En traversant la cour, il aperçut la silhouette de son ami près de la porterie en train de s'entretenir avec l'un des vieux soldats. Le ciel en effet était clair, plein d'étoiles et de ce bleu si doux qui était déjà d'été. L'air était tiède et, au lieu d'aller s'enfouir dans la paille, Olivier rejoignit un des raides petits degrés montant au chemin de ronde, où il alla s'asseoir sur un créneau ébréché comme beaucoup de ses semblables.
Il resta là longtemps, adossé à la pierre moussue, regardant le vaste et plat paysage où la forêt s'inscrivait en masses noires cernant ici et là des champs, des étangs. Au nord, le rougeoiement du château incendié ouvrait encore un bel œil rouge et sinistre qui allait se fermer peu à peu. Au matin, il n'y aurait plus que des ruines fumantes, des pans de mur noircis, un semblant de carcasse vide attestant à la face du monde qu'ici était passée la justice du Roi, comme elle avait dû passer aussi dans les autres domaines des Aulnay. Le lierre, les mauvaises herbes viendraient, cachant les brûlures des décombres dont personne n'oserait plus approcher, hormis les sorciers et les fugitifs, par crainte d'une légende maléfique qui avec le temps s'amplifierait.
Olivier comprenait sans peine ce qui se passait dans la tête d'Hervé. Il lui suffisait de s'imaginer arrivant en face de Valcroze ravagé par le feu et la haine des hommes. Hervé avait aimé cette noble maison qui l'avait vu naître, même si la mauvaise volonté de son frère lui avait fait préférer l'abri précaire des bois et leur vie sauvage. Les flammes étaient passées sur cette amertume. Ne restaient que la douleur… et le besoin viscéral de protéger le peu, si fragile et si attachant, qui restait d'une longue lignée de preux et de nobles dames. Quelque chose venait de changer et il le sentait profondément.
Aussi Courtenay ne fut guère surpris quand, redescendant au cri d'un coq enroué qui éclata presque sous ses pieds, il trouva Hervé assis sur la dernière marche.
- Ou étais-tu passé ? demanda celui-ci.
- Là-haut. La nuit était belle et je n'avais pas envie de dormir. Et toi ?
- Moi non plus… Je crois, à présent, que nous devons parler tous les deux. Depuis hier… il s'est passé en moi…
- Arrête, mon frère ! Je sais ce que tu vas me dire : tu veux rester ici afin de veiller sur les enfants du malheureux Gautier…
- Comment as-tu deviné ?
Olivier haussa les épaules :
- Nous avons toujours été si proches l'un de l'autre ! Au fil des ans nous avons appris à réagir pareillement. C'est à cela que je pensais en regardant Moussy rougeoyer encore au-delà des bois, et il me semblait que je ressentais ta blessure… ton chagrin. J'imaginais ce que serait le mien si Valcroze subissait le même sort. A cette différence près que je n'aurais aucun petit enfant à servir. As-tu déjà parlé à dame Marianne ?
- Pas encore, mais je vais le faire tout à l'heure quand elle descendra et j'espère qu'elle acceptera de me garder. Il y a tant à faire ici aussi bien sur la terre que dans les bâtiments. Ce baron Damien devait être fou pour avoir réduit son épouse à une quasi-misère à cause d'une vaine gloriole. Qui ne lui a jamais souri d'ailleurs. Malgré son courage, elle ne peut faire face avec pour seuls soutiens un gamin et deux vétérans qui ne sauraient où aller si elle les rejetait. Moi je peux assumer une lourde charge et bâtir, labourer et surtout me battre en cas de besoin. Tu vois… il m'est impossible de tourner le dos et m'en aller… vers quoi au juste puisque le Temple est mort et que je ne suis plus rien ? Ici, sur la terre des miens, je deviendrai un paysan… et j'aurai l'âme en paix.
- Le beau prêche ! sourit Olivier. Mais bien superflu. J'avais compris. Cependant… que feras-tu si elle n'accepte pas ?
- Je resterai ! Dans les bois où j'ai vécu sept ans je me sens chez moi et au moins je serai près d'eux… de ces deux petits qui m'ont pris le cœur, prêt à accourir à la moindre alerte.
- D'eux seulement… ou aussi d'elle ? Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, elle est jeune, belle, fière. Une femme séduisante…
- Tais-toi ! A cela je m'interdis de penser, et que ce soit toi, ordinairement le plus pur, le plus austère de nous deux…
- J'essaie seulement de regarder la vie en face. Elle te rend une raison d'exister et tu dois la prendre. Comme tu le disais il y a un instant, le Temple est mort. Tes vœux aussi à moins que tu ne préfères les renouveler dans quelque couvent où l'on n'aura que faire de toi. Mais pardonne-moi d'avoir effleuré le sujet ! Je te crois capable de résister à toutes les tentations. Disons que… j'ai voulu l'éprouver en te mettant en face d'une réalité bien vivante.
- Resterais-tu avec moi si elle accepte ?
- Non. J'ai promis de revenir à Passiacum où l'on a besoin de moi comme on a besoin de toi ici. Je dois trop à Mathieu pour l'abandonner…
- Sans doute, mais vas-tu donc passer le reste de ton existence au Clos des Abeilles ?
- Pas plus que Mathieu, tu le sais bien. Ce qui m'inquiète, c'est la haine qu'il voue au Roi et qui l'aveugle. Je crains qu'il ne veuille se charger lui-même de réaliser la prédiction du Grand Maître en maniant le glaive de sa propre justice. De toutes mes forces j'essaierai de l'en empêcher.
- Et si la prédiction se réalisait sans lui ?
- Je pense qu'il s'en irait poursuivre son combat pour s’assurer que nulle part en France on ne travaillera plus aux cathédrales…
- Dangereux, ça aussi ! Que fera-t-il de sa famille ?
- Ou bien il l'emmènera, ou bien, ce qui serait plus sage, il la laissera à Passiacum. N'importe comment, moi je ne le suivrai pas parce que ce combat-là n'est pas le mien. Dieu et Notre-Dame doivent être partout servis et adorés. C'est péché que s'en prendre à leurs sanctuaires. Ils appartiennent à tous les chrétiens…
- Et alors ? Où dirigeras-tu tes pas ? Vers ce qui reste d'une commanderie étrangère en Espagne ou en Portugal ?
Le regard d'Olivier s'évada vers le ciel de plus en plus clair où s'annonçait l'aurore. A nouveau il haussa les épaules :
- En vérité, je ne sais pas, mais avant de m'engager dans quelque chemin que ce soit, je voudrais retourner aux rives du Verdon, revoir sinon mon père dont je ne sais plus rien et qui sans doute a rejoint ma mère, au moins ma terre natale et ma maison ! S'il en demeure quelque chose…
- Si le baron Renaud a survécu au Temple, il aura échappé aux gens du Roi. Dans le cas contraire… pourquoi ne reviendrais-tu pas ici ? Au moins nous finirions ensemble…
Olivier posa sur l'épaule de son ami une main chaleureuse, bien qu'elle signât un refus. Tous deux étaient conscients que leurs vies si longtemps parallèles allaient se séparer sans beaucoup d'espoir de se revoir, sinon dans l'autre monde. C'était pour Olivier un déchirement plus cruel qu'il ne voulait l'avouer mais contre lequel il ne pouvait rien. Entre eux, il y avait désormais les deux têtes blondes de ce petit garçon et de cette petite fille, et leurs petites mains refermées autour du cou d'Hervé… A cause d'eux, son ami souffrirait moins de leur séparation. Olivier, tout à coup, se sentit très seul, mais il avait l'âme trop élevée pour en éprouver de l'amertume. Il était bon qu'Hervé trouve enfin un sens à sa vie…
Comme pour sceller cette certitude, à cet instant la première flèche du soleil levant vint frapper le seuil du logis où la mince silhouette noire de Marianne s'inscrivait. La main sur les yeux, elle inspecta le périmètre de la cour, cherchant quelque chose… ou quelqu'un, Olivier alors prit son ami par le bras :
- Va ! C'est le moment. Va lui parler !...
Il n'eut pas à insister. Avec un peu de mélancolie, Olivier vit Marianne venir à la rencontre d'Hervé, puis leur réunion au milieu des poules caquetantes que le jeune valet venait de lâcher. Le dialogue fut bref et le résultat en fut ce qu'Olivier attendait : le visage de Marianne s'illumina d'un coup d'un beau sourire où il y avait autre chose que la satisfaction d'acquérir une paire de bras vigoureux, un défenseur digne de ce nom. Il sentit - mais il le sentait depuis la veille sans en être vraiment conscient - qu'entre ces deux-là quelque chose de fort allait se tisser. A leur insu d'abord : Hervé continuerait à dormir dans la grange jusqu'à ce qu'un jour ou un soir, ou une nuit, Marianne et lui mesurent la force de ce qui les unissait. Hervé n'avait plus de nom ? Elle lui en donnerait un que les enfants pourraient porter sans honte.
Une heure plus tard, Olivier repartait vers Paris, seul.
A l'instant de l'ultime séparation, en étreignant son ami, il lui avait murmuré :
- N'oublie pas ! Le Temple était un rêve, mais le rêve s’est évanoui. Tu es désormais un homme comme les autres. Vis en homme libre… et que Dieu vous protège tous !
Troisième partie
LES VEILLEURS
CHAPITRE XI
UN VAUTOUR
Agenouillée devant le petit tertre encore bombé où elle venait de déposer un bouquet d'églantines, Aude priait, les yeux brouillés de larmes qui tombaient l'une après l'autre sur la terre où l'herbe repoussait.
Depuis qu'elle avait retrouvé complète lucidité et qu'on lui avait appris la fin de l'histoire, elle n'avait eu de cesse qu'on la menât au tombeau de Bertrade. La visite de ce matin ne représentait pas une mince victoire : jusque-là les siens s'étaient ligués contre elle par crainte d'une rechute d'un mal dont ils avaient craint trop longtemps qu’elle n'en revînt jamais.
Durant des jours, elle n'avait vu ni l'aube, ni le crépuscule, ni l'obscurité succédant à la lumière, oscillant entre la vie et la mort, brûlée par une fièvre cérébrale dont nul ne pouvait dire sur quoi elle déboucherait. Elle ne souffrait de rien sinon d'effrayants cauchemars contre lesquels luttait son esprit momentanément absent de son corps. Du fond de l'abîme où elle se débattait, elle ne cessait de revoir le martyre de sa tante, elle entendait ses cris sous la morsure du fer rouge, celle des griffes de fer qui déchirent, celle des brodequins qui broient les os afin de lui faire avouer… quoi au juste ? Qu'elle avait ouvert des portes, guidé des pas prudents, assisté à des ébats alors qu'elle n'avait jamais rien fait de semblable et que l'huissier de Marguerite et Marthe sa chambrière avaient déjà tout avoué et en avaient payé le prix ? Mais le prince aux yeux de fou, à la bouche écumante n'était jamais satisfait, n'en savait jamais assez, persuadé qu'il était que sa maison entière était complice de l'adultère, avait tout vu, compté les baisers, les extases, entendu les paroles de l'amour…
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