- Plutôt sur la table si vous avez la gentillesse d’ôter ce que vous avez eu la bonté de préparer. Aucun de nous n'a faim après ce que nous venons de vivre...

En effet, les femmes avaient disposé du pain, du fromage, du jambon et des pichets de vin. Même si elle n'y venait que très rarement depuis qu'elle servait la reine Marguerite, Bertrade en bonne maîtresse de maison veillait à ce que sa « campagne » fut toujours prête à abriter quelqu'un. Le logis était lui-même entretenu - et surveillé par un vieux couple à qui feu-Imbert avait permis d'acquérir le lopin de terre qu'ils cultivaient quand le Roi avait aboli le servage. Ils habitaient une chaumière au-delà du verger avec des poules, des lapins et un cochon, et s'occupaient en outre des ruches que le brave mercier avait installées. Et comme ils avaient droit à la moitié des récoltes de fruits et de miel, ils bénissaient chaque jour le Ciel d'avoir suscité Imbert dont ils avaient pleuré la mort comme s'il était leur frère. Ils connaissaient bien la famille de Bertrade et l'arrivée de Rémi et des trois femmes ne les avait pas surpris, mais ils s'étaient retirés avec discrétion quand ils avaient compris qu'il se passait quelque chose d'un peu inhabituel. Ils se nommaient Aubin et Blandine, et ils étaient unis, depuis longtemps sans doute, mais si étroitement qu'ils avaient fini par se ressembler.

Un moment plus tard, Mathieu, déshabillé et pansé après qu'Olivier eut lavé sa blessure avec du vin et de l'huile, était porté à l'étage où il y avait deux chambres et mis au lit veillé par son fils et sa femme. Seuls lui et Rémi logeraient dans la maison. Olivier et Hervé allèrent camper sur une paillasse dans le fruitier au fond du verger où il faisait froid, mais qui sentait bon les pommes et les poires de la dernière récolte que l'on y conservait. Ainsi respectaient-ils encore la loi du Temple qui leur interdisait de dormir sous le même toit que des femmes. Cauvin d’ailleurs les suivit et avant de s'endormir pria avec eux pour l’âme des martyrs et aussi de leurs compagnons dont les vies venaient d'être sacrifiées en vain...

- Demain, dit Olivier avant de fermer les yeux, je retournerai à Paris. Il faut savoir ce qui s'y passe...

- Eh bien, nous irons ensemble, répondit Hervé en bourrant sa paillasse de coups de poing pour la rendre plus accueillante. Au moins aurons-nous gagné à ce drame de reformer notre attelage…

CHAPITRE VIII

LA VOIX DE NOTRE-DAME

En rentrant dans Paris le lendemain par le chemin du bord de l'eau, Olivier et Hervé virent qu'il y avait encore grand concours de peuple sous les remparts du Louvre et sur le Port au Foin pour regarder les valets du bourreau achever de déblayer les restes de l'énorme bûcher qui avait brûlé la nuit entière. Par grandes pelletées on jetait les cendres à la Seine et les gens restaient là, immobiles, muets.

Remarquant les soldats qui surveillaient l'opération, Hervé pensa tout haut :

- Pourquoi des hommes d'armes ? Il n'y a plus rien à garder ici.

- Excepté les cendres ! répondit une femme en coiffe bise qui lui tournait le dos. A l'aube, quand les braises se sont éteintes, des gens sont venus avec larmes et grand respect recueillir quelques poignées des restes du Grand Maître et de son compagnon pour en faire des reliques.

Se retournant enfin, elle considéra le grand diable barbu qui avait parlé :

- Vous n'êtes point d'ici pour demander ça ? Vous ne savez donc point que cette nuit on a brûlé dans l'îlot...

- Si fait, si fait ! On l'a entendu dire sur la route. Mon cousin et moi on vient de là-bas, ajouta-t-il avec un geste vague en direction de l'ouest, pour chercher du travail. On s’est arrêtés aux tuileries un peu plus loin mais le chantier est fermé…

- C’est quoi votre travail ?

- Le bois, mais aussi la pierre. On sait faire pas mal de choses. Malheureusement la chapelle où l'on œuvrait a brûlé…

Un portefaix chuchota du coin de la bouche :

- Vous feriez mieux de retourner d'où vous venez si vous ne voulez pas vous retrouver sur la paille d'un cachot... Hier les maçons de Notre-Dame et du Temple ont essayé d'enlever les condamnés. Plusieurs ont été tués, et ce matin messire de Nogaret fait la chasse à tous ceux qui restent... Alors filez !

Comme s'ils suivaient son conseil, les deux hommes s’esquivèrent mais, au lieu de repartir d'où ils étaient venus, ils poursuivirent leur chemin vers la Grève. Ce qu'ils apprenaient était plus qu'inquiétant même si, au fond, ils s'attendaient assez à cette réaction brutale des gens du Roi. De ce fait, maintenant, ils voulaient prendre l’exacte mesure du péril et voir par eux-mêmes ce qui se passait. Et ils virent...

Quand ils parvinrent au Châtelet, des sergents amenaient plusieurs prisonniers parmi lesquels il y avait un tailleur de pierre du nom de Gobert qu'Olivier avait vu à plusieurs reprises sur le chantier de Notre-Dame et aux réunions nocturnes chez Mathieu. Les mains liées dans le dos avec au cou une corde à l'aide de laquelle on le tirait, il faisait des efforts furieux pour se libérer, hurlant à pleins poumons :

- Voyez la justice du roi Philippe, bonnes gens ! Après avoir exterminé les Templiers, il veut maintenant abattre ceux qui bâtissent vos églises !

Une cruelle traction de la corde - dont au moins le nœud n'était pas coulant - le jeta au sol où la terre se teignit du sang de son nez. Deux autres compagnons suivaient, accommodés de la même façon, mais eux se taisaient. Ils allaient la tête basse, visiblement accablés par ce qui leur arrivait. Les sergents se hâtèrent d'ailleurs de rentrer leurs captifs sous la voûte obscure de la prison : des murmures allant ici et là jusqu'au grondement parmi ceux qui regardaient. Quelqu'un cria :

- C'est bien naturel tout de même de défendre ceux qui vous paient et vous font vivre ? Les chantiers sont vides ce matin et les bâtisseurs qu'on n'a pas pris se sont enfuis...

- Ce n'est plus le Temple qui paie depuis longtemps, répondit une voix tout aussi anonyme. A Notre-Dame, c'est l'évêque et les chanoines !

- Mais le savoir est venu du Temple...

Le dialogue amorcé s'arrêta. Craignant une émeute, le Prévôt venait de donner ordre aux archers de disperser la foule. Une dizaine d'entre eux sortit du Châtelet, la main sur la corde de l'arc, prêts à tirer. Chacun retourna à ses affaires. Ne resta sur place qu'un mendiant aveugle qui se tenait habituellement sur la marche d'un calvaire planté à l'entrée de l'Apport-Paris en proposant d'une voix nasillarde ses prières pour les prisonniers. Sa vue ne devait pas être complètement éteinte - en admettant qu'elle le soit même un peu -, car il tendit sa sébile devant Olivier quand les deux amis passèrent près de lui en réclamant la charité au nom des saints du Paradis.

- Je n'ai pas un liard vaillant, mon pauvre homme ! soupira Hervé.

Olivier, dont les travaux d'imagier lui avaient valu quelques ressources - encore que Mathieu ait eu la plus grande peine à les lui faire accepter en évoquant de plus mauvais jours à venir parce que le Temple interdisait toute possession à ses chevaliers ! -, tira une piécette de son escarcelle et la mit dans la main du mendiant qui retint la sienne et la palpa avec un demi-sourire :

- Tu es un homme de la pierre, toi, et ton compagnon peut-être aussi. Vous ne devriez pas vous attarder. Il y a une heure le Roi a fait crier dans les carrefours que l'on recherchait, mort ou vif, le maître d'œuvre Mathieu de Montreuil qui a été reconnu pendant la tentative pour libérer les Templiers...

- En quoi cela nous regarde-t-il ? fit Hervé. Nous sommes deux...

- Ne te fatigue pas ! Tu sais pertinemment que j'ai raison. Je vais souvent mendier aux abords de Notre-Dame. Les travailleurs me connaissent et je les connais aussi ! surtout Mathieu ! C'est un grand cœur et un vaillant compagnon... Si vous le rencontrez... dites-lui de s'en aller le plus loin possible...

Et sans vouloir en dire davantage, l'étrange aveugle retourna au pied de la croix en psalmodiant sa complainte...

- Que faisons-nous ? demanda Hervé. Il faut aller rendre compte. Inutile de rester plus longtemps.

Et ils repartirent comme ils étaient venus...


De l'autre côté de la Seine quelqu'un d'autre était aussi en grand souci de Mathieu et des siens. Bien que Bertrade se fût refusée à regarder le supplice qui lui faisait horreur du haut des couronnements de l'hôtel de Nesle et se fût renfermée en son logis avec Aude bouleversée à la pensée que l'on allait brûler les Templiers, elle n'ignorait rien de ce qui s'était passé sur la Seine. Son ami le gros Denis, qui n'en avait pas perdu une miette, l'avait renseignée dès le petit matin.

Mais l'inquiétude se changea en terreur lorsqu'un crieur public étant venu jusqu'aux abords de l'hôtel, elle sut que son beau-frère était recherché mort ou vif. Terreur qu'elle éprouva non pour elle-même, car elle n'était finalement que la sœur de sa femme, mais pour Aude. Il n'était pas dans les habitudes du Roi de s'en prendre aux femmes et aux enfants d'un accusé - à l'exception des fils quand ils étaient en âge d'être complices ! -, mais la position de la petite auprès de la future reine de France allait se trouver gravement compromise. Elle pouvait être jetée à la rue sans plus savoir où aller - à cela près que Bertrade partirait avec elle - ou peut-être pire encore si l'abominable Nogaret s'avisait de se servir de l'enfant pour faire sortir son père de son trou, si trou il y avait car Ployebaut dans son rapport n'avait pas manqué de mentionner la blessure qu'il avait infligée au maître d'œuvre. Et comme cette hypothèse-là pouvait bien être la bonne, Bertrade pensa que le mieux était de prendre les devants en allant, sur l'heure, demander à la reine de Navarre leur congé à toutes deux.