bonnes, je vous l'assure.

- L'enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on ! Faites-moi grâce des vôtres et retournez là-haut !

- Non. Pas tant que je ne serai pas certain que vous aurez franchi l'eau sans encombre. C'est pour moi… une sorte de devoir.

- Je me demande bien pourquoi ?

- Peut-être parce que vous êtes de ces hommes qu'on ne peut se défendre d'admirer…

Il courait à présent à côté d'Olivier qui dévalait la pente à vive allure. Mais, brusquement, celui-ci s'arrêta et fit face à l'obstiné.

- Eh bien, admirez-moi de loin. Allez-vous, oui ou non, me laisser tranquille ?

- Non ! Pardonnez-moi !

Olivier poussa un soupir excédé, posa son sac… et son poing partit comme une catapulte en direction du menton de Gildas qui s'écroula sans dire « ouf » dans l'herbe roussie. Après quoi, le fils de Sancie reprit son bagage et son chemin sans plus regarder en arrière. Il se sentait tout à coup beaucoup mieux…

CHAPITRE XIII

MATHIEU DE MONTREUIL

Lorsqu'il fut en vue de Corbeil, le surlendemain, Olivier s'arrêta un moment pour souffler et tenter de se repérer au sommet de l'étroite crête séparant la vallée de la Seine de la vallée de l'Essonne. D'où il se trouvait, il comprit pourquoi les chanoines de la collégiale pouvaient assumer la restauration de leur église et s'offrir les services d'un bâtisseur de cathédrales même recherché par la justice du royaume. Installée entre la rivière et le fleuve qu'elle débordait en l'enjambant au moyen d'un beau pont, cette petite ville bruissait d'activité avec ses moulins dont les ailes ou les roues battaient l'air ou écumaient l'eau, ses chalands transportant vers Paris la farine et autres produits de la région, ses clochers aussi d'où s'envolaient alors les douces notes de l'angélus du soir. La brume montant des eaux - les jours d'automne se faisaient de plus en plus courts ! - empêchait de les compter et aussi d'en distinguer les détails. Celui auquel travaillaient Mathieu et Rémi aurait dû être le plus haut, mais s'il avait subi de graves dommages il se pouvait aussi qu'il fût le plus bas. Tout autour et jusqu'à l'infini c'étaient les prairies, les chemins creux, les labours et pour finir le noir manteau de la forêt toujours recommencée.

Un peu reposé, le voyageur reprit sa route, avide d'un coin de feu, d'une soupe chaude, d'un lit aussi : tout ce qu'il trouverait au-delà des murailles trempant dans leurs douves alimentées par l'Essonne.

Il descendit vers la grande ogive de pierre flanquée d'échauguettes, ouvrant sur un quartier de la ville. Au-dessus se découpaient les tours d'un château qui n'était plus celui des comtes depuis que Louis VI avait réuni Corbeil à la Couronne en l'attribuant au douaire des reines, mais, ville royale, elle n'en était que mieux gardée. N'était-elle pas, avec Saint-Denis et la foire du Lendit, l'un des principaux centres d'approvisionnement de la capitale ?

Aussi, en arrivant sur le grand pont-levis, Olivier trouva-t-il en travers de son chemin la guisarme d'une sentinelle qui lui demanda où il allait comme ça :

- Travailler pour les chanoines de la Collégiale.

- Laquelle ? Il y en a deux.

- Ah ! J'ignorais. Celle qui est vouée à Notre-Dame, fit le voyageur avec un signe de croix.

- Et tu viens d'où ?

- Paris. Je suis imagier, mais pourquoi ces questions ?

- Chez nous, on aime savoir qui nous arrive. Surtout à l'approche de la nuit.

L'homme ne semblait pas disposé à livrer passage. Sans doute s'ennuyait-il ? Presque aussi grand qu'Olivier et bâti en force, il cherchait peut-être une querelle pour passer le temps. Poliment, cependant, l'arrivant demanda :

- Ayez l'obligeance de m'enseigner où se trouve Notre-Dame.

- Un instant ! Tu es bien pressé !

- En effet, parce que je suis fatigué. Alors dites-moi ce que je veux savoir et laissez-moi passer !

En même temps, il déroulait sous le nez de l’autre le sauf-conduit remis par Alain de Pareilles. Le soldat ne savait certainement pas lire, mais le sceau royal parut l'impressionner. Il recula et remit son arme à la verticale :

- Ah ! Faites excuses ! Ici c'est le quartier Saint-Léonard. Continuez la rue droit devant vous jusqu'au pont. De l'autre côté, vous verrez la tour et le chevet de la collégiale qui atteint presque le bord de l'eau.

- Merci.

Et sans s'attarder davantage, Olivier s'engagea sous la voûte d'où dépassaient les pointes de la herse qu'il entendit d'ailleurs s'abaisser derrière lui. A mesure qu'il avançait l'activité de la rue s'affaiblissait pour s'accroître à l'intérieur des maisons où l'on préparait le repas du soir. Les volets de bois se fermaient en claquant et à l'exception de trois hommes discutant devant une taverne et d'un gamin armé d'un pot allant à la moutarde, il ne rencontra guère de gens. Une fois sur le pont, il eut tout de suite sous les yeux l'église qu'il cherchait et il supposa que les maisons dont les toits se hérissaient autour étaient celles des chanoines. Il vit aussi qu'un échafaudage, vide de ses travailleurs, escaladait le tronçon de clocher carré élevé sur le croisillon de la nef. En quelques longues enjambées, il eut atteint la placette - un peu mesquine pour un si beau sanctuaire ! - formée par le cercle des demeures canoniales. La lumière des cierges transparaissait à travers les vitraux et des voix chantant l'office du soir s'élevaient. Pensant que l'on pourrait le renseigner à la fin de la cérémonie, il ôta son bonnet, prit de l'eau au bénitier et se signa en pliant le genou.

En dehors des chanoines assis dans leurs stalles, l'assistance était réduite : quelques vieilles femmes et une petite poignée d'hommes. Olivier avança lentement dans la courte nef à deux travées doubles dont les arcades en tiers-point reposaient sur des colonnes géminées, admirant en connaisseur la beauté de cet ensemble architectural, celle aussi des chapiteaux où s'épanouissaient une flore et une faune étranges. Il était presque arrivé dans le cercle de lumière délimitant le chœur lorsqu'il reconnut Rémi. A genoux sur les dalles et le visage dans ses mains jointes, le jeune homme priait avec une ferveur que l'arrivant n'osa pas troubler. Il attendit que sa tête se relève pour aller se placer à son côté. Naturellement Rémi le regarda et une véritable joie s'étendit sur sa figure désolée :

- Olivier ? Oh, merci à Dieu qui a bien voulu écouter ma prière en m'envoyant du secours !

- En avez-vous besoin à ce point ?

- Oh oui ! Mais sortons ! Nous parlerons plus à l'aise.

Ils contournèrent l'église jusqu'au chevet près de l'espace prolongeant une étroite grève où se trouvaient les cabanes et le chantier. Rémi entra dans l'une d'elles. Il y avait là une table à tréteaux sur laquelle étaient des rouleaux de plans, deux tabourets et une lampe à huile que Rémi alluma. La lumière éclaira mieux son visage aux traits tirés. L'expression en était si sombre qu'Olivier en oublia sa faim et sa lassitude, mais pour lui laisser le temps d'assimiler son arrivée, il commença par une question anodine :

- Comment se fait-il qu'il n'y ait que deux cabanes ? Où sont les travailleurs ?

- L'abbaye de Saint-Léonard nous en envoie trois chaque jour et il y en a deux en ville. Mais asseyez-vous et dites-moi vite par quel miracle vous êtes ici.

- Une sorte de miracle en effet. Après avoir menacé de me brûler à petit feu, le Roi s'est contenté de me bannir du royaume. Il me renvoie en Provence.

- Et vous ne faites que passer ? fit Rémi visiblement déçu. Je me sentais tellement soulagé il y a un instant…

- Laissez-moi finir ! On ne m'a pas précisé combien de temps m'était imparti et j'ai promis à vos mère et grand mère de vous visiter. Ce qui est, après tout, mon chemin.

- Oh merci ! Elles vont bien ?

- Votre mère et votre sœur, oui, mais…

- Grand-mère Mathilde ?

- Je ne crois pas que vous la reverrez : on lui portait le viatique lorsque je suis parti. Mais son esprit sera resté présent jusqu'au bout. Et Maître Mathieu et vous l'occupiez tout entier.

Rémi fit un signe de croix, s'agenouilla pour une courte prière dont Olivier prit sa part. En se relevant il rectifia :

- Ici, on le connaît sous le nom de Maître Bernard d'Autun. Les chanoines en ont ainsi décidé afin de lui permettre de travailler sans éveiller de curiosité mal venue ou même de risquer une dénonciation.

- C'est la sagesse. Mais, au fait, où est-il à cette heure ?

Rémi ouvrit la porte en planches et montra la petite maison qui surplombait la Seine :

- Là. Nous y habitons tous les deux et il n'en bouge que pour aller travailler. Le reste du temps, il se tient à une fenêtre que vous ne voyez pas et d'où l'on domine le fleuve, mais aussi l'autre rive. Il guette la venue du Roi. Il est vrai qu'il y a une autre route passant par Essonnes, mais notre sire aime se montrer par ici.

- Alors pourquoi guetter durant la nuit ?

- Pourquoi pas ? Il est déjà arrivé que Philippe se rende à Fontainebleau par eau quand il n'est pas pressé et veut prendre un peu de repos. Et s'il est à cheval comme la plupart du temps, les portes de la ville lui livrent passage à n'importe quelle heure. De ce fait, mon père attend !

- Il ne dort jamais ?

- Si, mais très peu. Une heure ou deux où il m'ordonne de veiller à sa place. Il change de plus en plus…

- Pourrai-je le voir ? On m'a dit chez vous qu'il me détestait à présent et qu'il ne voulait pas habiter le Clos des Abeilles !

- Jamais il n'a parlé de vous et, par conséquent, j’ignore où il vous situe dans son esprit maintenant.