Quand on fut à Marseille, l'étrange couple qui n'avait guère échangé que des propos sans importance, et en particulier pour la galerie, se sépara. Afin de préserver la dignité de la jeune femme et de donner quelque crédibilité à l'urgence d'un départ brusqué, le Roi avait remis au chevalier de Courtenay - auquel il avait donné le manoir et les terres des Courtils, ses parents adoptifs - une lettre à destination de sa noble mère, la Régente dont la santé l'inquiétait. Une lettre dont la réponse devait être confiée à un autre messager, Renaud étant ensuite libre de faire ce que bon lui semblerait. Quant à Sancie, elle n'avait aucune envie de revoir Paris, le palais de la Cité et principalement Blanche de Castille qu'elle appelait jadis « la vieille » avec une désinvolture confondante. En outre, le voyage l'avait fatiguée et un repos s'imposait.
Elle avait décidé de le prendre chez les Bernardines de Saint-Victor dont la prieure lui était cousine, et ce fut au seuil de l'abbaye que les deux époux se séparèrent. Sancie avec un détachement qu'elle était loin d'éprouver, mais Renaud ne cacha pas son inquiétude :
- Vous êtes épuisée. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu'à votre fief. Si j'ai bien compris, vous avez une longue route à parcourir avant d'y arriver.
- Je ne vais pas partir demain, rassurez-vous ! Je ferai le chemin à petites journées en m'arrêtant, par exemple, à Signes chez les miens...
- Les routes sont-elles si sûres en Provence que vous puissiez vous y engager en la seule compagnie d'Honorine ? Laissez-moi vous donner Pernon... et Basile. Il n'a que douze ans mais il est vif !
- Ni l'un ni l'autre ne souhaite vous quitter. Sans vous ils se sentiraient perdus dans cette région qui leur est inconnue.
- Vous ne voulez rien de moi, n'est-ce pas ?
- Ce n'est pas cela et je pense chacune des paroles que j'ai dites. Ce qui ne signifie pas que Valcroze leur soit fermé. Pas plus qu'à vous-même, ajouta-t-elle avec une légère hésitation. Vous, vous êtes pressé et moi je ne le suis en aucune façon. Aussi rentrerai-je paisiblement, j'en suis certaine, sous la protection de l'escorte que me fournira sans peine ma cousine Catherine. Votre mission accomplie, rien ne vous empêchera de me rejoindre. Notre mariage a fait de vous le châtelain de Valcroze...
- Etes-vous sûre de le souhaiter ? Avec le temps peut-être mais dans les prochains jours à venir ce serait étonnant. Cependant, et puisqu'en acceptant de m'épouser vous m'avez sauvé la vie, c'est à vous d'en faire ce qu'il vous plaira...
Les profonds yeux noirs que Sancie aimait tant - des yeux de Sarrasin dans une peau de Sarrasin contrastant si heureusement avec la blondeur des cheveux ! - attendaient une réponse mais la voix, elle, était sans émotion et elle crut comprendre que Renaud ne faisait qu'énoncer ce qu'il considérait comme une obligation de reconnaissance ; aussi se raidit-elle contre l'envie de lui dire qu'en revenant vers elle, il lui donnerait sa plus grande joie car c'eût été avouer le besoin désespéré qu'elle avait de sa présence. Elle détourna la tête :
- Je ne l'entends pas ainsi. En vous exécutant pour une faute dont vous étiez innocent, le Roi Louis se fût rendu coupable d'une lourde injustice. Je n'ai fait que l'éviter et votre vie vous appartient à vous seul... comme par le passé. Vous êtes aussi libre que vous pouvez le souhaiter !
Dans la suite des jours, Sancie, bien souvent, allait regretter la sécheresse voulue de ses paroles. En fait, elle les regretta aussitôt prononcées parce que à les entendre Renaud avait pâli et que, derrière lui, le vieux Guillaume Pernon, l'ancien maître d'armes de Coucy devenu son écuyer, hochait la tête d'un air malheureux, mais elle ne pouvait les reprendre. La pensée que Renaud ait été surpris dans la chambre de Marguerite, sa marraine qu'elle chérissait elle aussi, lui empoisonnait l'âme. De plus, elle souffrait trop de la souillure que lui avait imposée le sultan, même si Renaud en ignorait les suites. Dans ces conditions, mieux valait qu'il s'éloignât d'elle. Pour un temps au moins ! Elle en avait besoin afin que tout cela s'estompe et lui rende la paix. Seul le cadre sublime de Valcroze, à mi-chemin du ciel et de la terre, saurait peut-être au moins lui apporter la sérénité. Mais ce fut tout de même avec un pénible serrement de cœur qu'elle vit s'éloigner, au galop du cheval, la haute et fière silhouette de celui dont elle portait désormais le nom.
Elle resta peu de temps à Marseille. La turbulente cité du Lacydon venait de subir le siège imposé par Charles d'Anjou, frère du Roi de France et nouveau comte de Provence à qui elle se refusait. Vaincue, elle léchait ses plaies avec une rancœur qui nuisait à son image avenante. Même chez les Bernardines on se lamentait beaucoup et, si l'on était bien obligé de prier pour le nouveau suzerain, c'était du bout des lèvres. Sancie avait besoin d'une atmosphère plus paisible, aussi ne s'attarda-t-elle pas au-delà d'une semaine et partit escortée de deux serviteurs du couvent armés jusqu'aux dents et en compagnie de sa fidèle Honorine qui n'allait pas cesser de grommeler contre les incommodités du chemin.
Pour le vol rapide d'un oiseau, la distance entre Marseille et les profondes gorges du Verdon à l'entrée desquelles se nichait Valcroze n'excédait guère vingt-cinq lieues, mais elle en offrait plus du double à qui voyageait au ras d'un sol magnifique sans doute et jalonné de souvenirs pour la nouvelle mariée, mais sinueux et volontiers accidenté. Encore Sancie l'allongea-t-elle en refusant de passer non loin de la Sainte-Baume, la grotte de Marie-Madeleine - la pécheresse qui aimait le Christ y était venue vivre et mourir dans le dénuement absolu -, sans y faire un pèlerinage. Depuis toujours l'ancienne Sancie de Signes vouait à la Madeleine une dévotion particulière bien qu'elle ne fût pas sa sainte patronne. Mais toutes les femmes de son village d'enfance la partageaient parce qu'elles espéraient de la courtisane si hautement repentie le mariage pour les filles et la fécondité pour celles qui étaient déjà en puissance d'époux. Cette fois, en grimpant le dur chemin à travers la foisonnante forêt de hêtres, d'érables, de tilleuls, de chênes blancs, de pins, de trembles, de sycomores, d'ifs et de cornouillers, puis en escaladant le sentier à chèvres qui esquissait vaguement un escalier jusqu'à mi-hauteur de la paroi verticale de la crête où s'ouvrait la grotte humide, où de l'eau dégouttait toute l'année, Sancie apportait une intention bien différente des précédentes : son corps n'avait-il pas été souillé comme celui de la fille de Magdala venue chercher en ce lieu la couronne de la sainteté ? Aussi venait-elle demander à la Magdaléenne de l'aider à supporter sa honte et la brûlante douleur de son amour pour Renaud.
Elle pria longtemps, fit aumône au minuscule moutier implanté depuis peu au bas de l'épuisante montée et reprit sa route vers sa demeure dont elle était certaine qu'elle la retrouverait en l'état où elle l'avait laissée. Ne l'avait-elle pas confiée à son cousin frère Clément de Salernes, dont la commanderie de Saint-Mayme-de-Trigance était peu éloignée de son domaine ? Car c'était bien à un dignitaire du Temple qu'elle s'en était remise et, même après l'effroyable scène vécue aux Cornes de Hattin, elle n'avait jamais eu l'idée de le regretter parce qu'elle aimait beaucoup frère Clément et qu'elle n'était pas assez sotte pour imaginer un seul instant tous les Chevaliers du Temple bâtis sur le même patron que Roncelin.
Erigé à peu de distance de la cité de Castellane sur une butte d'où l'on découvrait le fantastique paysage d'un couloir tourmenté bordé de falaises couvertes de forêts, au fond duquel se précipitait un inaccessible torrent d'émeraude, le château de Valcroze, en dépit de ses pierres blondes et ocre, offrait l'aspect rébarbatif commun à toutes les forteresses construites dans le courant du XIe siècle. Des tours rondes aux créneaux protégés de hourds en bois, de hautes murailles qui les relient et qu'elles défendent. Pas de donjon mais en haut d'une vaste cour en pente légère - on a aplani pour l'établir, le château épousant la courbe du coteau ! -, un grand logis dont la rudesse s'est accordé la grâce de quelques fenêtres à colonnettes. Pour dégager Valcroze, on a fait reculer la dense forêt habillant les pentes déjà accentuées qui vont bientôt se faire falaises abruptes et tourmentées au-dessus des profondeurs inquiétantes, mystérieuses où s'engouffraient les eaux du Verdon. Le chemin qui y mène requiert des chevaux et des hommes, de bons jarrets mais les petites plantes odorantes telles que le thym, la marjolaine, les lys, les pivoines sauvages grimpent jusqu'au pied du château. Au-delà, les croupes rocheuses s'habillent de plus, de chênes-verts, de bouleaux et d'ormes abritant un gibier nombreux apprécié des habitants d'une région par ailleurs riche en troupeaux de moutons et de chèvres que l'on mène paître sur les plats des hauteurs, à l'écart des vertigineuses failles des gorges. Le petit village se terre dans un coude du torrent. Les lavandières du château y vont battre leur linge car le chemin n'est pas long qui y mène et, à la moindre alerte, les paysans n'auront pas loin à aller pour se mettre à l'abri avec leurs biens, sachant qu'ils trouveront un bon refuge.
Ce pays de Provence dont la beauté grandiose avait de quoi couper le souffle était moins rude à vivre qu'il n'y paraissait et les châtelains de Valcroze pouvaient lutter de faste avec les plus hauts seigneurs, ainsi que le proclamaient les tapis et tentures de la grande salle, les dressoirs chargés de merveilles en argent, en cristal ou en or, les coffres bien ouvrés, les belles armes et tout ce qui attestait la richesse des barons du lieu !
Coincé entre les immenses terres des Templiers dépendant de la grande commanderie de Riou-Lorgues et de Draguignan dont les bastides tenaient le sud des gorges et celles du puissant voisin de Castellane, le domaine de Valcroze n'était pas très grand mais, outre que son maître possédait à Bédarrides, au nord d'Avignon, une belle châtellenie, il passait pour l'un des plus riches seigneurs de Provence parce que, au surplus des troupeaux, des bois, des fermes et des garrigues, on chuchotait que le père du baron Adhémar aurait rapporté de croisade un trésor que son héritier tenait bien caché et dont il usait quand le besoin s'en faisait sentir mais avec modération. Si au château on menait une vie large et généreuse, on n'y jetait pas l'or par les fenêtres.
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