Bertrade savait bien qu'il serait inutile et dangereux de nier - les frères d'Aulnay n'avaient-ils pas tout dit aux bourreaux de Nogaret ? Aussi avait-elle avoué ses soupçons, et de même qu'une nuit elle s'était rendue par les couloirs jusqu'à la Tour de Nesle. Que pouvait-elle dire d'autre que ce qu'elle avait vu ? Mais le Hutin ne s'était pas contenté de si peu. La fidèle suivante qui savait si bien parer le corps maudit de sa femme ne pouvait être que l'intime confidente de ses amours. Et le supplice avait continué sous le regard terrorisé d'Aude jusqu'à ce que la victime perde conscience et qu'on la fourre dans un sac pour l'envoyer achever son agonie dans la Seine. Le Hutin, soudain, était pressé de passer à une autre dont il se promettait un régal : la petite Aude si ravissante et que, hormis la crainte que Marguerite allât s'en plaindre au Roi pour qui le viol était un crime sans pardon, il eût depuis longtemps traînée dans son lit. Seulement Marguerite n'était plus là avec son arrogance et sa certitude d'être entendue d'un beau-père fier de sa beauté, et de son caractère où il voyait l'ébauche d'une vraie reine. La jeune fille était devant lui, désarmée, dépouillée jusqu'au dernier linge…
Il aurait pu la faire jeter sur sa couche et assouvir son désir, mais la grande ombre de son père continuait à l'écraser et son esprit confus ressentait encore la peur que Philippe n'en sût quelque chose. Alors il avait donné le choix à Aude : subir le sort de Bertrade ou venir à lui de son plein gré. En dépit de sa peur et de son chagrin, elle l'avait repoussé avec horreur. Il l'avait donc fait attacher à la poulie, pensant qu'une ou deux tirades la rendraient plus compréhensive sans trop abîmer ce corps de rêve. Et la petite, en dépit de sa terreur, avait trouvé assez de force pour dire encore non, même quand la corde mordait ses poignets brutalement ramenés en arrière. Au fond de l'enfer où elle se sentait tomber, elle avait évoqué le visage de celui qu'elle aimait depuis si longtemps et pour lequel, toujours, elle avait refusé, refusé, refusé encore.
Et soudain l'incroyable s'était produit : des hommes armés aux visages noirs avaient fait irruption dans la salle et, à leur tête il y en avait un sans souillure, et que son cœur avait reconnu avant ses yeux éperdus. Ensuite, elle était tombée et, à la suite des événements, elle n'avait rien vu, rien su, rien retenu, se traînant interminablement au long d'un tunnel brûlant, hanté de figures grimaçantes et qui semblait ne jamais vouloir finir…
Jusqu'au jour où le tunnel éclata, où les brumes se déchirèrent, où les objets, les formes retrouvèrent un contour net, où enfin elle ouvrit les yeux. Elle était couchée dans un lit blanc sous des courtines vertes dont elle ne se souvenait pas. Elle essaya de se redresser, n'y parvint pas à cause de sa faiblesse, mais en se laissant retomber sur l'oreiller elle émit un soupir qui attira aussitôt au-dessus d'elle le visage de sa grand-mère. Un visage changé, aux rides plus profondes, aux yeux rougis de larmes, mais qui se mit à sourire :
- Ma petite ! On dirait que tu me vois ?
- Bien sûr, je vous vois, bonne maman… Où sommes-nous ?
- A Passiacum, chez cette pauvre Bertrade ! Oh, mon Dieu, il faut que j'aille prévenir les autres !
Elle s'écarta du lit, se dirigea vers l'escalier et appela. Quelques secondes plus tard, ils étaient tous autour d'elle : sa mère, son père et son frère, et aussi Margot la servante, tous pleurant de joie en remerciant le Seigneur et Madame Marie…
Ce fut un moment de bonheur intense que se retrouver tous sous le même toit, même si ce n'était plus celui de Montreuil dont il avait bien fallu dire qu'il n'existait plus, même si c'était celui de Bertrade dont mieux que quiconque Aude connaissait le sort tragique. Craignant qu'une simple évocation présente un risque de rechute, on se garda de lui en parler, mais elle le fit d'elle-même parce qu'elle avait besoin au contraire d'extirper par la parole les affreuses images qu'ils écoutèrent atterrés, jusqu'à ce que la jeune fille déplore qu'on l'eût jetée au fleuve comme mauvaise charogne.
- ... elle qui devrait reposer à cette heure auprès de son époux en bonne terre chrétienne !
- Elle est en terre chrétienne, assura Mathieu. Ceux qui t'ont sauvée ont repêché le sac et ramené Bertrade ici, où nous lui avons donné sépulture convenable.
- Oh ! Dieu soit béni pour sa compassion ! Mais… ceux qui m'ont secourue, qui sont-ils ?
- Une bande d'étudiants et de truands emmenés par un certain Pierre de Montou, et surtout notre ami Olivier, répondit Rémi. C'est lui qui t'a rendue à nous en même temps que le corps de notre chère tante.
De pâle qu'elle était, Aude s'empourpra. D'une joie qui se teinta de honte à la pensée qu'il l'avait vue nue, exposée aux regards de ces méchants hommes comme une fille publique. A présent elle ne lui inspirerait plus qu'une pitié où se mêlerait le dédain de son avilissement. Oh, certes elle était heureuse qu'il fût venu l'arracher au Hutin et à ses bourreaux, mais peut-être en eût-il fait autant pour n'importe quelle femme, comme l'exigeaient les lois de la chevalerie et, au mieux, c'était la fille de Mathieu qu'il avait secourue, pas une jouvencelle nommée Aude dont il ne s'était jamais soucié. Elle demanda cependant où il était et s'il serait possible de le remercier…
- Nous espérons qu'il reviendra ainsi qu'il l'a promis, dit la vieille Mathilde. Il a voulu, ce qui est bien naturel, accompagner messire d'Aulnay fort en souci de ses neveux, l'épouse et les enfants du malheureux Gautier que Madame Marguerite osait aimer…
Marguerite ! Son nom atteignit Aude comme une flèche parce que, au moment où elle l'entendit, elle s'aperçut qu'obnubilée par son propre drame elle l'avait oubliée. C'était à peine croyable ! Comment était-ce possible alors qu'était à la fois si terrible et si fière la dernière image qu'elle en gardait : le moment où le chariot noir l'emmenait loin de l'immonde carnage de Pontoise. Les deux autres princesses s'étaient écroulées devant un tel spectacle, mais elle n'avait pas courbé un instant sa jolie tête rasée, son visage livide où ne coulait aucune larme. Son regard impérieux avait imposé un silence effrayé à une foule toujours prête à honnir ce qu'elle avait jalousé…
- Elle m'avait donné son beau manteau blanc avec l'agrafe de rubis ! pensa Aude tout haut, en me disant de le garder pour le lui rendre quand elle reviendrait, mais à présent je ne l'ai plus. Il est resté dans notre logis à l'hôtel de Nesle… et je ne pourrai plus le lui remettre…
- Crois-tu vraiment qu'elle pourrait revenir ? murmura sa grand-mère en prenant sa main dans la sienne. Le Roi ne lui pardonnera jamais et son époux la hait bien…
- Et c'est une rude prison que Château-Gaillard, gronda Mathieu, l'œil sombre : une forteresse bâtie jadis par Richard d'Angleterre pour protéger sa Normandie ! Qu'il n'a pas gardée longtemps, car notre grand roi Philippe l'Auguste la lui a soufflée et ne l'a jamais aménagée. Ce ne sont que pierres énormes, lourdes charpentes et chaînes de fer. Les chambres du donjon ne sont que des geôles humides, peut-être supportables par les chaleurs de l'été, mais mortelles en hiver. Surtout celles du haut où les vents glacés entreront comme chez eux… Des jeunes femmes délicates, habituées à la douceur de logis chauffés et pourvus de bons lits de plume, de chaudes couvertures et de coussins n'y vivront pas longtemps ! Surtout sans feu !
- Vous le connaissez, mon père ?
- Je me suis rendu au Petit-Andely il y a trois ans pour examiner le clocher de l'église. A l'auberge sont venus boire des archers du château. Ils l'ont décrit…
- Mon Dieu ! gémit Aude en joignant les mains. Cela veut dire que Madame Marguerite et Madame Blanche sont vouées à mourir de misère et de froid ?
- C'est à peu près ça ! Elles ont gravement fauté, j'en conviens, mais une épée bien effilée sur un échafaud eût été moins cruelle que cette mort lente.
- Et nul ne peut leur venir en aide, bien sûr ?
- Rien que Dieu ! Il faudrait qu'il exauce avant l'hiver la malédiction de Maître Jacques et que le Roi trépasse.
- Oui, mais son malfaisant de fils lui succéderait.
- Sans doute. Néanmoins Madame Marguerite, qu'il le veuille ou non, serait reine de France. L'Eglise n'accepte pas de démarier pour adultère, même un roi. Il faudrait forcément compter avec elle.
- Là où elle est ? Oh, mon père, comment pouvez-vous le croire ? Il la fera tuer discrètement. Et moi, je voudrais tant qu'elle vive !
- Il semble que tu l'aimes vraiment ?
- Oui. La servir, la parer étaient de réels bonheurs. Elle disait merci avec une telle gentillesse. Oui, j'ai de l'affection pour elle et j'ai grande douleur du sort qu'on lui a fait…
Mathieu s'était levé pour poser un baiser sur le front de sa fille :
- Allons, ne désespère pas ! C'est le devoir des hommes de bien d'avancer sur les voies du Seigneur…
- Que voulez-vous dire ?
- Rien que tu puisses comprendre. Songe à guérir !
Elle s'y était employée de son mieux et, remise sur pied, elle avait tenu à ce que sa première sortie la mène au tombeau de Bertrade. Sa mère voulut l'accompagner et Blandine les y conduisit.
Depuis la veille Mathieu et son fils étaient partis pour Gentilly. Le maître d'œuvre avait dans l'idée qu'il était temps pour lui de reprendre ses hommes en main.
Leurs prières achevées, les trois femmes plièrent le genou devant l'ermite qui les bénit du seuil de sa grotte et reprirent le chemin du Clos. Elles allaient en silence, goûtant le simple plaisir de cheminer à travers des bois pleins de chants d'oiseaux par un beau jour ensoleillé. Aude se sentait apaisée d'avoir pu toucher la terre où reposait sa tante et de la savoir sous la protection de ce vieil homme hirsute et malodorant, mais dont le regard recelait tant de lumière et de compassion… Un baume pour les blessures de l'âme !
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