- Nous rendons à Dieu ce que nous devons Lui rendre, fit Roncelin d'un ton rogue, et ce n'est pas à vous de nous morigéner. Songez plutôt à votre sort prochain. Etes-vous prêts à parler ?

- Nous n'avons rien à vous dire !

- Alors, faites comme moi. Patientez ! Quand vous serez disposés à révéler l'endroit où vous avez caché le coffre nous vous délierons....

- Pour quoi faire ? fit Hervé. Si nous vous donnons ce que vous voulez, vous nous tuerez ensuite pour que le Grand Maître n'apprenne jamais votre forfait. Vous le paieriez trop cher, n'est-ce pas ?

Roncelin ne répondit pas. Il acheva son repas, ordonna les tours de garde, fit rajouter des bûches dans la cheminée et, sans plus s'occuper de ses prisonniers, s'installa aussi commodément qu'il pût dans sa cathèdre dans l'intention visible de dormir un peu.

La voix d'Olivier s'éleva de nouveau :

- Prions, mes frères !

Et il entama l'office de complies, qui est la dernière des heures canoniales et se chante le soir, avant le repos. Soutenue par celles de ses compagnons, sa voix s'éleva ample, puissante et chaude, rompue, cela se sentait, aux graves sonorités de l'admirable plain-chant grégorien qui se suffit à lui-même, ne requérant l'assistance d'aucun instrument de musique. Renaud l'écoutait avec des larmes dans les yeux, mais Roncelin à l'évidence n'y trouva aucun plaisir :

- Taisez-vous si vous ne voulez pas que l'on vous bâillonne ! cria-t-il. Je veux reposer !

Olivier obéit mais ce fut pour entamer à voix basse, relayé par Hervé et le sergent, une longue série de prières, créant ainsi une sorte de léger bourdonnement qui endormit peu à peu leur ennemi. Ses ronflements prirent une ampleur qui permit à ses victimes de s'entretenir sans l'éveiller :

- Je n'arrive pas à desserrer mes liens, émit Hervé. Ils sont trop serrés et si je bouge je les serre davantage...

- C'est pareil pour moi, fit le sergent Anicet. J'enrage d'autant plus que j'ai un couteau dans ma tunique mais je ne peux pas l'atteindre.

- Ce que je voudrais savoir, dit à son tour Olivier, c'est ce qu'ils ont fait de Maximin ! On ne l'a pas revu ce soir et ils se sont servis eux-mêmes.

Seul le baron se tut, mais il était trop à l'écart des trois autres et il eût fallu parler plus haut. Très droit dans son siège où le maintenaient ses liens, il semblait absent, ce qui inquiéta Olivier : au cours de cette nuit interminable où ils souffrirent de faim, de soif, de lassitude et de la morsure des cordes, il avait pu voir retomber peu à peu la tête du vieil homme. Mais quand le coq poussa son cri dans la basse-cour annonçant un jour qui allait être plus que douloureux, il espéra vaguement que la mort était passée, lui évitant ainsi d'horribles souffrances physiques et morales. Hélas quand son bourreau qui avait peut-être eu la même pensée vint le secouer, Renaud releva la tête et ne la baissa plus... Rien ne lui serait donc épargné.

Autour d'eux le château s'éveilla mais pas comme d'habitude. Pas de bruits de forge, pas d'appels de servantes, et pas même de cris d'animaux - mais le cliquetis des armes, le grincement de la poulie du puits où l'on tirait l'eau. Des voix d'hommes aussi répondant des diverses parties des bâtiments à leur maître qui, du perron, les interrogeait d'une voix forte. Le soleil se levait. On ranima le feu de la Grande Salle. On apporta d'autres nourritures. Les hommes mangèrent, burent, puis Roncelin s'approcha de ses captifs qu'il regarda l'un après l'autre avec son mauvais sourire :

- Toujours décidés à garder le silence, mes bons frères ?

- Toujours ! grogna Hervé. Et que le Diable vous étripe !

- Il n'en est pas à sa première malédiction, remarqua Olivier en haussant les épaules. Cela n'a pas l'air de le gêner beaucoup.

- Un vieux fou et un jeune présomptueux, est-ce que ça compte ? Voyons plutôt par qui nous allons commencer... Honneur à l'âge, peut-être ? On dirait, mon cher baron, que vous avez là un fils affectueux ? Il serait intéressant d'observer jusqu'à quel point il supportera de vous voir souffrir !

Olivier frémit en voyant les préparatifs auxquels livraient les sbires de Roncelin. Des cuisines ils apportèrent le grilloir sur pied que l'on disposait dans l'âtre au-dessus des braises pour rôtir les petites pièces de viande. L'horreur que cela laissait prévoir submergea Olivier. Il se tordit dans les liens qui tétanisaient ses muscles, hurlant de toute sa voix :

- Vous n'allez pas faire ça ? Espèce de...

- Allons, allons ! Où est la courtoisie si chère au Temple et que tant vous prônez, mon frère ? Mais si ! A moins que vous ne parliez, je vais faire rôtir votre père sous vos yeux après l'avoir oint de votre meilleure huile d'olive...

- Ne l'écoute pas, mon fils ! Ferme tes oreilles et ferme les yeux ! Je suis vieux et mon cœur ne supportera pas très longtemps la souffrance... Même si le chemin est affreux, je suis heureux d'aller rejoindre ta mère !

- Ça suffit, le discours ! Allez ! Vous autres, emparez-vous du baron et déshabillez-le !

Or personne ne bougea. Peut-être à cause de la tâche ignoble que l'on ordonnait aux hommes présents - dont un seul, d'ailleurs, frère Didier, était chevalier, le reste appartenant à la catégorie de ceux qui servaient l'Ordre, un sergent et deux turcopoles impassibles et basanés. Une faible lueur d'espoir s'alluma chez Olivier. Ce fut à Didier qu'il s'adressa :

- Vous qui portez cette croix rouge que je porte aussi, allez-vous accepter de vous déshonorer devant Dieu qui vous voit et vous demandera compte un jour ?

Didier hésitait, détournait les yeux, mais ce ne fut qu'un instant :

- Sortez, mon frère, si vous ne vous sentez pas dispos. Et allez rejoindre les autres, gronda Roncelin. Ceux-ci me suffisent.

Le Templier sortit en courant. On délia Renaud et on lui ôta ses vêtements avant de l'attacher de nouveau tandis que l'un des Noirs attisait le feu et qu'un second s'approchait avec une fiole d'huile. L'estomac vide d'Olivier se tordit en une pénible nausée qu'il surmonta avant de hurler à lui arracher poumons et cordes vocales :

- A l'aide, Dieu Tout-Puissant ! A l'aide !

En écho lui répondirent le fracas des armes, le hennissement des chevaux, des cris aussi. Roncelin s'élança vers la porte et la reçut en pleine figure, ce qui le jeta à terre, cependant qu'un grand Templier armé de pied en cap, le heaume en tête et l'épée à la main, pénétrait dans la salle, immédiatement suivi de plusieurs chevaliers. Il ne lui fallut qu'un regard pour comprendre ce qui se passait. De la pointe de son arme, il désigna Roncelin que le choc avait étourdi et qui n'était pas encore relevé. Sa voix froide ordonna :

- Aux fers celui-là ! Les autres, tuez-les !

Ce fut exécuté en un clin d'œil. Cependant, Olivier, qui, de soulagement, manquait s'évanouir, exhalait :

- Frère Clément ! Dieu vous bénisse !

- Comment êtes-vous là ? émit Hervé.

- Chaque chose en son temps ! répondit brièvement celui-ci.

Il alla droit à Renaud, de sa dague trancha ses liens avant d'envelopper sa nudité de son grand manteau blanc et de le faire asseoir avec une infinie sollicitude. Pendant ce temps ses chevaliers délivraient les captifs. De fatigue et d'émotion, Anicet perdit connaissance, mais Hervé et Olivier bien qu'épuisés s'ébrouèrent en frictionnant leurs membres gourds et endoloris ; puis, tandis qu'Hervé se jetait sur les victuailles abandonnées au milieu de la table pour avaler de l'eau à la cruche et mordre dans un morceau de pain avec un visible bonheur, Olivier s'agenouilla auprès de son père et prit sa main. Elle était glacée. Tout son corps tremblait, réaction normale après la tension nerveuse que venait de subir le vieil homme. Son visage était blême et les ailes de son nez pincées, mais il n'était pas évanoui et accepta avec gratitude le verre de vin que frère Clément lui apportait. Il retrouva même une ombre de sourire pour lui dire :

- J'ai toujours cru aux miracles sans oser espérer en être un jour l'objet, mais vous êtes en vous-même un vrai prodige, mon ami ! Comment vous remercier ?

- En vous remettant, et le plus tôt possible.

- J'essaierai ! Comment êtes-vous là ? C'est à peine croyable ! Vous avez été prévenu ?

- Oui. J'arrivais à Trigance quand votre Barbette y est parvenue à la nuit close. Elle venait avertir le Commandeur frère Valérien de Rians de ce qui se passait ici... Nous l'avons ramenée avec nous. D'ailleurs la voilà !

Sortant de la cuisine comme si elle ne l'avait jamais quittée, Barbette, à la tête des jeunes servantes reparues elles aussi, faisait dans la salle une entrée tonitruante, prenant les saints du Paradis à témoin des dégâts causés par l'envahisseur et distribuant des ordres entre deux invocations. Tandis que les filles se faisaient un devoir de tout remettre en ordre, elle vint baiser la main de son maître :

- Sire Renaud ! Dans quel état ils vous ont mis, ces mauvais !

Ayant dit et sans attendre de réponse, elle repartit dans sa cuisine qui se mit à résonner de l'activité intense qu'elle y déployait, en clamant que dans une heure le repas serait prêt. Elle y avait entraîné le sergent Anicet, encore un peu flageolant sur ses jambes. Pendant ce temps frère Clément, retourné dans la cour, allait voir où étaient frère Valérien et ses Templiers. En dépit de ses protestations, Roncelin de Fos, dûment enchaîné ainsi que frère Didier et le jeune Huon de Mana, attendaient, dans le chariot débarrassé de ses caisses, d'être conduit aux prisons de Trigance... Ceux qui l'avaient soutenu dans son opération de brigandage s'étaient rendus presque sans combat, mais non sans avoir eu à subir quelques horions par les gens du château qu'ils avaient terrorisés et maltraités durant ces dramatiques vingt-quatre heures. Eux aussi rejoindraient Trigance avant d'être ramenés à la forteresse provinciale du Ruou-Lorgues où une longue pénitence les attendait.