- ... et j'affirme qu'il ne faut pas balancer davantage ! Il est temps, plus que temps même d'ordonner le départ ! Pour ce que j'en ai pu apprendre, il sera bientôt trop tard !

- Ne dramatisez-vous pas la situation, mon frère ? Ce tantôt j'ai vu le Roi Philippe et il m'a fait fort bon visage, Il sait très bien que s'en prendre à nous le mettrait dans une situation si difficile auprès des autres souverains et même du peuple...

- Le peuple ne nous aime guère. Quant aux autres souverains, outre qu'ils sont loin, n'oubliez pas que le Roi est le plus puissant d'entre eux..., dit frère Gérard qui, sur le Grand Maître, avait l'avantage de bien connaître Paris.

- Sans doute mais je demeure persuadé que ma vision est la bonne ! Jamais il n'osera ! Nous gérons son trésor el il a besoin de nous...

Sans laisser à son oncle le loisir de poursuivre, Jean de Longwy s'interposa :

- Quoi qu'il en soit, nous sommes prêts. Les chariots sont chargés. Emmenons nos archives à l'abri et notre trésor ! S'il s'avérait que frère Clément s'est trompé... eh bien, il n'y aura plus qu'à les rapporter. Et avec l'aide de Dieu tout se passera bien. Reste seulement à nous apprendre où nous devons aller. Vous avez parlé de l'Angleterre, il me semble, frère Clément ?

- En effet. Vous vous dirigerez vers Dieppe d'où partent nos courriers avec le Temple de Londres. La route, jalonnée depuis longtemps, sera sans surprises. Un navire vous attend à l'anse Guillaume de la Hougue. Avez-vous fait choix de ceux qui vous accompagneront ? Sous vos ordres évidemment puisque vous avez rang de Commandeur.

- Oui. Un choix qui devrait emporter votre adhésion, frère Clément. Nous avons trois chariots, il faut six chevaliers et trois sergents pour les mener. Une plus importante escorte attirerait l'attention. Avec votre permission frère Gérard, ajouta-t-il avec une esquisse de salut à l'adresse de Gérard de Villiers, j'ai pris pour le premier chariot frère Olivier de Courtenay, frère Hervé d'Aulnay et le sergent Anicet qui sont déjà rompus à ce genre de mission. Pour le second frère Guillaume de Gy, mon cousin qui est prévôt des harnais et des bêtes et frère Martin de Lamusse avec le sergent Richard le Normand, et enfin pour le troisième Gaucher de Liancourt, infirmier, et Adam Cronvalle, notre confrère anglais venu en députation et qui prend ainsi le chemin du retour au pays avec le sergent Robert de Pontoise. Ai-je votre approbation, mes frères ?

- Pleine et entière, dit frère Gérard aussitôt approuvé par frère Clément.

Restait le Grand Maître, Jacques de Molay semblait plongé dans de profondes réflexions, si profondes même qu'il se pouvait bien qu'il n'eût rien entendu. Devant quoi le Maître en France fronça le sourcil et retint un geste d'impatience.

- Vénéré frère, dit-il d'une voix dont il n'assourdit pas le timbre métallique, nous attendons de vous la décision suprême... et j'ose rappeler que le temps presse.

Jacques de Molay se leva, laissa peser son regard sur les trois autres et finalement haussa les épaules :

- Vous avez tout si bien arrangé que j'aurais mauvaise grâce à me mettre à la traverse. Vous avez mon approbation. Emmenez vos chariots, frère Jean ! Mes prières vous accompagneront... mais je crois sincèrement que ce sera peine perdue et que vous devrez repartir chercher ce que vous aurez si soigneusement mis à l'abri...

Il les accompagna néanmoins dans la cour où les chariots, attelés chacun de deux chevaux normands, attendaient, chargés en apparence de paille et couverts de fortes toiles pour en protéger le contenu, autant des intempéries que du regard des curieux difficile à éviter sur une telle distance. Le frère trésorier était auprès d'eux, s'assurant justement de la solidité de l'emballage. C'était ce Jean du Tour avec qui Molay avait eu maille à partir au sujet du prêt consenti au Roi l'année précédente. Il avait même été chassé du Temple mais le Roi - dont par force il était aussi le trésorier ! - était intervenu, sans grand succès d'abord, et il avait fallu un ordre du Pape pour que l'obstiné Comtois revienne sur sa décision. C'est assez dire que les deux hommes ne s'aimaient guère sans témoigner cependant de leurs sentiments intimes. Le Grand Maître ne s'adressait au Trésorier que s'il ne pouvait faire autrement et celui-ci, ayant à cœur l'exactitude de ses comptes et de sa gestion, se consacrait à sa tâche ne montrant à son supérieur suprême que la courtoisie exigée par la Règle. Rien de plus et rien de moins.

En voyant sortir les quatre dignitaires, il vint vers eux et les salua comme il convenait :

- Les chariots et l'escorte sont prêts, comme vous pouvez le constater, mes frères. Les deux premiers contiennent les objets précieux et la plus forte partie d'or et d'argent que nous avions ici.

- Vous avez pris soin de conserver par-devers vous le trésor du Roi Philippe ? demanda Molay mi-figue mi-raisin.

- Je n'ai enlevé que ce qui appartient à l'Ordre, Vénéré Grand Maître. Les finances royales sont toujours dans leur coffre, ainsi d'ailleurs que la somme en or et en argent nécessaire à la vie quotidienne de cette maison. En cas de contrôle il eût été dangereux de tout enlever. De même j'ai gardé les livres de comptes réguliers et je crois qu'en examinant notre trésorerie on ne devrait rien trouver à redire...

- C'est sagesse ! admit Molay, mais qu'y a-t-il dans le troisième véhicule ?

- Les pièces les plus importantes du chartrier, des livres... infiniment précieux, des titres de propriété... nos archives enfin !...

- Que diriez-vous si l'on s'étonnait de leur absence ?

Il y avait de l'ironie dans la question mais frère Jean l'avait prévue. Il s'inclina, les mains au fond des manches :

- Qu'elles sont en route pour notre maison chevetaine de Limassol, le Grand Maître ayant souhaité, avant d'y retourner, d'avoir sous la main ce qui atteste la puissance de l'Ordre. De même qu'il l'a été demandé dans les autres royaumes, en vue des préparatifs d'une nouvelle croisade.

- C'est mensonge et vous le savez ?

- Pas absolument, répondit frère Jean en s'inclinant de nouveau. J'en ai écrit dans ce sens aux templeries étrangères... mais en écriture cryptée. Sous ce mensonge, il y a la réalité de nos craintes.

- En ce cas, je n'ai plus rien à dire. Frère Gérard, ils partiront quand il vous plaira...

Ayant dit, il rentra dans le couvent pendant que le Maître en France, le Précepteur de Provence et Jean de Longwy rejoignaient le petit groupe de chevaliers qui attendaient, près de leurs chevaux.

- L'heure est venue, dit gravement Villiers. Partez, mes frères, et que Dieu, Notre-Dame et tous les saints vous aient en leur bienveillante garde ! Vous emportez l'une des plus grandes fortunes du Temple ainsi que la plus importante part de ses racines ! Ayez-en bien soin ! Mais si d'aventure des obstacles se dressaient sur votre route - ce qu'à Dieu ne plaise ! -, n'hésitez pas à cacher, le mieux possible, ce qui risquerait de tomber en mauvaises mains. En disposant comme il se doit nos signes de reconnaissance en vue d'une récupération ultérieure. Ici nous prierons sans relâche pour le succès de ce voyage !...

Un instant plus tard, ils étaient à cheval ou sur les sièges des chariots. Aucun ne portait le manteau blanc frappé de la croix mais d'amples manteaux noirs à capuche. Une fois ouverte la porte fortifiée et protégée comme l'enceinte de Paris par deux tours d'environ quinze mètres de haut, une herse, un pont-levis et des douves, ils se fondirent dans l'obscurité. Le convoi s'éloigna sans bruit de la ville, les roues des chariots ayant été convenablement graissées. On se dirigea vers le nord...

Il n'y avait pas de lune pourtant Jean de l.ongwy qui allait en tête guidait sa troupe avec une sûreté absolue Olivier et Hervé marchaient côte à côte, les quatre autres chevaliers assurant l'arrière-garde du convoi.

Il ne faisait pas froid, cependant Olivier sentit un frisson lui courir le long de l'échine. On montait alors le chemin de la Courtille et mû par une pulsion intérieure, il se retourna sur sa selle. Etait-ce le reflet des feux allumés sur les remparts, mais il eut l'impression qu'un brouillard rouge montait de la ville endormie et à la vue de ce brouillard un second frisson lui fit rétrécir les épaules. Envahi d'une soudaine inquiétude, il essaya de s'en libérer en priant, mais pour la première fois de sa vie, sa prière ne s'envolait pas et semblait butter contre un invisible obstacle. La nuit lui parut plus obscure encore...

CHAPITRE V

LE JOUR DE LA COLÈRE

Quand l'aube de ce vendredi 13 octobre, gris et brumeux, se leva, les chariots et leur escorte avaient parcouru environ neuf lieues. On venait de traverser un bois dense et épais et l'on pouvait apercevoir les toits d'un village avec les deux tours et le clocher d'une templerie.

- Voilà Ivry, dit Jean de Longwy qui d'un geste arrêtait le convoi. C’est la première halte importante sur la route qui relie le Temple de Paris à Dieppe. Nous allons y prendre quelque repos, suivre les offices du jour et repartir à la nuit tombante...

Le neveu du Grand Maître connaissait cet itinéraire qu'il avait déjà parcouru plusieurs fois. Il présentait l'avantage d'éviter Pontoise, ville royale s'il en fut près de laquelle Philippe le Bel se retirait souvent afin de réfléchir en paix à l'abbaye de Malbuisson, jadis construite par son arrière-grand-mère Blanche de Castille. La rivière avait été franchie sans encombre et sans péage bien entendu au vieux pont sur lequel veillait de son château bâti sur l'île au milieu de la rivière, le seigneur du lieu, Nicolas de Villiers, qui était le propre frère de Gérard, le Maître en France. C'est assez dire qu'à L’lsle-Adam les Templiers jouissaient d'une sympathie particulière... Après Ivry, le chemin vers Dieppe était tout tracé par Chaumont, Gisors, Gournay et Forges. A l'exception de Gisors, on trouverait partout l'aide dont on pouvait toujours avoir besoin.