- Vous je ne dis pas, mais il n'en serait pas de même pour Aude...
Brusquement Mathieu se retourna, vit derrière lui sa fille et son fils qui écoutaient de toutes leurs oreilles et, chez l'adolescente, une petite lueur dans les yeux qui le fit renifler :
- Que faites-vous là, vous deux, plantés comme des cierges à écouter ce que l'on dit ? Allez plutôt à la cuisine voir si j'y suis !
Ainsi apostrophés, les jeunes gens filèrent sans demander leur reste. A certain frémissement du nez de leur père, ils devinaient qu'il couvait une grosse colère et que c’eut été désobliger leur tante que d'y assister.
Bertrade les suivit d'un œil amusé, puis croisa les bras et attendit la suite de l'assaut. Qui ne tarda guère :
- Qu'avez-vous à me regarder avec cet air de bravade, ma sœur ? gronda Mathieu. Et d'abord seyez-vous !
- Plus tard avec votre permission ! Ce serait me mettre en position d'infériorité que vous laisser me déverser votre bile sur la tête. Mais revenons-en où nous en étions ! Où prenez-vous qu'Aude serait plus mal traitée que moi ? Elle partagera ma chambre et je ne la perdrai de vue ni de jour ni de nuit ! Cela ne vous convient pas ?
- A être franc, non. J'ai d'autres projets pour elle. Mon compère, Bernard de Sarcelles, le maître de hache avec qui j'œuvre depuis longtemps a un beau fils, Alain, qui promet d'être aussi au fait du bel ouvrage que son père. Il est comme moi, riche et considéré. En outre l'autre jour... il m'a glissé un mot laissant entendre qu'il verrait d'un bon œil ma fille entrer dans sa maison...
Cette fois, Bertrade n'eut pas le temps de répondre : ce fut la vieille Mathilde qui prit la parole, coupant court d'ailleurs à la protestation qu'allait émettre sa bru :
- Qu'est-ce cette histoire, mon fils ? Et d'où vient que votre épouse et moi, votre mère, n'en ayons rien su jusqu'à ce soir ?
- Je n'ai pas eu le temps !... Je l'aurais fait, vous n'en doutez pas mais à loisir. C'est l'urgence qui m'amène à en faire état.
- Je me demande surtout si vous ne venez pas d'inventer de toutes pièces ce beau projet ?
- Mais non ! Qu'allez-vous chercher ? Bernard m'a réellement parlé... il y a quelques jours ! Ça m'était, je l'avoue, un peu sorti de l'esprit et...
- Que lui avez vous répondu ?
Mathieu ôta son chaperon qu'il posa sur la table et se mit à fourrager dans le chaume grisonnant qui lui couvrait la tête. Visiblement l'attaque de sa mère le prenait au dépourvu.
- Oh... je suis resté... évasif ! Même si le projet me semble convenable étant donné la qualité de Bernard et de son fils - et aussi le fait qu'il est veuf et que, mariée à Alain, Aude serait pleinement maîtresse en sa maison -, mon sentiment est que ma fille est peut-être un peu jeunette pour des épousailles...
- Tiens donc ! Et avec qui les épousailles ? Ton compère a-t-il bien parlé pour son fils... ou pour lui-même ?
- A quoi pensez-vous, ma mère ? Il a mon âge...
- La belle affaire ! A la dernière Saint-Couronnés quand tu as rassemblé ici les maîtres d'œuvre, j'ai bien vu comment il la regardait. Par en dessous et en tapinois mais je gagerais les dents qu'il me reste contre le trésor de Saint-Denis que si tu la maries à son benêt de fils, il saura bien la mettre dans son lit. A moins qu'il ne l'épouse. C'est qu'il est encore vert, le gaillard !
- Mathieu aussi, ma mère, Mathieu aussi, réussit à émettre Juliane avec un bel air de fierté.
- Je n'en doute pas mais je dis, moi, que marier la petite dans cette maison-là ne serait pas faire son bonheur ! Au cas où vous ne vous en seriez pas avisés, elle est en train de devenir la plus jolie fille de la région ! Si ce n'est de plus loin encore !
- Voilà pourquoi je dis qu'un hôtel royal avec toutes sortes de godelureaux qui viendraient lui tourner autour comme mouches autour d'un pot de miel ne lui vaudrait rien, rugit Mathieu en donnant du poing sur la table.
- Dans la chambre des dames, fussent-elles reines, on rencontre fort, peu de godelureaux, mon frère et je constate avec tristesse que vous continuez à considérer que je suis si peu que rien ! Je vous l'ai dit : elle ne me quittera pas. D'autre part, ce ne serait peut-être pas mauvais pour elle de rencontrer un important fournisseur de la Cour, pelletier, drapier ou orfèvre possédant grands biens et belles maisons en la Cité. Elle y serait mieux à sa place que dans la demeure de ton ami Bernard à vivre en campagne au milieu des copeaux !
- Un riche marchand ? ricana le père. Vous me la bâiller belle ! Et si elle tombait amoureuse de quelque plaisant seigneur qui, même désargenté, n'épouserait jamais la fille d'un bâtisseur ?
La voix de Rémi, revenu discrètement depuis un moment, se fit alors entendre :
- Sur ce point, je puis vous porter l'assurance qu'il n'y a rien à craindre.
On se tourna vers lui ce qui le fit rougir, mais il n'en resta pas moins ferme sur ses positions.
- Dis-nous un peu d'où tu nous le sors, gamin ? demanda sa grand-mère avec une douceur traduisant bien l'amour qu'elle lui portait mais, en face de toutes ces paires d'yeux interrogateurs, il se contenta de sourire :
- De ce que j'ai observé, mère-grand. Je n'en aurais pas fait état s'il n'était question ici de l'avenir de ma petite sœur, mais j'ai acquis la certitude que son cœur est déjà pris et que même si le Roi lui-même la priait d'amour, elle lui résisterait.
- Belle comparaison ! mâchonna Mathilde. Notre sire ne regarde jamais aucune femme !
- Celui qu'elle aime non plus.
- Comment l'entends-tu ? demanda Mathieu.
- Oh c'est très simple : celui qu'elle aime est Templier. C'est...
- Messire Olivier de Courtenay ! souffla sa mère. J'aurais dû m'en douter : la dernière fois qu'il est venu céans, l'été dernier, j'ai surpris Aude en train de l'épier derrière le volet mi-clos de la chambre mais j'ai préféré m'éloigner sans bruit et n'en rien dire. Nul n'est maître de son cœur et c'est déjà assez triste d'aimer sans le moindre espoir...
- Voilà pourquoi je vous supplie, mon père, de ne point marier Aude à qui que ce soit : elle serait malheureuse alors qu'en la confiant à notre tante Bertrade elle ne courra aucun danger car c'est puissante défense qu'un amour impossible donc pur de toute sanie. Dans les entours de Madame de Navarre, elle en sera éloignée autant que si la mer les séparait. Le Temple n'est pas si loin d'ici tandis que l'hôtel de Nesle est à l'autre bout de Paris. Et l'on sait que jamais aucun Templier n'en franchira le seuil.
Mathieu avait écouté son fils sans l'interrompre, pesant à leur juste valeur chacun des arguments du jeune homme. Cependant les yeux de Juliane s'emplirent de larmes :
- Cela signifie que je ne verrai plus ma fille...
- Tu me vois, moi, aussi souvent que tu le souhaites, riposta Bertrade. Et Aude pourra revenir quand on n'aura pas besoin d'elle. Enfin si vous acceptez, elle sera attachée à la maison de la future Reine de France. Ce qui n'est pas rien. Et puis je lui apprendrai tout ce que je sais et en ferai mon héritière. Elle aura le clos de Passiacum que m'a laissé mon défunt Imbert avec la petite maison de la rue proche de la mercerie de mon neveu... et quelques économies. Qu'en dites-vous ?
- Il faut voir, fit Mathieu dont la défense faiblissait de seconde en seconde devant les arguments solides avancés par sa belle-sœur. Il est vrai, ma femme, que si Aude épousait Alain, nous ne la verrions guère plus souvent...
- Et si nous lui demandions son avis ? proposa la grand-mère. Il a toujours été d'usage chez nous que les femmes eussent accès aux débats.
- Les femmes oui, rectifia son fils. Pas les filles qui n'ont d'autre choix qu'obéir !
- Pose-lui quand même la question... sans oublier toutefois la joyeuse perspective contraire d'aller vivre ç Sarcelles au milieu des copeaux...
- Si elle aimait Alain, émit Juliane, ce détail n'entrerait pas en ligne de compte. A défaut des copeaux, nous avons la poussière des pierres taillées.
La jeune fille fut donc appelée et Bertrade eût la grâce de laisser Mathieu lui proposer ce dont l'on venait de débattre mais quand il évoqua l'union projetée avec le fils du maître de hache, elle eut un mouvement de recul nerveux tellement vif qu'il leur fut évident que son choix ne serait pas celui-là. Seulement elle se borna à demander :
- Ne puis-je rester fille dans la maison de mon père ? Je ne souhaite rien de plus !
- Si tu ne veux épouser personne, soupira son père, alors il est mieux pour nous que tu suives ta tante. Ce sera plus facile de repousser les demandes si l'on te sait à la Cour…
Aude regarda tour à tour ces visages qu'elle aimait et ce qu'elle y lut la conforta dans la confiance d'être infiniment chère à chacun d'eux. Ils ne voulaient que son bien, son bonheur et si suivre le destin que proposait sa tante était le seul moyen d'éviter un mariage quel qu’il soit, dont elle savait qu'il lui répugnerait puisque jamais elle ne pourrait être à son bien-aimé. C'était dans ce chemin-là qu'il fallait s'engager bravement.
- Je ferai selon votre volonté, mon père et ma mère, dit-elle avec douceur avant de se jeter à leur cou pour les embrasser.
- Fort bien ! conclut Mathieu. Vous pourrez l'emmener demain, ma sœur. Dieu fasse que nous ayons choisi pour elle la meilleure voie !...
A peu près au moment où s'infléchissait ainsi le destin de la petite Aude, quatre personnages étaient réunis dans la grande salle capitulaire du Temple de Paris : le Grand Maître, Jacques de Molay, son neveu, frère Jean de Longwy, le Maître en France Gérard de Villiers, et frère Clément de Salernes. Quatre formes blanches, éclairées par trois gros cierges de cire rouge dans les ténèbres où se perdaient les voûtes en plein cintre que soutenait au centre un puissant pilier. Frère Jacques avait pris place sur son siège magistral. C'était un homme d'une soixantaine d'années, un Comtois vigoureusement charpenté au cuir tanné par les soleils d'Acre puis de Chypre où s'étaient déroulés les deux tiers de sa vie, un visage massif marqué par le pli obstiné de la bouche et un grand air de hauteur. D'une vaillance indiscutable, d'une intelligence moyenne mais d'un sens politique à peu près nul, frère Jacques, en dépit des revers subis et de la Terre Sainte à jamais perdue - ce qu'il se refusait à croire ! -, hissé au sommet de cet État dans l'État que représentait l'Ordre n'était pas loin de se voir, dans le Temple relevant seulement du Pape, la seule entité capable d'imposer sa volonté aux souverains d'Occident. Il ne voulait pas ajouter foi aux bruits inquiétants en train de naître un peu partout. N'avait-il pas, lui-même, demandé au Pape Clément V d'enquêter sur la vie intérieure de l'Ordre, mais n'y voyant qu'une simple formalité dont l'issue ne faisait aucun doute à ses yeux, il avait formulé sa requête en des termes où transparaissaient ses certitudes. Aussi était-ce avec une certaine lassitude que, son visage à la barbe soignée appuyé sur la paume de sa main, il écoutait frère Clément qui achevait devant lui ce qui ressemblait à un plaidoyer :
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