Sous les cloches des églises, les sonneurs laissèrent s'éteindre la note lugubre du glas : le corps de la princesse venait de franchir le seuil du couvent des Jacobins et s'avançait vers le portail de la chapelle, ouvert sur un parterre de cierges flambants. L'abbé, entouré de ses moines, vint l'accueillir...
- Il n'y a plus rien à voir, fit Maître Mathieu en se frottant les mains pour les réchauffer car un vent frisquet se levait. Rentrons ! J'ai mon compte de chants funèbres et de larmoiements pour aujourd'hui et je serais content de regagner la maison. Tu es contente, petite ?
- Oh oui, mon père ! C'était bien beau et je vous remercie.
On alla reprendre le chariot attelé d'un solide cheval que l'on avait laissé sous l'appentis du chantier où, par-respect pour la princesse morte, personne ne travaillait. Rémi fit monter sa sœur auprès de son père, prit les rênes et l’on redescendit en direction de la Seine pour traverser l'île de la Cité, puis l'autre bras du fleuve et rejoindre le chemin de Vincennes et enfin le village de Montreuil où la famille habitait près de l'église Saint-Pierre-et-Saint-Paul.
Bâtie par l'aïeul, le grand architecte Pierre de Montreuil qui avait construit la Sainte-Chapelle et tant d'admirables choses encore, ce qui lui valut de reposer à jamais dans l'église Saint-Germain-des-Prés avec son épouse, c'était la plus belle demeure du village après les bâtiments du monastère et celle du seigneur. Construite en belle pierre alors que les autres avaient utilisé le torchis - le sous-sol de Montreuil étant de marne qui avec de la paille hachée formait un matériau à la fois bon marché et facile à travailler -, elle s'ouvrait à l'entrée d'un clos contenant un potager où poussaient aussi quelques fleurs, des dépendances, un petit verger et même un peu de vigne. Le village étant situé sur une colline, la vue que l'on y avait découvrait la forêt et le château royal de Vincennes, un méandre de la Seine et la ville de Paris tout entière.
Dans cette maison les femmes régnaient. La maîtresse en était Juliane, l'épouse de Mathieu, encore avenante malgré la quarantaine. Le cheveu et l'œil bruns, des formes amples mais fermes, des yeux vifs et gais, une bouche charnue où le rire venait volontiers, elle aimait sa maison qu'elle tenait d'une poigne vigoureuse, son jardin où elle s'entendait à faire pousser choux, blettes, épinards, « poix » et autres bonnes herbes aussi bien qu'un moine herboriste, le linge impeccable et, naturellement, sa famille. Même sa belle-mère, la vieille Mathilde encore verte et capable mais qui, à la mort de son époux, lui avait abandonné sans bouger un cil le gouvernement du domaine. Celle-ci continuait à l'y seconder de son mieux, cependant l'âge venant, elle se résignait à séjourner plus longtemps au coin de l'âtre sans pour autant rester inoccupée : elle filait la laine la plus fine qui soit et cousait comme une fée à condition que des yeux plus jeunes que les siens veuillent bien se charger de lui enfiler les aiguilles. En dépit d'un dos qui se voûtait un peu, elle s'efforçait de rester fièrement droite sur le banc à dossier que lui avait fabriqué Rémi, son petit-fils qu'elle adorait autant que sa petite-fille Aude mais sans le leur montrer trop, estimant qu'attendrissements et autres sensibleries ne valaient rien pour le développement harmonieux d'un beau caractère. C'était d'elle qu'Aude tenait ses grands yeux de clair azur et il arrivait que sous les paupières fripées presque constamment baissées sur un ouvrage, un éclair bleu filtre pour appuyer une remarque où la charité chrétienne ne trouvait pas toujours son compte. Elle avait la dent dure même s'il lui en manquait un certain nombre...
La troisième femme de la maisonnée c'était Aude et la quatrième Margot, la servante, une fille du village qui avait eu des « malheurs » grâce aux bons offices du meunier dont sa mère était à la fois la servante et la maîtresse ce qui revenait à dire que la pauvre Margot avait peut-être bien été violée par son propre père. Mathilde l'avait tirée de ce mauvais pas à peu près au moment où son Mathieu épousait Juliane, l'une des deux filles d'Isambart, l'intendant du manoir royal de Vincennes. Margot s'était attachée en même temps à la nouvelle mariée autant qu'à sa bienfaitrice et ensuite aux enfants, elle-même ayant vu non sans soulagement, sa maternité contre nature anéantie par une fausse couche. Depuis le meunier avait quitté ce monde le crâne fendu d'un coup de hache par la mère de Margot, à la suite de cela, nul ne sut plus jamais ce qu'elle avait pu devenir. La disparition d'une femme qui n'avait pas su la défendre des entreprises du meunier mais en outre, voyait en elle une rivale, n'affecta guère Margot, retranchée désormais derrière les murs sécurisants de la maison de Maître Mathieu. Au physique, elle était rousse comme une carotte, vigoureuse et entêtée comme une mule et gaie comme un pinson, ayant en effet trouvé auprès de sa famille d'accueil un équilibre et une sérénité comme elle n'en aurait jamais imaginé au temps de sa prime jeunesse.
Lorsque le maître bâtisseur et ses enfants rentrèrent au logis, ils y trouvèrent une cinquième femme qui, assise à côté de Mathilde sur le banc de la salle et en face de Juliane installée sur l'escabeau qu'elle avait tiré près des deux autres, causait avec animation. C'était Bertrade, la sœur de Juliane. Elle était veuve d'un mercier de la rue Ouiquenpoist qui fournissait autrefois la reine Jeanne, épouse de Philippe le Bel, possédait un comptoir dans la Grande Galerie du Palais et entretenait donc avec la Cour de bonnes relations. A la mort de son mari, Bertrade, n'ayant point d'enfants, avait dû laisser son commerce à un neveu avec lequel elle s'entendait assez bien. Mais comme elle était femme d'un goût reconnu et fort habile de ses doigts, on lui avait proposé d'entrer au service de la reine Jeanne, afin de seconder les dames de parage qui ne possédaient pas son talent pour assortir les couleurs des tissus, décider des ornements et surtout, imaginer - et réaliser parfois ! - des motifs de broderies ou d'applications de perles et pierres de couleur. Aussi ne quittait-elle que rarement l'hôtel de Nesle, naguère encore possession de la reine Jeanne que le Roi, peu après la disparition de son épouse, avait donné à son fils aîné à l'occasion de son mariage. Elle y était devenue encore plus indispensable qu'au temps de Jeanne, Marguerite de Bourgogne adorant tout ce qui touchait à la parure, et pouvait rehausser une beauté dont elle était fière.
Pour que Bertrade Imbert eût fait le chemin un peu long entre l'hôtel de Nesle et Montreuil, il fallait que ce soit pour quelque chose d'important si l'on en jugeait la force de persuasion dont elle usait envers les deux femmes qui l'écoutaient :
- ... avec Madame Marguerite j'avais déjà fort à faire mais Madame de Poitiers a découvert mes talents ainsi que sa petite sœur, la mignonne Blanche de Bourgogne, qui va épouser au printemps prochain notre jeune prince Charles. Elle est encore plus folle d'ajustements nouveaux, de riches étoffes, de joyaux et de broderies ! J'ai besoin d'aide !
- N'en pouvez-vous trouver, ma sœur, ailleurs que dans votre parentèle ? Paris ne manque pas d'ouvrières adroites et...
- Trop peut-être ! Comprenez-moi, Juliane ! Je suis très proche de Madame de Courcelles, la première dame de parage et avec elle j'ai accès aux joyaux. Il faut que je puisse avoir confiance comme en moi-même à celle qui me secondera, qui m'assistera. Et pour ce rôle délicat je ne vois que ma nièce Aude ! Toute jeunette qu'elle soit, elle est quasiment aussi capable que moi !...
Absorbées qu'elles étaient par leur discussion, les trois femmes - bien que Mathilde n'eût pas encore ouvert la bouche ! - n'avaient pas pris garde à l'arrivée de Mathieu et de ses enfants. Mais le maître n'avait pas besoin de longues explications pour saisir le sens de la conversation prise au vol et il entra de plain-pied dans le vif du sujet :
- Tout doux, ma sœur, tout doux ! émit-il de sa voix de basse-taille. Seriez-vous venue céans pour nous enlever Aude ?
Bertrade se tourna vers lui et se leva. Debout elle était presque aussi grande que lui, même si la carrure n'y était pas. Cela lui conférait un aspect imposant auquel ajoutait la sévère guimpe en fine toile des Flandres d'une blancheur immaculée qui enveloppait sa tête, son cou et cernait sa figure. Avec son visage un peu hautain - une version de celui de sa sœur en plus énergique et en plus âgé ! -, elle ressemblait assez à la prieure de quelque couvent à condition que ladite prieure eût les moyens de porter une cotte de beau drap de Gand gris et un surcot orné de menu-vair, une ceinture brodée de fils d'argent avec une aumônière assortie fermée par un bouton d'améthyste. Lui même semblable, en plus petit, au fermail qui agrafait au col l'ample manteau noir jeté sur un siège.
- C’est exactement ce que je viens faire, déclara-t-elle d'un ton paisible en plantant son regard brun bien droit dans celui de son beau-frère. Et je ne vois pas en quoi vous pourriez vous en plaindre : il n'est pas donné à tout le monde de servir une reine qui sera encore plus grande reine plus tard quand Dieu aura rappelé à lui notre sire Philippe... le plus tard possible bien sûr !
- Ce qui pourrait bien ne pas se produire avant longtemps ! Le Roi est en pleine force et je n'en dirais pas autant de son héritier dont la poitrine me paraît creuse.
- Je ne suis pas venue supputer avec vous de la longueur du règne mais de l'avenir de ma filleule...
- C'est de cela que je parle aussi ! Il n'entre pas dans mes projets de faire de ma fille une servante !
Le visage de Bertrade passa du blanc au rouge vif avec une étonnante célérité :
- Aurais-je par hasard l'air d'une servante ? En accédant à la Cour, je n'ai pas perdu ma qualité de bourgeoise et si je ne suis pas de noble extraction, je n'en suis pas moins traitée avec autant de considération que n'importe quelle autre dame à l'entour des princesses ! Et j'ai mon logis à l'hôtel de Nesle !
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