- Non ! Pas adieu ! Ou alors permettez-moi de venir avec vous, puisque c'est moi que ce vilain homme voulait salir ! Je saurai parler au Roi je l'espère, s'écria Aude qui avait suivi Margot.

- Moi, je n'en suis pas assuré. Le Roi se méfie des femmes à présent, surtout si elles sont très belles… comme vous l'êtes ! Laissez-moi faire. Ce que je veux, c'est que vous puissiez habiter en paix ici, avec vos mères et cette bonne Margot sous la garde du brave Aubin et de Blandine… comme vous l'avez fait jusqu'à présent depuis votre malheur. Qu'au moins vous reste le droit de vivre en toute quiétude !

Il parlait en appuyant légèrement sur les mots, les yeux fixés à ceux, éperdus, de la jeune fille, afin qu'elle comprit bien son intention : personne dans le village, jusqu'à présent, n'avait su la présence des hommes et c'était une chance que Mathieu et son fils fussent invisibles ce jour là. Il fallait en profiter.

- Vivre en toute quiétude ? Alors que vous allez peut-être à votre perte ? Oh, sire Olivier, ne vous retrouverai-je jamais que pour vous voir vous éloigner de moi ?

Il eut un haut-le-corps comme si elle l'avait frappé :

- Est-ce si important pour vous ? murmura-t-il d'une voix qui s'enrouait.

- Plus que je ne saurais dire.

Comprenant qu'elle était au bord de l'aveu, elle rougit, soudain honteuse d'un comportement si contraire à la retenue et même à la pudeur que cela pouvait amener à la mépriser, elle une fille du peuple qui osait lever les yeux sur lui, un chevalier… un Templier ! Alors, elle s'enfuit vers la maison en courant, les épaules secouées de sanglots. Se fût-elle retournée, le regard dont Olivier l'accompagnait eût peut-être adouci son chagrin. Il contenait un regret poignant mais aussi une lumière dont il n'avait pas conscience, mais qui était bel et bien de la joie.

- Elle vous aime…, avait dit Bertrade en son dernier souffle et Olivier, bouleversé, commençait à penser qu'elle ne délirait pas, que ce pouvait être vrai… Mais, pour l'instant, il avait mieux à faire que rêver l'impossible : par exemple, faire payer à Gontran Imbert sa vilenie. A la pensée de ce que ce pourceau lubrique voulait faire subir à |'exquise créature, son sang entra de nouveau en ébullition et il eut envie de le tuer, tout de suite ! Ce serait si simple !... Seulement, exécuter froidement un homme réduit à l'impuissance, si odieux soit-il, jamais Olivier ne le pourrait… Il enroula autour de sa paume la corde qu'il tenait toujours, la passa sur son épaule et tira :

- Allez, viens ! Il est temps de mettre de l'ordre dans ta vie comme dans la mienne…


La bannière aux fleurs de lys bougeait à peine au sommet de l'unique tour, sans fosses d'enceinte. Accotée de deux murs crénelés enfermant la chapelle et se rejoignant à une petite barbacane, elle composait le château de Passiacum. C'était d'habitude l'endroit le plus tranquille qui soit. Le châtelain, le vieux chevalier de Fourqueux, y faisait régner une certaine discipline parmi les six ou sept archers composant la garnison dans l'expectative des – rares ! - visites royales et il y serait sans doute mort d'ennui sans les parties d'échecs avec le chapelain, les repas toujours copieux qu'il partageait avec lui et l'incessant rappel de ses souvenirs guerriers. Il en assaisonnait lesdits repas, mais ceci compensait cela et le chapelain était gourmand. On vivait là en vase clos, sans autre manifestation extérieure que le tintement de la cloche de la chapelle marquant les heures canoniales.

Ce jour-là le manoir était réveillé. A l'approche de l'entrée, Olivier et son prisonnier virent deux archers près de la herse relevée et aperçurent dans la cour des sergents royaux qui, armés d'un bâton à fleur de lys, surveillaient le déchargement des quelques bagages. Naturellement deux guisarmes se croisèrent devant eux, tandis que l'un des gardes demandait en riant :

- Où penses-tu aller comme ça, bonhomme ? Si c'est un voleur de poules que tu amènes à messire de Fourqueux, sache qu'il n'a pas de temps pour toi. Comme tu peux le voir, ajouta-t-il en désignant le tohu-bohu de l'intérieur, notre sire Philippe nous est arrivé.

- C'est justement le Roi que je veux voir !

- Tu es fou ! Quand il vient en ce lieu, c'est habituellement avec une escorte restreinte et il est interdit de le déranger. Et celui-là que tu mènes en laisse, qui est-il ?

- Mon prisonnier, comme vous voyez, et c'est précisément lui que j'entends présenter au Roi. Il le trouvera intéressant. Et je n'ai pas l'intention d'en discuter avec vous…

- Dans ce cas passe ton chemin !

- Non. C'est toujours messire Alain de Pareilles qui commande à la garde ?

- Oui. Mais…

- Allez le prier de bien vouloir venir jusqu'ici !

L'homme hésita. Cependant une force émanait de cet inconnu modestement vêtu et qui semblait venir de loin. Cela tenait à sa façon de porter droite une belle tête ascétique et fière, à sa voix grave aux inflexions trahissant qu'il ne s'agissait ni d'un paysan ni d'un homme du peuple.

- Qui êtes-vous ? demanda le garde assez impressionné pour abandonner le tutoiement égalitaire.

- Je le dirai à messire de Pareilles !

Cette fois, le soldat tramant son arme s'en alla vers la cour d'où il revint peu après, escortant un officier de haute taille dont le visage sévère ne devait jamais refléter la moindre émotion. Sous le bord du chapeau de fer, les sourcils épais et gris abritaient un regard presque aussi immobile que celui de son maître.

- Que voulez-vous ? demanda-t-il d'une voix brève.

- Obtenir justice pour des innocentes maltraitées. Une vraie justice ! Celle d'un Roi qui a prêté serment de chevalerie ! Pas celle du sire de Nogaret ! L'homme que j'amène est un criminel…

- Vraiment ? Quel est votre nom ?

- Olivier de Courtenay. Et celui-là c'est Gontran Imbert, mercier à Paris.

- Curieux équipage pour un mercier ! Il est vrai qu'il a une bien belle robe…

- ... et que je suis mal vêtu. Je n'en suis pas moins ce que j'affirme… et l'empereur Baudouin de Constantinople a été mon parrain.

Le ton était calme avec juste assez d'orgueil pour affirmer la race. Et Alain de Pareilles s'y connaissait en hommes. Celui-là tenait des propos trop énormes mais avec trop d'allure pour n'être pas vrais.

- Me suivez ! Je vais voir ce que je peux faire… mais pourquoi avez-vous bâillonné ce… ?

- Pour qu'il ne m'écorche pas les oreilles ! Vous n'imaginez pas le flot de paroles que retient ce chiffon…

Les lèvres minces du capitaine esquissèrent un vague sourire mais il ne fit aucun commentaire. Après lui, Olivier et Imbert traversèrent la cour jusqu'aux marches donnant accès à la tour. Avant d'y pénétrer cependant, Pareilles s'arrêta.

- Ne gardez pas trop d'espoir ! Notre sire Philippe est d'humeur fort morose ce jour d'hui. Vous risquez de payer cher votre audace.

- Je n'ai à perdre que ma vie. C'est de peu d'importance à condition que cet individu y laisse aussi la sienne !

Tandis qu'ils attendaient à l'écart de la porte, des serviteurs montaient avec des coffres ou redescendaient les mains vides. Olivier employa cette attente à prier. Il savait qu'il allait jouer là un coup hardi dont il avait peu de chances de sortir vivant, mais ce n'était pas pour lui-même qu'il allait affronter le redoutable Philippe, c'était pour que vivent tranquilles, dans une maison qui leur revenait de droit, des femmes courageuses qu'il respectait et, surtout, cette jeune fille si belle à qui Imbert faisait courir un péril pire que la mort. A la pensée de ce corps ravissant livré à… Il eut un sursaut, s'efforça de reprendre une prière qui venait de dévier d'une manière si singulière, se sentit envahi de honte et se hâta à l'aide d'un Ave Maria d'appeler à son secours la Mère de toutes les vierges.

Le remède n'eut pas le temps d'agir. Pareilles revenait :

- Venez ! dit-il. Donnez-moi d'abord votre couteau… et votre prisonnier. Je m'en charge ! Quant à toi, ajouta-t-il à l'intention du mercier, je vais ôter ton bâillon, mais je te conseille de te tenir coi. Sinon je t'assomme ! Compris ?

Roulant des yeux effarés, Imbert hocha péniblement la tête et ne sonna pas mot, à peu près étranglé par la peur, en maudissant la fichue idée qu'il avait eue de se précipiter à Passiacum pour s'emparer sans plus tarder du bien de la défunte Bertrade ! Il aurait pu attendre et faire entériner par notaire, comme il convenait, ses nouveaux droits ; mais il y avait eu cette fille qui lui avait mis l'envie au ventre et, à présent, il allait devoir s'expliquer devant un souverain qui possédai! le don de mettre n'importe qui mal à l’aise. A la seule exception, peut-être, de ses frères.

De son côté et en dépit de sa détermination, Olivier n'en ressentit pas moins une vague angoisse quand il pénétra dans la salle ronde où le Roi se tenait debout dans la profonde embrasure d'une fenêtre, regardant au-dehors d'un air absent. Ce n'était pas la première fois qu'il le voyait mais jamais encore il n'avait ressenti cette étrange impression de se trouver en face d'un être d'exception, de l'incarnation même du pouvoir royal. Les statues aux portes des cathédrales qu'il savait à présent modeler - bien qu'il n’égalât pas l'art de Rémi ! - lui semblaient plus vivantes que cette haute forme grise dressée au bout de ce qui lui parut un interminable chemin où le guidait le capitaine des gardes. Et jamais encore, en effet, on ne lui avait vu ce visage sans couleur, cette mine sinistre.

Parvenu sans trop savoir comment au bout de ce désert à peine réchauffé par la chaleur d'une tapisserie, il plia le genou tandis que Pareilles les annonçait, lui et son vil compagnon. Philippe le Bel, sans même tourner la tête vers eux, laissa tomber :