- C'est moi qui l'ai voulu, répondit-il. Je voulais savoir qui l'on venait d'expédier et j'ai bien fait, car elle était encore vivante.

- Elle ne l'est plus, dit le garçon qui s'était occupé de Bertrade. Elle vient de mourir. Vaudrait peut-être mieux la rejeter à l'eau ?

- Certainement pas ! gronda Olivier. C'est la belle-sœur de Maître Mathieu, la tante de…

Son regard se dirigea vers la jeune fille adossée contre le bordage. Elle devait avoir repris connaissance : sa tête se redressait et elle regardait autour d'elle, les yeux ouverts, mais sans avoir l'air de comprendre.

- Je vais les ramener toutes deux à leur famille ! fit-il d'un ton sans réplique.

Déjà Gildas proposait :

- Laissez-moi aller avec vous ! Cette barque est trop lourde pour un homme seul.

- Merci. C'est non. Mathieu est recherché…

- Et vous craignez que je ne le dénonce ? Vous m'offensez, messire ! J'étudie pour être médecin et clerc… mais je suis gentilhomme. Permettez-moi de vous aider !

Tandis qu'il parlait, son regard ne cessait de revenir vers Aude. Les yeux de la jeune fille étaient fixes, les larmes en coulaient et elle ne disait toujours rien. Aucune parole ne sortait de ses lèvres tremblantes, sinon une petite plainte bizarre et douce. Olivier comprit alors qu'il pouvait accorder confiance à ce garçon parce qu'il était tout simplement tombé amoureux de la belle enfant. Ce qu'il ne comprit pas, en revanche, c'est pourquoi cette idée lui était désagréable. Il ne put résister à l'envie de ricaner :

- Vous êtes bien certain de vouloir être clerc ?

- Je suis un cadet et ne saurais avoir de volonté… Seulement j'ai pris goût aux études et je désire savoir soigner.

Trouvant sans doute que l'on perdait beaucoup de temps, Montou s'en mêla :

- Acceptez ! conseilla-t-il à Olivier. Je connais suffisamment les hommes pour vous répondre de celui-là, ajouta-t-il avec un sourire que l'obscurité dissimulait. Je suis même persuadé que Mathieu vient de se gagner un fidèle…

- Quelle raison de ne pas venir vous-même ?

- La nuit n'est pas achevée pour moi et j'ai encore à faire, continua-t-il en caressant la longue courbe de frêne poli de son arc.

- Un autre message ?

- Je n'en ai pas terminé avec le Hutin ! Il faut que le peuple de Paris sache ce qui lui est arrivé ! Demain, on rira dans les carrefours ! C'est dans ce but que je l'ai épargné. A vous revoir, compagnon ! Si vous avez besoin de moi, vous savez où me trouver…

Il remit son arc sur son dos et son manteau par-dessus, prit par le bras le garçon qui avait porté secours à la pauvre Bertrade et s'éloigna comme les autres le long de la berge.

- Bien ! soupira Olivier. Si nous voulons arriver avant le jour, il faut nous mettre en route.

Gildas s'évertuait à installer Aude le mieux possible en étalant sur elle sa robe afin qu'elle ait plus chaud. La nuit était déjà fraîche et semblait devoir se refroidir. Olivier ferma les bords du sac sur le cadavre, puis s'attela aux rames sans même attendre que Gildas en eût fait autant. Sans effort apparent, il lança l'esquif sur le fleuve pour retrouver le courant. Il était lourd, mais le fils de Sancie encore inconscient de l'étrange changement qui s'opérait en lui avait besoin de s'activer, de faire jouer tous les muscles du corps puissant que lui avait donné la nature pour se prouver qu'il était toujours le même homme, que rien n'était changé. Tout en tirant comme un forcené, il cherchait les paroles des prières familières. Or, elles échappaient. Ce faisant, il n'arrivait pas à détacher ses yeux de la forme immobile sous l'amas de tissu qu'il devinait plus qu'il ne la voyait. Le rythme qu'il s'imposait était infernal. Il ne voulut pas d'ailleurs que Gildas en prît sa part. Il voulait être le seul à ramener Aude à son père, et l'autre n'insista pas.

Ce rythme de galérien lui fit du bien. Peut-être aussi les larmes qui coulaient sur ses joues sans qu'il s'en rendît compte…

CHAPITRE X

LES ORPHELINS

Accroupi sur la pierre de l’âtre, les coudes aux genoux et la tête dans les mains, Hervé pleurait. Autour de lui c'était le silence, aucun des trois hommes qui le regardaient n'osant intervenir, même Olivier, bouleversé par la douleur de ce mieux que frère auquel, jamais, il n'avait vu verser une larme. Et puis quelle consolation qui ne soit dérisoire offrir à un homme, déjà meurtri et proscrit, dépouillé de tout sauf de son honneur, venant d'apprendre que par la folie de ses neveux cet honneur même et jusqu'à son nom lui étaient enlevés ? Car la loi féodale était impitoyable : quiconque porte atteinte à la majesté royale doit être puni de mort ignominieuse, ses biens saisis, ses châteaux détruits ainsi que ceux de sa famille, ses armes brisées par la main du bourreau, son nom honni et à jamais rayé des tables de la chevalerie comme des registres de la noblesse.

Incapable de contempler plus longtemps le chagrin et l'humiliation d'un homme dont mieux que personne il connaissait la droiture, la vaillance et la générosité de cœur, Olivier vint s'asseoir auprès de lui, épaule contre épaule, mais sans chercher à le toucher davantage :

- Voilà des années, dit-il, qu'en écrasant le Temple, le roi Philippe nous oblige à vivre cachés, sous des noms d'emprunt. Il a fait de toi un bûcheron, de moi un tailleur de pierre qui serait mort depuis nombre d'années sans la charité de Maître Mathieu… L'affreuse nouvelle que j'ai eu le malheur de rapporter ne changera pas grand-chose…

Hervé laissa retomber ses mains, tournant vers son ami un masque d'affliction :

- Crois-tu que je pleure sur moi ? Comme tu viens de le dire, nous ne sommes plus rien ni l'un ni l'autre ! C'est pour eux que je souffre, ces pauvres garçons à qui on a infligé une éternité de tourments ! Non que je leur cherche excuse : ils devaient savoir ce que l'on risque à aimer si haut, à oser à ce point. Mais Gautier était mon filleul et, si je rends grâce à Dieu pour la mort de mon père qui n'aura pas connu l'écroulement de sa maison, il y a mon frère…

- Qui t'a refusé l'accueil quand tu en avais besoin…

- C'est de peu d'importance et ce n'est pas lui qui me tourmente, mais Agnès, l'épouse de Gautier, et surtout… surtout ses petits ! Que va-t-il advenir d'eux ? Ils n'ont que trois et quatre ans, et le plus misérable parmi les hommes peut les mépriser, les chasser comme gibier… C'est cette idée-là que je ne supporte pas !

- Ta nièce est une Montmorency, m'as-tu dit ? Ce sont les premiers barons du royaume. L'épée de connétable leur revient presque de père en fils…

- Ils n'en seront que plus âpres à effacer les traces du scandale. Au mieux Agnès sera enfermée dans un couvent et ses enfants dans un autre, sinon pire. On ne cultive guère la tendresse dans cette noble maison. Seuls comptent la grandeur du nom, l'éclat des alliances et l'on se hâtera de faire oublier celle que l'on avait conclue avec nous autres, qui sommes ensevelis sous le sang de Philippe et de Gautier. Les tenailles du bourreau nous ont arraché jusqu'au droit d'exister…

- C'est abominable, je sais… Mais que peux-tu faire ? Que pouvons-nous faire ? rectifia Olivier. Mes causes ont de les tiennes et les tiennes seront toujours miennes !

A cet instant, la voix de Mathieu qui se tenait assis sur un banc au fond de la salle, à l'écart des deux amis, son fils auprès de lui, se fit entendre :

- Je vais vous dire ce que nous pouvons faire : les venger !

- Sans doute, fit Olivier en se relevant, mais c'est notre affaire, pas la vôtre ! Vous et votre famille souffrez déjà en grande suffisance sans que vous aggraviez votre fardeau !

- Votre affaire, dites-vous ? Alors que vous venez de nous ramener notre fille à moitié folle et le cadavre torturé de notre chère Bertrade ?

C'étaient les premiers mots relativement calmes qu'il articulait depuis qu'au chant du coq et alors qu'incapable de trouver le sommeil à cause de l'absence d'Olivier, il veillait au coin de l'âtre avec Rémi et Hervé et l'avait vu surgir de la nuit, portant dans ses bras sa fille défigurée par les larmes, privée de conscience et emballée dans une couverture de velours pourpre. Après la lui avoir remise avec une brève explication, le chevalier lui avait annoncé que le corps sans vie de sa belle-sœur gisait dans la barque sous la surveillance d'un étudiant. D'abord suffoqué, Mathieu avait explosé en une colère tellement violente qu'un instant on avait craint pour sa raison et que Rémi et Olivier s'étaient mis à deux pour le faire taire, ses rugissements étant capables d'alerter tout le hameau et jusqu'aux gardes veillant, là-haut, sur le petit castel du Roi…

Ensuite à la douleur succédèrent les larmes. Non qu'il eût jamais porté à la sœur de sa femme un sentiment beaucoup plus chaud que l'estime, mais voir ce qu'en avaient fait les bourreaux du Hutin le révulsait, et tandis que l'on remontait le corps enveloppé d'un drap, il écumait en grinçant des dents et en proférant des injures au point que Juliane, faisant taire son propre chagrin, alla chercher à la cuisine une cuvette d'eau qu'elle lui jeta à la figure avec un sec :

- N'avons-nous pas assez de malheur pour que vous y ajoutiez en ameutant le voisinage, mon époux ? Bertrade était ma sœur et c'est vous qui hurlez comme un loup malade ? Remerciez plutôt Dieu… et messire Olivier qu'ils nous aient ramené notre fille vivante…

Eberlué par un geste dont il n'aurait jamais cru capable la sage et tranquille Juliane, Mathieu se le tint pour dit, s'essuya en ronchonnant et, après que les femmes eurent déposé Bertrade sur la table de la cuisine afin de lui faire sa toilette funèbre, après qu'Aude eut été mise au lit avec un bol de lait chaud sous la surveillance de sa grand-mère, il rejoignit les hommes dans la salle pour entendre d'Olivier le récit complet de ce qui s'était passé.