Auparavant il s'acquitta envers Gildas d'Ouilly des devoirs de la reconnaissance et de l'hospitalité. L'arrivée imprévue de cet étranger ne lui plaisait guère parce qu'il avait toujours considéré les « escholiers » en général comme une bande de trublions sans cervelle, plus portés à la débauche qu'aux œuvres pies. La participation spontanée de celui-là à la délivrance d'Aude méritait cependant un merci. Pas davantage, l'humeur de Mathieu n'ayant pas encore retrouvé sa sérénité habituelle. Il lui servit ainsi qu'à Olivier de quoi se restaurer, puis il lui proposa d'aller prendre quelque repos dans la resserre où logeaient les deux Templiers et Rémi. Ce que Gildas refusa, sentant bien que le maître d'œuvre souhaitait s'entretenir avec les siens loin des oreilles d'un garçon qu'il ne connaissait pas. C’était déjà suffisant que celui-ci sût où il se cachait…
- Le jour se lève, dit Gildas et le chemin n'est pas si long. Je vais rentrer au collège mais… aurai-je la permission de revenir un jour prochain prendre des nouvelles ?
- Croyez-vous vraiment que nous soyons en position de recevoir des visites ? gronda Mathieu exaspéré. Nous vous sommes reconnaissants, mais il serait préférable pour tout le monde que vous oubliiez jusqu'à l'existence de cette maison et de ceux qui s'y sont réfugiés.
- Vous ne craignez tout de même pas que je vous dénonce ? s'écria le jeune homme indigné. Ne me suis-je pas mis hors la loi en entraînant mes camarades à l'assaut de la Tour ?
- Et je vous en ai remercié, il me semble ! Vous avez droit à ma gratitude, là ! Et je prierai pour vous, mais ne m'en demandez pas plus et abandonnez-nous à notre sort ! D'ailleurs demain nous ne serons peut-être plus ici !
Le ton était raide, presque offensant et, voyant le jeune homme rougir sous la poussée d'un début de colère, Olivier voulut prendre sa défense. Il n'avait pas aimé l'insistance que celui-ci avait mise à vouloir le suivre - ou plutôt à suivre Aude ! -, mais ce qu'il avait fait méritait néanmoins un traitement plus doux. Mal lui en prit. Mathieu était tellement empli de fureur rentrée qu'il se retourna contre lui.
- Je sais ce que je dis ! Quel besoin aviez-vous de nous ramener ce garçon ?
- Que ne me reprochez-vous aussi d'avoir accepté son aide ? riposta-t-il. En vérité, Maître Mathieu, j'ai peine à vous reconnaître…
- Mon père, songez à ce que vous dites et à qui vous le dites. Pardonnez-lui, Olivier ! Ce qu'ont subi ma chère tante et ma sœur l'a bouleversé et…
- Je suis assez grand pour m'excuser moi-même et Olivier sait que je l'aime presque autant que toi…
Ayant dit, il s'en alla en claquant la porte, laissant Rémi faire un bout de conduite à Gildas et déverser une huile lénifiante sur son amour-propre égratigné. Quand le jeune homme revint, il trouva son père dans la salle, assis sur le banc du fond, écoutant, muet mais de plus en plus sombre, Olivier en train de restituer presque mot pour mot le texte de la proclamation royale touchant le sort des princesses coupables et de leurs amants. A la suite de quoi, les nerfs d'Hervé d'Aulnay l'avaient lâché…
- Les venger ? reprit-il. Cela ne me semble pas le plus important en ce moment. Outre que la loi du Temple interdit la vengeance privée, je préférerais de beaucoup aller au secours des pauvres enfants du malheureux Gautier.
- Crois-tu vraiment pouvoir quelque chose ? fit Olivier avec une compassion infinie.
- En vérité, je n'en sais rien mais ce que je sais, c'est que je n'aurai ni trêve ni repos tant que je n'aurai pas reçu un semblant de certitude. Et pour cela il faut que je me rende à Moussy. Peut-être que l'on n'a pas encore eu le temps de détruire le château. Même si cela est, il restera bien quelqu'un pour me renseigner…
- Pourquoi pas, après tout ? Nous verrons…
- Nous ? Tu veux venir avec moi ?
- J'espère que ça ne t'étonne pas ?
Mais Mathieu n'en avait pas fini. Il quitta son banc et vint les rejoindre sur la pierre de l'âtre :
- N'avez-vous pas le sentiment, fit-il avec une douceur étrange contrastant avec la violence de sa pensée, que le secours aurait une chance d'être plus efficace si le roi Philippe n'était plus de ce monde ? Il faut d'abord l'abattre afin de réaliser la prédiction de Maître Jacques. Le Pape est mort, je ne sais ce qu'il advient de Nogaret, mais il se trouvera bien quelqu'un pour le faire passer outre. Que le Roi meure et le peuple, frappé de stupeur et d'épouvante, se hâtera de libérer ses victimes, de panser les blessures…
- Le Roi mort, c'est le Hutin qui régnera et vous avez vu de quoi il est capable ? riposta Olivier. Croyez-vous que nous gagnerons au change ?
- Vous feriez mieux d'éviter d'en parler, gronda Mathieu entre ses dents. Pourquoi l'avoir laissé vivre quand vous le teniez dans sa tour maudite ?
- Parce que nous ne sommes pas des assassins et c'est valable pour la personne même du Roi qui a reçu l'onction du sacre. En outre, Pierre de Montou qui a été l'âme de l'expédition estime qu'en humiliant le Hutin comme il l'a fait, en le livrant à l'hilarité publique, il fera souffrir davantage le Roi qu'en trucidant son fils aîné. A la limite, je ne suis pas certain qu'abattre le Hutin n'eût pas rendu service à son père car Philippe de Poitiers a ce qu'il faut pour faire un grand roi. Au moins un régent durant la minorité de la petite Jeanne… qui au train où vont les choses, pourrait être déclarée bâtarde par le Hutin !
- Peut-être ! Il n'empêche qu'un changement de règne arrangerait bien mes affaires et qu'il faut faire en sorte que ça se produise le plus tôt…
- C'est à cette belle œuvre que vous entendez vous consacrer j'imagine ? s'écria Juliane qui se tenait au seuil de la cuisine depuis un instant. Perdez-vous l'esprit, Mathieu de Montreuil, ou pensez-vous que nous n'avons pas suffisamment souffert ?
- Paix, ma femme ! Il faut que s'accomplisse la malédiction de Maître Jacques et rien n'est assez cher payé pour une si grande cause !
- Pas assez cher payé ? Vous êtes recherché, ainsi que notre fils ; nous n'avons plus de maison et si ma pauvre sœur ne nous avait pas permis de nous installer ici nous serions à la rue, cachés au fond de quelque trou à moins que, déjà repris, vous ne vous balanciez à l'une des chaînes de Montfaucon. Cependant, il nous reste que notre famille n'est pas décimée, et même si bientôt nous n'aurons plus de quoi vivre, nous sommes ensemble. De cela il convient de remercier Dieu au lieu d'exciter sa colère en chargeant votre âme d'un péché mortel. C'est à lui qu'appartient la vengeance et Il saura bien frapper quand Il le jugera bon ! Comme vous venez de le dire, le Pape est mort ! Un peu de patience. N'allez pas vous prendre pour l'envoyé du Ciel quand vous revenez tout juste à la santé !
- Ma femme, vous n'avez jamais osé me parler de la sorte !
- Peut-être parce que jusqu'à présent vous ne m'en avez pas fourni l'occasion ? Vous étiez homme sage et grand à votre manière, l'esprit habité par ces belles œuvres que vous conceviez pour la plus grande gloire de Dieu et j'admirais ! Quant à ceux-ci, ajouta-t-elle en désignant les deux chevaliers, ils ont bien le droit de songer à aider ce qu'il reste de leur famille ! Laissez-les aller !
Mathieu ne répondit pas mais, au regard inquiet qu'il posa sur eux, Olivier devina que cette inquiétude lui venait à s'imaginer seul avec Rémi pour protéger les femmes en cas de nouveau malheur, sachant qu'il ne pourrait utiliser que son bras droit. Ses hurlements à la mort de Philippe le Bel n'étaient peut-être qu'un moyen de se faire à lui-même confiance en sa puissance physique d'autrefois… Le pauvre homme souffrait sans doute même plus qu'il ne le croyait. Alors Olivier lui sourit :
- Dame Juliane a raison, Maître Mathieu. Il ne faut pas précipiter les choses. Le Grand Maître a assigné le Roi au tribunal divin avant un an : accordez-lui le temps d'agir… et continuez à reprendre des forces dont nous aurons tous besoin. De notre côté, avec votre permission nous partirons pour Moussy après les funérailles de dame Bertrade, mais nous reviendrons dès que nous aurons acquis une certitude sur le sort d'Agnès d'Aulnay et de ses enfants…
Le nuage disparut du regard fatigué et un coin de sa bouche s'étira en une grimace moqueuse :
- Je me demande, mon ami, si vous ne me connaissez pas un peu trop à présent ! Faites selon votre désir ! Les enfants ont souvent à pâtir des crimes de leurs pères…
Lavé, habillé et soigneusement recoiffé, le corps de Bertrade fut pieusement apporté sur la table de la salle que l'on avait recouverte d'un drap blanc. Un coussin fut placé sous sa tête et des chandelles allumées aux quatre coins de ce catafalque improvisé. On joignit les mains de la morte sur sa poitrine, un chapelet de buis noué entre ses doigts. L'art dévot des femmes avait fait merveille, car le visage aux yeux clos, étroitement enserré dans une guimpe de toile fine, ne montrait plus grand-chose des traces laissées par les souffrances endurées.
Avant de se retirer afin de prendre un peu de repos, Olivier contempla longuement ce visage à jamais immobile qu'il aurait tant voulu pouvoir interroger à cause de cette phrase étonnante, la dernière qui tournait dans son esprit comme un écureuil en cage : « Elle vous aime… »
Aucun doute n'était permis s'agissant de celle dont il était question : c'était Aude, mais ce qu'il ne parvenait pas à comprendre, c'était comment une telle chose pouvait être possible. Il n'avait pas vu depuis des années cette jeune fille qui restait dans son esprit une petite fille. Et elle l'aimerait, lui, un homme au bord de l'âge mûr, dépouillé voici sept ans de son prestige de chevalier du Temple ? Quand il évoquait l'image bouleversante de sa beauté entièrement révélée - image ô combien inoubliable, ô combien torturante ! -, c'était à n'y pas croire. C'était même à devenir fou ! Désormais les rêves brûlants qui faisaient souvent de ses nuits un enfer auraient un visage même si pour le moment la trop belle enfant reposait dans une chambre au-dessus de sa tête aux prises avec les démons de la Tour de Nesle et peut-être aux portes de la folie… C'était une raison de plus de s'éloigner. L'aide dont Aulnay avait besoin lui serait peut-être secourable à lui-même…
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