- On a l'impression qu'elle est contente de quitter ce monde !

- Elle a peut-être assez souffert pour mériter le Paradis, murmura son père. Si c'en est le chemin rayonnant que découvrent les yeux de son âme, il y a de quoi être heureuse... Et regarde, ce sont des princes qui tiennent les cordons du poêle.

- Pas tous ! N'est-ce pas un Templier que je vois là, ce personnage à mine grave qui a une si belle barbe ?

- C'est même le Grand Maître de l'Ordre, monseigneur Jacques de Molay qui, depuis l'île de Chypre, est arrivé en France voici peu de mois. Et s'il « porte » la défunte c'est parce qu'il a rang de prince... Il a d'ailleurs été le parrain d'armes de l'héritier du trône, le prince Louis lors de son adoubement...

- Est-il le seul Templier à assister à ces funérailles ?

- Non, les dignitaires et l'escorte sont plus loin dans le cortège. Tiens, voici notre sire le Roi que tu désirais tant voir !

- Dieu qu'il est beau, qu'il est imposant... qu'il est froid !

A trente-neuf ans, Philippe IV, petit-fils de Saint Louis et de Marguerite de Provence, était sans doute encore le plus bel homme de son royaume. De haute stature comme tous les Capétiens mais sans la maigreur qui jadis faisait ressembler son aïeul à un roseau pensant, il n'en avait pas moins la carrure à porter l'armure avec autant d'aisance que le noir manteau enveloppant ses larges épaules. Le visage altier aux traits purs mais au teint pâle aurait pu faire songer à une statue sans les cheveux mi-longs, d'un blond chaud tirant sur le roux que l'âge n'arpentait pas encore. Les yeux étaient, eux, inoubliables : larges prunelles d'un bleu de glacier où les paupières immobiles ne cillaient jamais au point que le bruit courait que le Roi de France dormait les yeux grands ouverts. Cependant, la bouche bien dessinée montrait un pli léger révélant que l'incarnation de la majesté royale pouvait pratiquer l'ironie.

- Il a aimé pourtant, et passionnément, feue son épouse, la reine Jeanne de Navarre morte depuis deux ans comme tu le sais. On dit qu'il ne s'en console pas car il a toujours considéré avec mépris l'idée d'un quelconque remariage...

- Pourquoi s'y résoudrait-il ? fit Rémi. Il a trois fils dont deux ont pris femme et une fille qui serait promise au nouveau Roi d'Angleterre. Tenez, ma sœur, les voilà !

Derrière le Roi, en effet, venaient ses trois fils : Louis, dix-neuf ans, Roi de Navarre depuis la mort de sa mère et déjà surnommé le Hutin en raison de sa manie à chercher noise à n'importe qui, n'importe quand ou sous n'importe quel prétexte. Pas très intelligent de surcroît, et donc l'opposé absolu d'un père auquel d'ailleurs il ne ressemblait guère, tirant plutôt du côté de sa mère mais moins que son frère cadet, Philippe, comte de Poitiers, grande perche de quinze ans, tout en jambes et brun comme une châtaigne avec un étroit visage précocement méditatif aux yeux brillants d'intelligence. N'étant pas Roi comme son aîné, il marchait un peu en arrière de lui avec le plus jeune des trois, Charles, comte de la Marche, douze ans tout juste mais beau comme un ange, effigie encore enfantine d'un père dont il avait les cheveux clairs, les yeux bleus et les traits parfaits, mais si le masque immobile du Roi cachait un esprit profond, le ravissant visage du fils semblait ne couvrir que du vide. Naturellement il n'était pas encore marié au contraire de ses aînés...

Le Hutin deux ans auparavant avait épousé sa cousine Marguerite de Bourgogne, fille du duc Robert II et d'Agnès de France, la plus jeune fille de Saint Louis et le long Philippe venait de se marier avec Jeanne, l'une des deux filles du comte Othon IV de Bourgogne et de la comtesse Mahaut d'Artois. Et elles étaient là elles aussi, suivant avec leurs dames le groupe des « hommes ». Attirantes toutes deux, la brune Marguerite de quinze ans et la blonde Jeanne de treize, un peu empêtrées de leurs draperies funèbres dont elles n'avaient guère l'habitude étant coquettes et fort amies des atours flatteurs, des joyaux et des riches étoffes qui les paraient si joliment. Une véritable complicité les unissait ayant été élevées ensemble et elles s'efforçaient, en marchant gravement, de ne pas se regarder afin d'éviter de secouer, par un éclat de rire, cette pompe qui les ennuyait à mourir et de se faire rappeler à l'ordre par leur compagne, Isabelle, l'unique fille du Roi qui, en dépit de ses quinze ans, montrait déjà le sérieux et la majesté convenant à la reine d'Angleterre qu'elle serait dans quelques mois. C'est que, de toute la famille, c'était elle qui ressemblait le plus à Philippe. C'est dire qu'elle était d'une grande beauté mais aussi d'un discernement certain joint à un sens de la royauté peu fréquent chez si jeune fille. Il suffisait d'ailleurs à Isabelle de savoir que son père, passionnément admiré, était fier d'elle, pour se sentir heureuse. A ses jeunes belles-filles, le sévère Philippe montrait souvent de l'indulgence et il arrivait que leur gaieté le fit sourire mais Isabelle n'en était pas jalouse. Elle se voulait promise à un grand destin et envisageait sans déplaisir de quitter prochainement Paris pour Londres et mettre sa petite main dans celle du jeune prince de Galles Edouard, que l'on disait aimable et beau.

Ayant le même âge que les princesses, Aude les avait examinées avec curiosité. Elle les trouvait charmantes mais ne les enviait pas. Surtout Marguerite pourvue d'un époux dont elle n'aurait pas aimé partager la vie, même sur le trône. Louis avait quelque chose de sournois et aussi, au coin de la bouche, un pli cruel fort désagréable. Il était à souhaiter que les futurs rois de France issus de ce couple ressemblassent à leur mère plutôt qu'à leur père. Avec son front têtu, son teint de fleur, ses immenses yeux noirs et sa manière de tenir si droite sa jolie tête, Marguerite saurait porter la couronne. Ce qui n'était pas certain de la part du Hutin.

- Quel âge a notre sire le Roi ? demanda Aude à son père.

Celui-ci se livra à un rapide calcul :

- Il approche de la quarantaine. Trente-neuf ans, je pense... Pourquoi me le demandes-tu ?

- Pour savoir s'il peut vivre encore longtemps.

Mathieu se permit un rire discret et silencieux :

- Tu as envie que son règne dure ? Je crois que c'est un grand Roi car il a aboli le servage et donné belles chances à des hommes n'appartenant pas à la noblesse, mais il n'en gouverne pas moins avec une poigne de fer...

- Sans doute mais son fils héritier ne me plaît pas beaucoup... Ah, j'aperçois les chevaliers du Temple qui s'engagent dans la rue !

En ordre impeccable sous leurs armes étincelantes et leurs grands manteaux blancs, les dignitaires du Temple et l'escorte du Grand Maître s'apprêtaient à fermer le cortège, amenant avec eux le cheval de Jacques de Molay. Aude les regarda venir sans mot dire et ce fut seulement quand ils arrivèrent à sa hauteur qu'elle, demanda :

- Qui sont ces dignitaires ? Connaissez-vous leurs noms ?...

La jeune fille semblait nerveuse tout à coup ainsi que l'indiquait sa voix toujours si douce qui saccadait un peu mais, cette fois, ce fut Rémi qui répondit à sa sœur :

- Vous voilà bien curieuse ! En quoi cela vous intéresse-t-il ? Nous ne les connaissons pas tous...

- Vous en connaissez quelques-uns puisque vous œuvrez souvent pour eux...

Avant de répondre, il s'aperçut qu'Aude ne le regardait pas et qu'au fond ce qu'il dirait ne la toucherait peut-être pas. Son attention était retenue par les quelques chevaliers suivant leurs trois chefs et le jeune homme essaya de suivre la direction de son regard. Quand il crut avoir trouvé, il fronça le sourcil mais poursuivit la phrase interrompue :

- ... C'est notre père à qui il incombe de mener les relations avec le frère Trésorier, par exemple. Qui n'est pas ici ce jour. En revanche j'aperçois un chevalier que nous connaissons bien, lui et moi, et que vous avez, je suppose, eu la possibilité d'entrevoir quand il nous rend visite... Ou je me trompe fort ou c'est frère Olivier de Courtenay qui se tient derrière le Maréchal...

Voyant tressaillir les épaules de sa sœur, qui à cet instant lui tournait le dos, il sut qu'il avait frappé juste et qu'il y avait là un danger. Aude d'ailleurs ne répondit pas mais à l'évidence son regard suivait la progression des templiers dont cependant - et il en aurait juré ! - elle n'en regardait qu'un seul. Mathieu, lui, n'avait rien remarqué. Au moment où son fils avait pris la parole à sa place, il s'était désintéressé de l'affaire et causait avec son voisin, le marguillier de l'église.

C'était aussi bien et Rémi s'en trouva encouragé à tenter d'en savoir plus. Il posa une main ferme sur l'épaule d'Aude :

- Vous ne répondez pas, ma sœur ?

- Pardon ? Que disiez-vous ?

- Je ne sais ce que j'ai mais mes yeux sont las ce matin. N'est-ce pas frère Olivier de Courtenay que je vois là-bas ?

Cette fois la petite se retourna et il put voir son visage empourpré, ses yeux étincelants et Rémi comprit que son impression était bonne. A force d'observer les physionomies, les attitudes et les comportements de ses proches et de ceux qu'il lui était donné de rencontrer, le jeune « imagier » était devenu assez bon juge de ses contemporains. Et si des femmes il n'avait pas grande expérience, il sut - peut-être à la pointe de jalousie inconsciente qui lui pinça le cœur - que sa jolie petite sœur était amoureuse du Templier. Elle murmurait d'ailleurs, avec une gêne touchante :

- J'ai l'impression que vous avez raison, mon frère. Ce doit être lui ! Et son ami frère Hervé d'Aulnay est auprès de lui...

La mention du second déconcerta un peu Rémi. Se pouvait-il qu'il se trompât de personnage ? Ou même qu'il eût rêvé cette rougeur, ce scintillement des beaux yeux clairs ? Après tout il était normal que la pudeur d'une jouvencelle de quinze ans lui mit le feu aux joues quand on lui parlait d'un homme !... Il pensa soudain qu'il avait un moyen simple de s'éclairer sur ce sujet : pour le jubé de Notre-Dame, il lui avait été commandé une statue de saint Jean le Baptiste. Il décida alors de lui donner les traits de frère Olivier et l'on verrait bien comment Aude réagirait en face de ce portrait de pierre. Au surplus, Rémi reconnaissait honnêtement qu'il aurait peine à trouver plus beau modèle pour le Précurseur que ce fier visage dont la gravité recouvrait, il en aurait juré, le feu ardent d'une âme passionnée. Certes l'imagier ne craignait pas, si Aude aimait frère Olivier, que cet amour lui soit rendu ou la mène à sa perte : le chevalier moine appartenait à la partie la plus pure, la plus intransigeante d'un Ordre sur lequel des bruits bizarres couraient de plus en plus souvent. C'était, offerte au Ciel, une lame de l'acier le mieux trempé... sur laquelle le cœur, neuf, d'une jouvencelle ne pouvait que se blesser cruellement. Et de cela Rémi ne voulait à aucun prix...