En pénétrant dans cet univers intime, Hervé, lui, ne vit que les petits. Il ne les connaissait pas puisque au moment de leurs naissances il s'était joint à la communauté bûcheronne du chevalier d'Aumont et complètement retranché de la famille, mais un seul regard lui suffit pour les reconnaître siens car plus charmants ne se pouvait voir. Blonds avec les mêmes yeux bleus, ils avaient des frimousses rondes piquées de fossettes et se ressemblaient de façon frappante, autant que s'ils eussent été jumeaux, bien que Philippe eût un an de plus que sa sœur. Il affirmait d'ailleurs sa supériorité en frappant la table de sa cuillère pour réclamer un supplément de nourriture, tandis que Marie semblait avoir plus de difficultés avec la mignonne enfant nichée dans son giron. Celle-ci semblait plus fragile que son frère qui, lui, éclatait visiblement de santé.
Arrêtant un instant son tapage, le jeune Philippe considéra d'un œil sévère cet inconnu abondamment chevelu et barbu qui s'était installé face à lui, de l'autre côté de la table, pour le voir de plus près avec un air d'émerveillement qui eut le don de déplaire au petit garçon. Il tendit vers le monstre une cuillère menaçante :
- Non ! déclara-t-il avec fermeté. Vilain !
Oubliant les autres, Hervé planta ses coudes sur la table avec un large sourire :
- Vilain ? Mais non, je ne suis pas un vilain, mais bien votre oncle, messire Philippe. Est-ce que je ne vous plais pas ?
- Oncle ? fit le petit en fronçant ses sourcils. Non ! Vilain, je dis !
Olivier et Marianne contemplaient le tableau avec un sourire, mais celui d'Olivier s'effaça vite. Cette jeune femme était, sinon dans la misère, du moins dans une gêne évidente, même si cela ne semblait pas entamer son caractère. Deux enfants représentaient une charge qu'elle aurait sans doute peine à assumer :
- Qu'allez-vous en faire ? demanda-t-il, les yeux sur le duo cocasse qui se poursuivait entre Hervé et un neveu rétif à lui reconnaître ses droits familiaux.
Marianne alla prendre dans ses bras Aline dont Marie venait de renoncer à continuer l'alimentation. La petite tête couronnée de boucles blondes se nicha contre son cou avec un soupir heureux. La jeune femme leva sur lui un regard surpris :
- Quelle question ? Les garder, bien sûr ! Je me vois mal les abandonnant sur les chemins ou même les conduisant au portail de quelque couvent où, dépouillés de tout bien jusqu'à leur nom et marqués du sceau d'infamie, ils seraient voués à une vie humiliée, misérable et sans doute brève… Cela jamais ! Je les aime, figurez-vous !
- Pardonnez-moi ma brutalité, mais pourrez-vous prendre en charge…
- Leur existence ? Il y a ici de quoi les bien nourrir avec les produits de la basse-cour et du potager. J'ai aussi un verger et même quelques moutons dont la laine les habillera. Pour le reste, ce sera à la grâce de Dieu, mais si leur mère ne peut les reprendre, alors ils resteront avec moi… A présent voulez-vous passer à vous laver les mains ? Le souper sera bientôt servi.
- Les mains seulement ? Avec votre permission, nous pourrions nous laver au puits de la cour. Nous devons être sales à faire peur si j'en crois l'accueil du jeune Philippe !
- A votre gré ! On va vous préparer une chambre…
- Non merci, Madame. Pas de chambre ! Nous dormirons dans une grange. Nous sommes toujours Templiers, vous savez ?
- Et vous ne pouvez dormir sous le même toit que des femmes, c'est vrai… Il en sera comme vous le désirez.
Peut-être pour montrer à Courtenay qu'elle n'était pas si démunie qu'il le croyait, Marianne fit servir le repas dans la salle d'honneur d'où tentures et tapis avaient disparu, ne laissant qu'une collection d'écus attestant la noblesse de la famille et sur le manteau de la cheminée une grande épée à deux mains. Il n'y avait aucun confort mais plus de grandeur peut-être. Une nappe blanche couvrait la table sur laquelle était une jonchée d'herbes fraîches. La jeune femme avait ajouté à sa toilette noire un petit touret de velours brodé d'argent où s'accrochait la blancheur d'une écharpe de mousseline.
Elle leur fit les honneurs de sa table avec autant de grâce et de dignité que si c'eût été celle de Montmorency ou de quelque autre très noble maison. Leur fut servi un ragoût de lapin aux herbes, une terrine de sanglier – c’était Marianne elle-même qui chassait ! - et des cerises du jardin. Le vin provenait d'un fût de Bourgogne qui avait fait partie de ses cadeaux de mariage et qu'elle gardait précieusement depuis.
Chose étrange, ce fut surtout avec Olivier qu'elle conversa. Hervé, songeur, mangeait et buvait en silence, mais ses yeux se posaient très souvent sur son hôtesse avec une expression qu'Olivier ne pouvait déchiffrer. Courtenay n'étant guère bavard de nature, ce fut Marianne qui parla, l'interrogeant sur sa famille et en particulier sur ce qu'avait pu être sa vie, comme celle d'Hervé, depuis l'écroulement du Temple… De son côté, elle se raconta sans appuyer, simplement pour que ses invités sachent un peu mieux qui elle était.
Fille de la noble maison de Dougny, elle s'était retrouvée orpheline après la mort successive de ses parents, le père en Flandres, la mère de douleur et en lui donnant le jour. Comme elle cousinait avec les Montmorency, elle avait été élevée chez eux avec Agnès qui était pour elle comme une sœur. Quand celle-ci avait épousé Gautier d'Aulnay, elle n'eut de cesse que Marianne fût mariée non loin d'elle. Et c'était plus par tendresse pour elle que par inclination que sa cousine avait accepté d'épouser le baron de Villeneuve qui n'était pas sans charme, mais que la dot de la jeune fille intéressait au moins autant que sa personne… Malheureusement il n'avait pas fallu longtemps pour que la dot en question disparût avec ce que Damien conservait encore d'un assez beau patrimoine.
Sur cette fin sans gloire d'une union qu'elle n'avait pas souhaitée, Marianne ne s'appesantit pas. Ces quelques bribes de sa courte existence, elle les avait évoquées même avec une sorte d'humour que les deux hommes apprécièrent, n'aimant ni l'un ni l'autre les femmes gémissantes. Quand, après avoir terminé, elle prit la coupe pour y tremper ses lèvres, Hervé sortit de son silence et remarqua :
- Vous êtes jeune, dame Marianne, et… jolie, si vous le permettez. Vous vous remarierez…
Elle éclata de rire et son rire était une cascade de notes fraîches :
- Me remarier, moi ? Jamais ! Je n'ai peut-être plus de fortune, mais je possède la liberté. Un bien rare chez une femme et que j'ai appris à apprécier. En outre, si Dieu veut que je sois désormais en responsabilité d'enfants, je ferai de mon mieux pour qu'ils n'aient pas à souffrir du drame qui les frappe aujourd'hui. Enfin… en admettant qu'il se trouve un chevalier assez fou pour prétendre à la main d'une veuve quasiment dépouillée et qu'il ait l'heur de me plaire, je craindrais trop que les petits aient à pâtir de ses dédains ou même de ses mauvais traitements. Si les Montmorency les rejettent définitivement comme tout le porte à croire, je ferai en sorte de les adopter et ils hériteront, au moins, de cette vieille maison…
- ... qui me paraît bien mal défendue, reprit Hervé. Au cas où l'on vous attaquerait, que feriez-vous ?
- Pourquoi m'attaquerait-on ? Il n'y a plus grand-chose ici pour tenter des rôdeurs de grands chemins et contre eux je peux encore me défendre…
- Avec deux gardes que les rhumatismes n'ont pas l'air d'épargner, un jeune garçon et deux femmes…
- ... et moi. Je tire à l'arc et je manie l’épée.
- Et s'il ne s'agissait pas de rôdeurs ? S'il s'agissait de vous reprendre Philippe et Aline ?
- Montmorency les a rejetés et leurs grands-parents sont morts. Qui pourrait vouloir d'eux ?
- Ceux justement qui veulent extirper jusque dans leurs moindres racines ce qui porte ou a porté le nom d'Aulnay. Le Roi, je le crois sincèrement, n'irait jamais jusqu'à cette extrémité : il est trop haut pour faire la guerre aux petits enfants, mais Nogaret, lui, est capable de tout pour s’affirmer indispensable.
Elle leva sur lui un regard soudain angoissé. A l’évidence, son âme claire ne pouvait imaginer pareille horreur.
- Je pense qu'alors il faudra vraiment nous en remettre à la grâce de Dieu, murmura-t-elle.
- Il se peut que Dieu vous exauce avant même que vous ne l'ayez prié, dit doucement Olivier. Sur le bûcher notre Grand Maître a assigné le Roi, le Pape et Nogaret à comparaître au divin tribunal avant un an… et le Pape s'y est déjà présenté…
- Il se peut qu'il s'agisse d'une coïncidence, reprit Hervé. J'y croirai lorsque Nogaret l'aura rejoint.
- Le Roi t'importe moins ?
- Oui, parce que le garde des Sceaux est le plus dangereux. Philippe règne. Sans pitié, sans faiblesse mais, je le crois du moins, dans l'intérêt de l'Etat. L'autre fait du zèle, règle parfois des comptes personnels et, surtout, abuse des pouvoirs qu'il détient. Et je te rappelle que, le Roi mort, nous aurons le Hutin ! En attendant…
Sans achever sa phrase, Hervé se leva de table, salua son hôtesse et lui demanda la permission d'aller faire un tour.
- Je voudrais voir, ajouta-t-il, sur quelles défenses vous pouvez compter…
- Il fait nuit, rappela Olivier.
- Mais cette nuit est claire. Rassure-toi, je vais prendre une torche.
- Je t'accompagne.
- Non, s'il te plaît ! N'en fais rien ! Et… pardonne-moi si, ce soir, je désire être seul un moment.
- Il n'y a rien à pardonner…
Olivier échangea encore quelques mots avec Marianne où la courtoisie tenait plus de place que l'intérêt, puis il prit congé et gagna la grange mise à leur disposition. Lui aussi avait besoin de réfléchir.
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