Bien que de taille moyenne, il paraissait soudain immense, le bon père Anselme, et tous le virent avec une sorte de terreur sacrée comme s'il était soudain revêtu de la majesté divine. Un murmure passa sur ceux qui étaient dans la cour et Roncelin de Fos l'entendit. Il sut à sa densité que ses hommes eux-mêmes l'avaient émis et qu'en ce cas il valait peut-être mieux éviter d'aller trop loin. Et rester prudent.

Il recula, grimaçant un vague sourire :

- Qui parle de souiller, mon père ? Je ne voulais que visiter cette chapelle...

- Je ne pense pas qu'elle soit d'un grand intérêt pour toi ! Au nom du Seigneur que voici, sache qu'elle abrite seulement les dépouilles mortelles des maîtres de ces lieux ! A présent libère les gens que tu détiens au mépris de tout droit ! Ils sont ici chez eux...

- Souffrez que je m'attarde encore un peu. J'ai à leur parler.

Roncelin s'inclina profondément, puis rejoignit ses hommes auxquels, du geste, il ordonna de faire rentrer les trois captifs. Lui-même voulut prendre le baron par le bras mais celui-ci se dégagea avec dégoût...

- Que veux-tu encore ?

- Toujours la même chose : savoir où est le contenu du chariot. En outre... il se trouve que j'ai faim et mes chevaliers aussi. Nous allons voir ce que vaut ton hospitalité...

On ramena les prisonniers dans la grande salle où « frère Antonin » prit ses aises sous leur regard outré. Indigné et incrédule en face des visages fermés, menaçants qui ne pouvaient appartenir à des Templiers, à des frères autrement dit, et même si Olivier n'ignorait plus rien de celui que son père, non sans raison, considérait comme son mortel ennemi, il ne parvenait pas à comprendre par quelle magie satanique cet homme que l'âge aurait dû tourner vers Dieu et rendre raisonnable avait pu détourner la totalité de sa commanderie de ce qui faisait l'honneur du Temple : les pures règles de chevalerie, l'extrême courtoisie, la protection des faibles et le souci constant de plaire à Dieu, à Son Divin Fils et à Notre-Dame. Ces hommes avaient la mine de brigands, se comportaient comme tels et voir le grand manteau blanc frappé de la croix rouge s'étaler sur de telles épaules lui donnait envie de vomir...

Le château lui-même manifestait à sa manière sa réprobation. Ainsi il fut impossible de mettre la main sur Barbette ni aucun de ceux de la cuisine, servantes ou marmitons. Tous avaient disparu. Les feux étaient éteints. Il n'y avait que la vieille Honorine. Assise dans l'âtre dont les cendres maculaient le bas de sa robe noire, un chapelet entre ses doigts déformés par les rhumatismes, elle priait et pleurait en silence, les yeux dans le vague. On la tira de là et on la mit dehors.

- Elles ont eu peur et doivent se cacher quelque pari, chuchota Maximin dont l'œil glissant sous les paupières voyait les choses sans avoir l'air de regarder. Il n'est pas d'usage que des hommes de Dieu, des chevaliers se conduisent ainsi...

- Qui es-tu, toi ? interrogea Roncelin.

- Un intendant, dit Renaud.

- Eh bien, il doit savoir où tout pose... Jambons, pain et fromage nous suffiront. Qu'il les apporte ici et donne les clefs du cellier à frère Gontrand ! Il s'y entend à choisir le bon vin ! En même temps il verra s'il n'y a rien de particulier dans les caves !

Il fallut bien en passer par là. Les « Templiers » bâfrèrent à tour de rôle sous l'œil de leur chef installé dans le siège seigneurial au bout de la longue table hâtivement préparée. Assis à l'écart près de la cheminée sans feu, le baron évitait de regarder son fils et ses deux compagnons que l'on avait liés à des piliers. A un moment, Roncelin ordonna à « frère Huon » d'aller leur porter à manger et à boire mais Olivier le cloua sur place :

- Ne bougez ! Nous ne voulons rien ! On ne partage pas le pain et le sel avec des malandrins !

- Vous avez tort, sire Olivier ! Vous allez avoir besoin de forces, vous et vos compagnons...

- Dieu y pourvoira !

- A votre gré ! Holà, l'intendant ! Je sens un peu de frais et cette cheminée devrait être allumée ! Fais-nous donc une bonne flambée. Cela réchauffera tout le monde !

- Voilà qui ne présage rien de bon, fit Hervé entre ses dents. Ce grand besoin de chaleur ne me dit rien qui vaille !

- A moi non plus, mais avec l'aide de Dieu tout est possible...

Cependant la voix de Renaud s'élevait, cinglante, si chargée de haine qu'Olivier hésita à le reconnaître :

- Tu es devenu bien frileux, Roncelin de Fos ! Sans doute veux-tu t'habituer au feu de l'enfer qui t'attend mais qui n'attendra plus longtemps ! Tu n'es qu'un vieillard chenu et le jour est proche du Jugement qui te condamnera !

- N'en sois pas si sûr ! Le Seigneur traitera avec moi de puissance à puissance. Tu ne sais rien de celle que j'ai acquise au cours des ans...

- Non, et je ne tiens pas à savoir. Est-ce que cela t'aide à dormir la nuit, à ne plus entendre la voix terrible qui t'a maudit ?

Devenu blême, Roncelin repoussa son siège qui s'abattit sous lui et faillit se jeter sur Renaud, mais il s'arrêta net et haussa les épaules :

- Attachez-le lui aussi ! ordonna-t-il, et quelques secondes plus tard, le baron était lié solidement à sa cathèdre.

Il n'opposa aucune résistance. A quoi bon ? Les mesures de son ennemi étaient prises et les hommes du château aux mains de ces gens dont, à cause des relations toujours courtoises entretenues avec leurs maisons d'alentour, on ne s'était pas méfié. Il fixait le feu qui flambait dans la cheminée en se demandant lequel des captifs en aurait la primeur. Lui-même pour faire parler Olivier, ou Olivier pour obliger le père à dévoiler la cachette ? Et le vieil homme pria intensément pour qu'on le supplicie lui. Il était si près d'une fin - qu'il désirait d'ailleurs ! -, et Olivier, dans la pleine force de la trentaine, devait avoir l'âme suffisamment trempée pour accepter de le voir souffrir. Mais si c'était Olivier que l'on torturait, Renaud craignait fort de n'avoir pas la force d'assister sans broncher à son supplice. Il était son fils, celui de Sancie, la chair de leurs chairs unies et tout ce qui lui restait à aimer. Alors il pria avec ferveur pour que Dieu lui fasse la grâce de l'appeler à Lui en brisant son cœur avant que ne vienne l'épreuve...

Curieusement, Roncelin ne semblait pas pressé d'y recourir. A demi couché dans le fauteuil seigneurial, il l'avait tourné vers le feu et s'y chauffait, les yeux mi-clos comme un matou repu. Il était seul à présent, ses hommes ayant reçu mission de fouiller le château de fond en comble. L'on pouvait entendre l'écho de leurs fracas et Renaud sentit la douleur l'envahir à nouveau. Non qu'il fût attaché aux biens terrestres, mais Sancie aimait cette demeure. Elle lui avait donné tant de soins, d'amour même pour que les siens s'y sentent bien ! Qu'en resterai-t-il après le passage de ces vandales ? Des larmes glissèrent alors sur sa figure parce qu'il avait l'impression que Sancie mourait une seconde fois...

Cela dura longtemps. Jusqu'à ce que reviennent les fouilleurs visiblement bredouilles.

- Nous n'avons rien trouvé dit celui qui avait l'air d'être le bras droit de Roncelin, un certain frère Didier, mais tout espoir n'est pas perdu : nous avons découvert l'entrée de grands souterrains que l'on est en train d'explorer...

- Oh, je ne perds pas espoir ! Continuez les recherches, mais pas trop longtemps. Inutile de fatiguer nos frères plus qu'il ne faut quand nous avons ici des guides que je ne désespère pas de convaincre d'apporter leur aide à notre entreprise.

- Vous devriez venir voir vous-même, mon frère ! Votre expérience...

- Serait précieuse, je le sais, mais je sais aussi que l'humidité souterraine est néfaste à mes articulations et que je les dois préserver au mieux afin qu'elles puissent servir mon esprit le plus longtemps possible pour la plus grande gloire de notre cause !

- Alors que ne donnez-vous l'ordre de faire parler ceux-là ? On gagnerait du temps et de la peine aussi pour nos frères. Ces souterrains semblent fort complexes et s'étendent peut-être loin !

- Rien ne presse ! Nous avons le temps et quelque chose me souffle que ceux-là, comme vous dites, ne sont pas prêts à se montrer conciliants !

- Et quand le seront-ils ?

Olivier résista à la tentation de lancer un « Jamais ! » aussi provocant que vain, voire nuisible puisqu'il pouvait exciter la fureur de ces gens et les pousser à quelque rapide extrémité. Il se contint donc, attendant ce qu'allait dire ce « Maître Roncelin » dont il ne voyait pas d'où il pouvait tenir sa maîtrise et qui, pour lui, n'était rien de plus qu'un malfaiteur.

- Peut-être demain ! Il me semble qu'une bonne nuit de réflexion pourrait les inciter à plus de sagesse.

- On ne nous met pas à rôtir ? chuchota Hervé. Quelle grandeur d'âme !

- Je n'appellerai pas cela comme ça..., répondit Olivier inquiet pour son père dont il voyait bien que les cordes gênaient la respiration.

Ce qui suivit fut pénible et le confirma dans la conviction que ces gens n'étaient pas de vrais Templiers car, la nuit venant, ils recommencèrent à s'empiffrer. Cette fois sans offrir quoi que ce soit à leurs prisonniers mais, surtout, sans dire aucune des prières dont la Règle faisait obligation aux frères de l'Ordre de jalonner leur journée. On n'alla pas à la chapelle - dans laquelle d'ailleurs le père Anselme s'était barricadé afin d'empêcher toute tentative sacrilège -, on ne dit aucun des nombreux Pater noster d'obligations, pas le plus petit Ave Maria et pas même le moindre Benedicite avant de se jeter sur la nourriture. Olivier cette fois n'y put tenir :

- Honte à vous qui oubliez l'essentiel des Egards ! Pensez-vous qu'en oubliant Dieu, cela L'incitera à oublier aussi ?