- N'avez-vous toujours rien à dire ? demanda Philippe.

La gorge d'Olivier se sécha tandis que revenait une horrible crainte : cela n'était-il qu'une nouvelle forme de torture et se disposait-on à le ramener au bûcher ?

- Que pourrais-je dire ? fit-il d'une voix à peine audible.

- Au moins merci ! Le feu vous est épargné.

- Oh !... Grand merci, sire, de me faire la grâce de périr par l’épée…

- L'épée aussi vous est épargnée, ce qui n'eût pas été le cas si vous aviez livré vos compagnons… dont je n'ai plus que faire. Bientôt vous serez libre…

- Libre ? répéta Olivier incapable d'en croire ses oreilles.

- Vous avez subi avec vaillance une rude épreuve sans accepter de trahir l'amitié ou la parole donnée. Les gens comme vous se font rares. C'est mon plaisir d'en conserver ne serait-ce qu'un ! Allez à présent !

- Sire… commença Olivier.

Mais le Roi se levait pour rentrer dans le donjon et en même temps disait :

- Il suffit ! Allez votre chemin selon ce que vous dira messire de Pareilles.

Et il disparut suivi du capitaine, tandis que Fourqueux se précipitait pour aider à se relever un Courtenay tellement étourdi par ce qui lui arrivait qu'il semblait foudroyé.

- Allons, mon garçon, venez ! Vous ne pouvez rester ainsi !

- Il y restera bien le temps d'une action de grâce ! protesta le père Sidoine en se précipitant pour embrasser Olivier tant il était content. Dieu vient d'accomplir un véritable miracle ! Pour la première fois de sa vie peut-être, notre sire s'est montré clément ! Louons ensemble le Seigneur !

Il obligea le vieux chevalier à mettre genou en terre, et il entama d'une voix de fausset un vigoureux Te Deum auquel tous ceux qui étaient présents se joignirent selon qu'ils savaient plus ou moins bien cette longue prière de remerciement. Olivier seul réussit à le suivre jusqu'au bout avant d'être ramené dans sa prison pour y attendre la suite des événements.


Il y retrouva ses vêtements qu'il se hâta d'endosser, tout sales et froissés qu'ils fussent, avec la chaude impression de réintégrer sa peau après en avoir été extrait un moment. Il aurait aimé se laver mais ce n'était apparemment pas au programme immédiat. En revanche il dévora le pain et le plat de mouton aux herbes que Legris lui apporta, accompagné d'un pichet de vin de Suresnes qu'il vida presque sans respirer, lui toujours si sobre. Mais cela aussi était la vie et jamais il n'avait rien avalé de si bon !

Quand Alain de Pareilles le rejoignit, une heure plus tard environ, il le trouva endormi. Il le contempla, puis haussa les épaules et le secoua :

- Debout, messire ! Il est temps de partir !

Instantanément le dormeur fut debout, mû par celle espèce de mécanisme acquis durant les années passées sous la règle du Temple qui jette un homme à bas de sa couche à la moindre injonction.

- Où m'emmenez-vous ? demanda-t-il.

- Moi ? Nulle part sinon à la porte de ce château. Le Roi vous l'a dit : vous êtes libre.

- J'ai cru comprendre que c'était sous certaines conditions ?

- Et c'est ce que je viens vous apprendre. D'abord vous devez vous engager sur l'honneur à ne plus jamais porter les armes contre le souverain ni contre son royaume…

- L'idée ne m'en viendrait même pas ! Cela me paraît la moindre des choses. Cependant, entre vos mains, sire capitaine ; j'en fais serment, ajouta-t-il sur un ton plus solennel.

- En outre, il vous est recommandé de quitter la France mais pas pour vous rendre en Angleterre, en Flandres, en Allemagne ou ailleurs. C'est en Provence que vous devez rentrer : chez vous.

- Ai-je encore un chez moi ?

- Ce n'est pas notre problème. Il vous y sera loisible de vous mettre au service du comte qui est également le roi de Naples… tout en vous souvenant qu'en cas de litige entre lui et le roi de France, bien qu'ils soient proches parents, vous serez dans l'obligation de ne jamais accepter de combattre ce dernier. Enfin, s'il survenait que vous rencontriez quelque subsistance du Temple…

- N'avons-nous pas été arrêtés en Provence aussi bien qu'en France ? fit Olivier avec amertume.

- Certes, mais on ne sait jamais. Quoi qu'il en soit, cela aussi vous est interdit car équivaudrait à reprendre les armes contre le Roi. Cela dit, poursuivit Pareilles en tirant de sa ceinture un rouleau de parchemin scellé de vert et une maigre bourse, voici un sauf-conduit dont vous pourrez user durant votre voyage... et un peu d'argent afin de vivre puisque vous n'avez plus rien.

- Je ne veux pas d'argent ! C'est chose vile qui est pour beaucoup dans la perte de mes frères et dont je n'ai pas besoin pour gagner mon pain de chaque jour.

- On ne refuse pas ce que donne le Roi. Prenez ! Quitte à en faire don à plus pauvre que vous. A présent il est temps de partir. Ah, j'oubliais ! Passer par Paris vous est défendu ! On s'y perd trop facilement !

- Tandis qu'à travers d'épaisses forêts on n'a rien de semblable à craindre ? ironisa Olivier. Rassurez-vous, j'obéirai. Rien d'autre ?

- Mon Dieu, non et si vous êtes prêt…

Ensemble ils descendirent sous la voûte de la barbacane. Dans la cour tout avait déjà disparu du sinistre appareil de mort. Olivier embrassa le père Sidoine encore ému, remercia Legris qui s'était montré un geôlier plus qu'humain puis sortit sur le pont, respirant avec joie l'air vif. Un coup de vent venu de la mer avait nettoyé le ciel de sa grisaille humide et un soleil timide faisait briller l'eau du fleuve en contrebas. Le capitaine tendit la main à son ancien captif :

- Bon retour au pays ! dit-il. Je prierai Dieu qu'il vous ait en Sa Sainte garde !

- Merci… mais pourquoi le feriez-vous ? Je reste un rebelle à qui l'on a bien voulu pardonner.

- C'est justement pour cette raison, pour ce geste d'indulgence dont vous venez d'être l'objet. Vous n'imaginez pas à quel point j'en suis heureux !

- Vous pensez qu'à travers moi le Roi a cessé d'en vouloir au Temple ?

- Il n'a jamais rien éprouvé de semblable. Il n'a pas de ressentiments personnels : rien que des ressentiments d'Etat !

- Même dans l'affaire des princesses…

- Surtout dans celle-là ! Je crois qu'il les aimait bien…

Sur un dernier geste d'adieu, Alain de Pareilles rentra au château, laissant le rescapé dévaler la pente qui menait vers le chemin du fleuve. Il allait le longer jusqu'à ce qu'il trouve un bac ou un passeur pour le traverser puisqu'il n'avait pas droit aux ponts de Paris. Mais auparavant il choisit d'aller dire adieu aux dames du Clos des Abeilles et les rassurer sur son sort. Une en particulier ! C'était cruel de se dire qu'il ne la reverrait de sa vie, mais au moins il pourrait emporter d'elle une dernière image à garder au plus secret de son cœur…

Ce fut elle qu'il vit la première. Elle était assise près de la maison sur le banc de pierre où la vieille Mathilde aimait se chauffer au soleil, mais elle n'était pas seule : un homme se tenait auprès d'elle et tous deux parlaient avec animation. Or il ne s'agissait pas de Rémi, encore moins de Mathieu ou d'Aubin, et Olivier ne se souvenait pas d'avoir vu ce dos mince et droit surmonté de cheveux couleur de paille sous un bonnet noir. Un goût amer lui vint alors à la bouche parce qu'il lui sembla que le visage d'Aude était plein de douceur en le regardant. Ainsi, alors qu'il la croyait ravagée d'angoisse à son sujet et au moment où ses cendres, à lui, auraient dû être jetées à la Seine, celle qu'il aimait - le temps n'était plus où il pouvait s'illusionner sur ses sentiments ! - devisait sur le mode affable avec cet inconnu ! Et lui accordait tant d'attention qu'elle ne le voyait même pas, lui, malgré le fait qu'elle était tournée de son côté ? Oh Seigneur !... Etait-il possible d'avoir aussi mal tout à coup ?

Il s'apprêtait à s'enfuir quand un cri le cloua sur place :

- Sire Olivier ? Oh, enfin vous voilà !

Mais c'était Margot, remontant du verger avec un corbillon de poires, qui l'avait poussé et qui, lâchant son panier, s'engouffrait dans la maison en appelant Juliane.

Aude s'était dressée. L'homme se retournait et l'arrivant ne vit pas la joie illuminer le délicat visage. Il venait de reconnaître l'importun : c'était Gildas d'Ouilly, l'escholier de la Tour de Nesle, et une soudaine colère l'enflamma tandis qu'il marchait droit sur le jeune homme.

- Que faites-vous ici ? Maître Mathieu ne vous avait-il pas laissé entendre clairement qu'il ne souhaitait pas vous revoir ?

Apostrophé de telle manière, le garçon rougit violemment et riposta :

- Vous n'êtes pas Maître Mathieu, me semble-t-il ? Lui seul pourrait me faire reproche de ma présence et si vous voulez tout savoir, c'est lui que je voulais atteindre en venant au Clos… il y a une semaine…

- Ce n'est donc pas la première fois ! Et qu'aviez-vous donc à dire ?

- Encore que cela ne vous regarde pas, je veux bien vous confier que je venais d'assister au châtiment d'un certain Gontran Imbert, mercier de son état, condamné aux verges et à l'exposition au pilori pour avoir voulu s'emparer d'un bien situé à Passiacum appartenant à feue dame Bertrade Imbert dont l'héritage ne lui revenait pas et, en outre, avoir tenté de contraindre vilainement la jeune héritière de ce bien. J'ai craint qu'il ne soit arrivé malheur à Maître Mathieu puisqu'il ne s'était pas opposé a ce misérable et…

- ... et il est venu voir s'il pouvait nous être d'aucun secours, s'interposa Aude, désireuse d'en finir au plus vite avec un affrontement qui gâchait son bonheur du retour d'Olivier. Son intention était bonne et il ne faut pas le quereller !