- Mon frère Hervé ! s'écria-t-il. Par quel miracle est-ce que je te revois enfin ? Où étais-tu passé ?

Tandis que Mathieu retenait ses hommes prêts à se jeter sur les intrus, les deux amis s'embrassèrent, oubliant pour un instant la circonstance qui les remettait en présence, mais elle les rattrapa vite et l'on s'expliqua en remettant à plus tard un récit qui n'intéressait qu'eux.

Les faux maçons poursuivaient le même but que Mathieu et les siens : arracher les condamnés à leurs gardiens et, à la faveur de l'obscurité qui venait, leur faire descendre la Seine dont le courant était fort ce soir jusqu'aux pentes boisées de Saint-Cloud. Il y avait là un petit prieuré où s'était retiré Jean d'Aumont, entièrement acquis au Temple et qui offrirait au moins un refuge de quelques jours permettant de se retourner. Comme Mathieu, Aumont avait été pris de court par le soudain besoin de vérité du Grand Maître et les dramatiques conséquences qui en découlaient. Venu avec ses compagnons entendre le jugement et apprendre les lieux d'incarcération, il se trouvait confronté à une situation qu'il fallait dénouer dans l'urgence en prenant des risques énormes car, pas plus que le maître d'œuvre, il ne s'illusionnait sur la difficulté qu'il y aurait à arracher les deux victimes à leurs bourreaux en plein milieu du fleuve.

- Nous sommes peu nombreux et mal armés en face des archers et autres hommes d'armes royaux, mais l'idée nous est venue, si nous ne pouvons délivrer le Grand Maître et le Précepteur de Normandie, de les libérer d'une autre façon en les tuant de nos mains, leur offrant ainsi une mort moins cruelle et plus rapide que celle qui les attend. Laisser seulement des cadavres aux mains de Philippe serait déjà une victoire ! Pour laquelle nous sommes tous prêts à mourir...

- Nous aussi. D'où venez-vous ? demanda Mathieu avec un dernier reste de méfiance.

Ils venaient de la région de Soissons où les templeries étaient si nombreuses que dans les mailles du coup de filet du vendredi 13 plusieurs avaient réussi à se glisser, singulièrement ceux appartenant à une grange ou un enclos forestier. Aumont lui-même appartenait à la maison mère de la région, la puissante baillie du Mont-de-Soissons, mais il avait été envoyé la veille à la Commanderie de Rozières et, grâce à la densité des arbres d’alentour, il avait eu le moyen de s'échapper et trouver refuge à la grande abbaye de Longpont où les Cisterciens lui avaient ouvert l'asile. Il aurait pu y rester mais un sentiment d'immense injustice l'habitait et, même s'il n'était plus tout jeune, il voulait se préparer et en préparer d'autres au combat contre le Roi. C'était le temps où le neveu du Grand Maître, Jean de Longwy, formait avec les Bourguignons une ligue protégée plus ou moins par le duc et qui donnerait quelque fil à retordre au pouvoir avant de disparaître dans la clandestinité. Quittant Longpont il s'établit - avec l'aide des moines - dans l'immense forêt de Villers-Cotterêts où vinrent le rejoindre d'autres échappés transformés bientôt en une communauté de bûcherons attendant, espérant que le Pape finirait par leur rendre justice et leur permettrait de reparaître, moins riches et moins puissants peut-être, mais dans l'honneur et pour la gloire de Dieu... Hervé d'Aulnay avait été de ceux-là.

Ainsi qu'il l'expliqua plus tard à Olivier, son retour à Moussy n'avait pas été marqué au coin de l'enthousiasme. Son frère Gautier négociait un mariage entre son fils aîné, Gautier le Jeune, et Agnès de Montmorency. En outre ses deux garçons appartenaient à la Cour. Aussi l'arrivée d'un Templier fugitif - fût-il son frère - lui posait quelques problèmes. On cacha soigneusement Hervé dans une partie retirée du château, pas dans une oubliette mais ce n'était peut-être pas l'envie qui manquait, et si on lui fournit de quoi vivre ce ne fut pas dans le luxe, pas davantage dans le confort. Tant et si bien que le malheureux décida de s'éloigner. La colère l'habitait et en lui-même il rendait hommage à la clairvoyance de Mathieu de Montreuil : Olivier eût été rejeté dans les ténèbres extérieures sans plus de façons. Mais où aller ? D'autant que son bon frère ne tenait pas non plus à le laisser partir au hasard avec le risque d'être reconnu pour ce qu'il était et repris, ce qui eût signifié un désastre pour sa maison.

Las de ces atermoiements, Hervé finit par s'enfuir, habillé comme un paysan et nanti de quelques vivres fournis par sa sœur de lait qui avait épousé Hamelin, un paysan du village, un brave homme s'il en fut, la générosité en personne. Hervé avait dans l'idée d'essayer de gagner les Flandres toujours plus ou moins en « délicatesse » avec le Roi de France, mais Hamelin lui apprit que l'on parlait de Templiers torturés et brûlés là-bas et qu'il trouverait peut-être un abri dans la forêt de Villers-Cotterêts où il y avait des bûcherons... bienveillants. C'est ainsi que le chevalier d'Aulnay rejoignit le chevalier d'Aumont. Souvent il songeait à Olivier mais il eût été sans doute imprudent, puisqu'il avait un abri sûr, de retourner vers Paris à cet endroit.

Les retrouvailles des deux amis furent le lien entre ces deux troupes prêtes tout d'abord à en venir aux mains. Puisque l'on poursuivait le même but on fraternisa, mais sans perdre un temps devenu précieux. L'heure approchait où l'on allait embarquer les condamnés et le conseil de guerre fut bref. Au lieu de la barge lourde et difficile à manier, on choisit trois barques assez grandes mais plus légères et l'on se répartit les forces : l'une portait Mathieu et Cauvin avec la moitié de leurs hommes, la seconde Jean d'Aumont et les siens, la troisième le surplus des deux troupes commandé par Olivier et Hervé. Celle-ci partit la première, traversa la Seine et alla attendre près du Port au Foin où un cordon de soldats s'efforçait de contenir la foule qui était en train d'envahir la grève et le chemin de halage. A cause du courant, il fallut jeter la grosse pierre d'amarrage. La seconde se fixa à l'un des piliers du Grand-Pont pour suivre au plus proche le bateau des victimes.

Enfin, Mathieu vint s'accrocher au Moulin de la Monnaie, aussi près que possible de l'îlot sur lequel les valets du bourreau s'activaient à parfaire le haut et large bûcher d’où surgissaient deux poteaux. Ces mouvements n'attirèrent pas l'attention car de nombreuses embarcations se dirigeaient vers la pointe du Jardin du Roi où se trouvait une tour pourvue d'un balcon/ c'est de là que Philippe le Bel, les hommes de sa famille et ses conseillers assisteraient au spectacle.

La nuit tombait rapidement. Il faisait froid sur le fleuve, et dans les barques chacun se recueillait recommandant son âme à Dieu sans s'illusionner un instant sur les difficultés du coup de main prévu. Le soleil s'était couché dans un éclat sanglant et l'îlot voisin débordait comme les berges de curieux qui avaient même dressé des échelles contre l'hôtel de Nesle se perdant peu à peu dans l'obscurité. Etroitement gardé, seul le bûcher était éclairé par des centaines de torches. L'atmosphère était lourde. On ne parlait pas, on chuchotait à l'écoute de la rumeur qui allait s'approchant. A la Grève les condamnés accompagnés du Prévôt prenaient place sur une barge hérissée de piques et de guisardes. Une douzaine de flambeaux éclairaient tragiquement les deux hautes silhouettes que l'on avait revêtues du manteau blanc à croix rouge afin de donner encore plus de solennité à leur trépas. Ils se tenaient debout, très droits, trouvant en eux-mêmes la force de faire taire les douleurs qui les avaient courbés et leurs visages, ravagés par l'âge et la longue incarcération, étaient sereins. En dépit des agitateurs semés un peu partout pour exciter la foule, elle se taisait à présent. Ceux qui menaient la barge la lancèrent dans le courant.

Quand elle dépassa Jean d'Aumont, celui-ci engagea son bateau dans le sillage, faisant force rames pour se maintenir au près au moment où Olivier arrivait sur le flanc droit tandis que Mathieu et les siens se jetaient sur la gauche. D'un seul coup la barge fut assaillie de trois côtés. A coups de hache, de marteau et de dague, les derniers défenseurs frappaient. Ce fut autour des deux vieillards blancs une bagarre forcenée, un violent tumulte, mais déjà des tours du Palais les archers se mettaient à tirer pendant que, d'abord surpris autour du Prévôt affolé, les gardes se défendaient vigoureusement. Un instant Mathieu crut qu'il était en train de gagner et prit Molay dans ses bras :

- Venez, Maître Jacques ! Vos bâtisseurs ont besoin de vous !

Mais celui-ci le repoussa :

- Non ! Fuis, malheureux, avant qu'il ne soit trop tard ! J'ai choisi mon sort pour expier et pour que soit grande la dernière image du Temple !

D'une bourrade il le jeta au fleuve où flottaient déjà des cadavres au moment où l'épée du Prévôt l'atteignait à l'épaule. Il poussa un cri et disparut sous l'eau. Ce que voyant, Olivier plongea à sa suite, réussit à l'attraper et le ramena sur la barque où il remonta, aidé par Cauvin.

- L'affaire tourne au désastre ! haleta celui-ci. Il faut fuir...

- Abandonner les autres ? Jamais !

Les autres, leur nombre se réduisait de façon tragique. Le chevalier d'Aumont avait été tué l'un des premiers, et sur la barge près d'accoster à présent, les gens du Prévôt se débarrassaient du reste des assaillants au milieu d'un vacarme indescriptible relayé par les hurlements de la foule qui, sur la rive droite et galvanisée par l'héroïque tentative, bousculait le cordon de soldats, les expédiait à l'eau et s'emparait de leurs piques pour les y maintenir. Debout sur sa barque, Olivier se battait encore mais, armé d'une rame, Cauvin le Montois repoussait l'esquif à l'écart du bateau voisin. Le geste fut si violent qu'Olivier tomba à la renverse sur le corps de Mathieu tandis que Cauvin se mettait à ramer avec l'énergie du désespoir pour échapper aux flèches qui tombaient de toutes parts... Vivement redressé, Olivier alors appela :