Le fleuve était sombre ce soir. Vers la fin du jour, de gros nuages venus de la mer avaient recouvert la ville, menaçant de déverser une pluie qui cependant se refusait à tomber. Le vent étant soudain tombé, ils restaient là enfermant Paris sous un lourd couvercle, mais du moins la nuit serait-elle plus noire et plus propice à des évasions.
Le bateau glissa sans peine à l'abri des berges de la Cité, longeant le prieuré, le Palais, après avoir franchi le passage entre les moulins du Grand-Pont, le Jardin du Roi puis l'île aux Juifs, rasée et nue, terre où ne viendraient plus paître les moutons, retranchée de toute vie par la peur et la superstition… Quand ils dépassèrent la pointe, la haute silhouette noire de la Tour avec sa couronne de créneaux et sa poulie à monter les matériaux fut devant eux. Pour l'atteindre ils obliquèrent jusqu'à la dépasser ainsi que le bras mort qui la rejoignait à angle droit pour atterrir sur ce qui était alors le petit Pré-aux-Clercs, où les étudiants des collèges et les hommes du fleuve venaient volontiers régler leurs différends et s'amuser hors d'atteinte du guet, dans deux ou trois cabarets et autres bourdeaux plus ou moins sordides qui avaient essaimé là dans ce long champ séparé de l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés par un chemin creux.
Le bouge de Garin le Normand était l'un des mieux achalandés mais aussi le plus proche de l'hôtel de Nesle. On y buvait du vin de Suresnes tellement vert qu'il vous donnait la chair de poule - il y faisait infuser des herbes capables de ressusciter un eunuque -, et aussi une bière pas plus mauvaise qu'ailleurs. Une demi-douzaine de ribaudes rondouillardes y concouraient au renom de la maison et il arrivait que de hauts seigneurs vinssent s'y encanailler, se fiant à la réputation de discrétion de Garin que l'on aurait aussi bien pu appeler le Muet s'il n'était né à Honneur. Il voyait tout, mais ne disait jamais rien. Sa taverne faisait, presque au ras de l'eau, une espèce de boursouflure qui, la nuit, ressemblait à un gros matou couché à cause des deux lueurs jaunes qu'allumaient dans l'ombre ses fenêtres.
Suivi de Courtenay, Montou y entra en habitué et vit que ses hommes étaient déjà là, mêlés à une poignée d'escholiers qui s'y tenaient étrangement calmes. Aucune fille parmi eux, et cela aussi était surprenant. Du regard, Montou interrogea Garin. Celui-ci lui répondit d'un geste de la tête en direction de l'extérieur. A cet instant précis, un cri traduisant une souffrance insupportable leur parvint. Comme si un ressort s'était détendu sous lui, l'un des étudiants se dressa, serrant les poings qu'il appuyait sur la table. Il était devenu si pâle que la différence était minime entre sa peau et le chaume blond débordant de son bonnet.
- Ce fils de pute n'a même pas la décence de faire ça au fond d'une cave ! Il faut que tout le monde sache qu'il est en train de massacrer ses gens !
- Il doit penser, dit Montou, qu'en inspirant la peur il fera oublier qu'il est cocu.
- Personne ne l'oubliera et on saura bien le lui rappeler ! En attendant, il faut entendre ça ! Même les filles sont allées se terrer parce que cette fois encore c'est une femme qui hurle…
Le doute à ce sujet n'était pas possible. Un deuxième cri perça les murs de l'hôtel.
- Qui vous oblige à rester ? Allez-vous-en ! fit Montou avec dédain…
- Moi, s'écria Olivier, mettant la main à son épée, je n'écouterai pas plus longtemps…
Il allait se ruer au-dehors mais Montou le retint d'une poigne de fer.
- Ce n'est pas encore l'heure, dit-il, l'œil attaché à la grosse chandelle marquée de traits réguliers brûlant sur le manteau de la cheminée. On ne sortira les ordures que dans…
- ... un petit quart d'heure, acheva Garin. Et là-haut ça ne fait que commencer. Ça a déjà duré toute la nuit passée…
Apparemment insensible, il s'était mis à tisonner son feu, mais Olivier était incapable de se tenir tranquille sans rien tenter pour sauver la malheureuse que le Hutin suppliciait. Il se sentait devenir fou à l'idée qu'il s'agissait peut-être d'Aude, la petite fille blonde aux grands yeux limpides…
- J'y vais et n'essayez pas de m'en empêcher. Je suis très capable d'abattre les deux gardes de la berge…
- Après avoir passé la douve à la nage ? Et comment ouvrirez-vous la porte ? gronda Montou. Elle est solide, croyez-moi… En outre, il y a peut-être des soldats sur le créneau. Ils peuvent tirer.
- Il fait noir comme dans un four, ricana Olivier. Ils n'y verront rien. Et je refuse de rester à écouter cette horreur parce que celle qui souffre est peut-être bien la fille de Mathieu et moi, si je ne fais pas tout pour la sauver, je n'oserai plus le regarder en face.
- Je vais avec vous ! s'écria l'étudiant. Je n'ai qu'un couteau mais je sais m'en servir… J'ai nom Gildas d'Ouilly !
Ses camarades se levèrent d'un même mouvement :
- On y va aussi ! Sus au Hutin !
- Assez ! tonna Montou. Commencez par vous taire, et pourquoi pas, allez chercher une trompe et prévenez les gens de Louis que vous arrivez !
La ruée vers la sortie s'effectua dans le silence et s'arrêta net. Il faisait en effet très obscur dehors. Après la zone même peu éclairée du cabaret, les yeux se retrouvèrent aveuglés un petit moment. Debout sur la pointe de terre qui faisait face à la Tour, le chevalier et l'étudiant les levèrent vers l'étroite fenêtre éclairée. C'est de cet endroit que venaient les plaintes…
- Ce mauvais bougre doit régler ses comptes dans la chambre même où Marguerite et sa cousine recevaient leurs amants, cracha Gildas avec dégoût.
Olivier ne répondit pas et, après avoir remis son épée au fourreau et tiré son couteau qu'il plaça entre ses dents, il se laissa glisser dans l'eau noire sans le moindre clapotis. Gildas allait l'imiter mais ils s'immobilisèrent : la porte de la Tour venait de s'ouvrir, livrant passage à une lueur qui révéla deux hommes chargés d'un corps enveloppé dans un sac. Ceux-ci s'approchèrent du bord et, sans se donner la peine de le balancer, laissèrent tomber leur fardeau dans le fleuve sous l'œil intéressé des soldats avec qui ils échangèrent quelques mots à voix basse. Pendant ce temps, Olivier avait nagé jusqu'à l'angle formé par la Tour et la muraille de Paris, et s était hissé sur le bord à la force des poignets, aussitôt imité par Gildas.
Un râle bref couvrit le bruit, léger d'ailleurs, de leur sortie de l'eau, suivi immédiatement par un autre. Un doublé de flèches d'une sûreté et d'une rapidité incroyables venaient de s'enfoncer dans la gorge des hommes d'armes qui s'écroulèrent aux pieds des serviteurs médusés. Une troisième flèche atteignit l'un d'eux cependant qu'Olivier bondissait sur le dos du survivant et lui serrait la gorge de son avant-bras :
- Un cri et tu es mort ! souffla-t-il dans l'oreille de l'homme affolé qui s'efforçait de retrouver sa respiration et réussit tout juste à hocher la tête pour montrer qu'il avait compris.
Sans relâcher, Olivier demanda :
- Le Hutin ? Il est à l'étage au-dessus ?
Nouveau hochement affirmatif.
- Combien sont-ils avec lui ?
La tension se faisant moins vive, l'homme put murmurer :
- Quatre…
- Sur le couronnement, il y a des gardes ?
- Non… Madame Marguerite n'en voulait pas… et lui non plus !
Ce fut Gildas qui posa la question suivante :
- Qu'y avait-il dans le sac ? Un homme ? Une femme ?
- Une femme… qui était à la robe de Madame…
- On l'a repêchée, fit, toujours à voix contenue, Montou qui arrivait son arc sur le dos et une épée à la main. Ce n'est pas une jeune fille, mais une femme d'âge mûr…
Olivier sentit son cœur s'alléger. Grâce à Dieu, il ne s'agissait pas d'Aude ! Cependant son captif, faisant preuve de bonne volonté et constatant qu'on ne le tuait pas, ajouta :
- Mais… en haut il y a une jeune fille. C'est son tour à présent et… et elle est tellement belle !
De la plus imprévisible façon, il se mit à pleurer. Du coup, Olivier le relâcha complètement mais ce fut pour l'empoigner par le bras.
- Conduis-nous et, si tu veux qu'on t'épargne, ne bronche pas !
D'un coup d'œil, le serviteur évalua la troupe des assaillants dont certains jetaient à l'eau les corps des victimes de Montou. Son visage curieusement s'éclaira :
- Venez ! chuchota-t-il. Il faut faire vite ! Il n'y a personne dans l'escalier sauf au palier.
En effet la longue et étroite vis de pierre était vide. La troupe trempée s'y élança en évitant le bruit. Cependant on força l'allure quand, environ à mi-chemin, on entendit une voix pleine de sanglots qui priait :
- Non ! Par pitié, pas ça !... Je ne veux pas ! Oh, mon Dieu !
Une bouffée de colère enflamma Olivier qui, bousculant son prisonnier, escalada quatre à quatre les dernières marches, vit devant lui deux gardes très absorbés par le spectacle qu'ils observaient par l'entrebâillement d'une porte. Non seulement ils n'avaient rien entendu, mais ils avaient déposé leurs vouges contre le mur afin de n'en être pas encombrés. Ils se bousculaient même un peu tant ils étaient passionnés. Olivier et Gildas tombèrent sur eux comme la foudre. La seconde suivante les hommes gisaient à terre, un couteau enfoncé entre les épaules et vite retiré. Déjà les deux hommes faisaient irruption dans la grande chambre qui avait été celle des amours tragiques des princesses. Elle gardait en partie le décor chaleureux qu'avait voulu Marguerite : des tapis, des divans à la manière d'Orient couverts de fourrures et de coussins d'écarlate tissés d'or, une crédence supportant des aiguières et des vases, un grand pot de bronze doré à brûler du parfum, une cheminée conique dont la pointe rejoignait la croisée d'ogives de la voûte, mais à cette voûte était attachée une poulie supportant une longue corde qui ne faisait sûrement pas partie du mobilier originel - pas plus que l'arsenal de tenailles, de tiges et de crocs, qui, dans la cheminée, attendaient que l'on en fasse usage.
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