DEUX HAINES

Sans avoir l'air de prêter attention au châtelain quasi pétrifié sur son perron, le nouveau venu dirigeait son cheval vers le chariot et ses gardiens.

- Je me doutais bien de ce que vous tramiez quelque vilenie ! dit-il avec un mépris qui déclencha chez les deux hommes un mouvement parfaitement synchrone de porter la main à leur épée. Votre manège n'a pas fait de moi votre dupe : vous avez volé les biens du Temple au profit de votre famille ! Aussi je vous arrête !

Sous l'acier du heaume, une dangereuse lueur verte s'alluma dans les yeux d'Olivier qui acheva son geste de tirer l'épée :

- Nous n'avons rien volé et vous n'avez pas le droit de nous arrêter ! Nous accomplissons une mission à nous confiée par frère Clément de Salernes, Précepteur de Provence et Visiteur de France...

- ... et votre ami ! Ce qui explique tout !

- Cela n'explique rien et vous en avez menti par la gueule ! Qui êtes-vous d'ailleurs pour oser vous mettre à la traverse des desseins d'un haut dignitaire du Temple ?

- Ne jouez pas les imbéciles ! Vous savez très bien qui je suis, frère, Antonin d'Arros, Commandeur de Richerenques...

- C'est faux ! tonna la voix encore puissante du baron Renaud. Cet homme est le pire ennemi du Temple car - sachez-le tous ! - il a brûlé la Vraie Croix et pour ce crime a été maudit par son gardien. Il ne s'appelle pas Antonin d'Arros mais Roncelin de Fos !

Une double exclamation salua cette affirmation que l'accusé ne releva pas. Au sourire de loup qui fendit en deux son visage décoloré par la vieillesse, on eût même dit qu'il y prenait plaisir et, tournant son cheval face à celui qui l'attaquait, il marcha vers lui lentement :

- Tu as encore de bons yeux pour ton âge, Renaud de Courtenay !

- Tu es plus vieux que moi !

- C'est bien possible mais je ne m'en aperçois pas ! Oui, je suis Roncelin de Fos... Maître Roncelin pour une grande partie de l'Ordre où j'ai plus de puissance que tu ne l'imagines. Ceux qui sont avec moi le savent et me sont dévoués. Aussi, que tu le veuilles ou non, nous allons nous emparer de ton fils et de son compagnon...

Le long grincement de la herse qui se baissait lui coupa la parole. Il se retourna et ricana avec un haussement d'épaules :

- Nous n'aurons que la peine de la rouvrir ! Nous sommes une troupe puissante et bien armée et vous êtes combien ? Une poignée aux ordres d'un vieillard sénile...

- Regarde mieux ! gronda Renaud le bras tendu vers les hourds où chaque ouverture montrait un archer prêt à lâcher sa flèche en position de détente. Cette fois, Roncelin éclata de rire. Sur un signe et avec une incroyable rapidité, quatre de ses hommes foncèrent sur Olivier et Renaud et les renversèrent. En un clin d'œil ils se retrouvèrent maîtrisés avec une dague sur la gorge :

- Tirez ! hurla Olivier fou de rage.

- Ne tirez pas ! cria son père en écho.

Les flèches partirent cependant mais les mains tremblèrent peut-être à ceux qui les envoyaient car aucune n'atteignit son but.

- Bande de maladroits ! rugit Olivier.

Renaud étendit une main en s'approchant de lui :

- Paix, mon fils ! Nous ne sommes pas de taille contre ces gens. Que veux-tu, toi, à la fin ? ajouta-t-il en se tournant vers son ennemi.

- Je te l'ai dit : m'emparer de ces deux-là et les châtier comme ils le méritent. Mais d'abord voir ce que contient au juste ce chariot !

Avec la tranquille impudence de qui se sait le plus fort, il mit pied à terre, rejoignit le véhicule resté au milieu de la cour avec Pons Anicet figé sur son siège. Quelques-uns de ses « chevaliers » avaient déjà pris possession des points stratégiques, comme la forge ou l'armurerie, en y faisant rentrer de force ceux qui y travaillaient. D'autres sortaient l'énorme caisse remplaçant le faux cercueil. En un clin d'œil elle fut ouverte, révélant ce qu'elle contenait : des parpaings enveloppés de laine. D'un geste impérieux le Templier félon fit amener devant lui les deux captifs :

- Etrange, non ? fit-il d'une voix doucereuse. Qu'avez-vous donc fait de ce pauvre frère de Fenestrel que vous révériez tant que vous ne le quittiez de jour ni de nuit ? Je crains fort qu'il n'ait existé que dans la brillante imagination de Clément de Salernes et qu'en fait de cadavre, il devait y avoir là-dedans des objets beaucoup plus précieux. D'ailleurs, ce n'est plus le même coffre. Qu'en avez-vous fait ?

- Que fait-on d'un cercueil ? ironisa Hervé. On l'enterre et c'est ce que nous avons fait... à Gréoux comme nous l'avions dit.

La gifle, assenée au gantelet, entama sa joue et fit couler le sang :

- Vous mentez ! Vous n'êtes jamais allés à Gréoux ! Venez ici, frère Huon, et expliquez à ces deux voleurs ce qu'ils ont fait.

Le jeune homme s'avança en tremblant visiblement et ses yeux fichés en terre ne regardaient personne. Il n'évita cependant pas le crachat que lui envoya Olivier, révulsé de dégoût.

- Ainsi tu n'étais qu'un espion, misérable ? Et la comédie que tu nous as jouée était écrite par ton maître ?

- Je... je n'avais pas le choix... je...

- Ça suffit ! coupa Roncelin. Bien sûr, il m'a obéi ! Quand il vous a faussé compagnie, il a d'abord rejoint Manosque où il a trouvé ce que j'avais envoyé préparer pour lui : une mule solide et une coule de moine grâce auxquelles il a pu vous suivre de loin en laissant sur son passage les marques que j'avais ordonnées. Quand vous êtes arrivés ici il m'a rejoint là où nous nous trouvions car, pour tout vous dire, nous nous sommes mis en route deux jours après vous. C'était suffisant étant donné la lenteur obligatoire de votre allure... A présent, vous allez m'avouer ce que vous transportiez et où vous l'avez mis.

- Il s'agit d'un secret qui ne nous appartient pas, répondit Olivier. Il est celui du Temple et nous sommes protégés par l'ordre que m'a remis frère Clément et le bref papal qui y était joint. Nous ne devons de comptes qu'à lui et à Sa Sainteté Clément V.

- Un bref papal ? Que ne le disiez-vous ? Comme c'est intéressant ! Et peut-on savoir où il est ?

- Dans la poche qui est à l'intérieur de ma cotte d'armes. Dites à vos gens de me lâcher !

- C'est bien inutile. Fouille-le, Huon ! Allons ! Vite !

Visiblement terrifié par la crainte de se faire encore cracher dessus, l'interpellé s'exécuta et n'eut aucune peine à trouver les parchemins qu'il tendit au Commandeur. Cette fois, Olivier se contenta d'un sourire de mépris :

- Un Templier, ça ?

- On peut même se demander s'il y en a un seul vrai dans cette joyeuse bande, renchérit Hervé.

- Ils sont peut-être les seuls vrais du Temple parce qu'ils connaissent la Vérité ! fit Roncelin, sentencieux.

Ce qui lui attira la réponse indignée de Renaud :

- Celle qui renie le Christ, honnit le Crucifix et le foule aux pieds ? Et c'est ça que vous appelez la Vérité ? Ce dont vous avez fait votre diabolique évangile vous mènera à votre perte ! Le malheur est que l'Ordre entier sombrera avec vous...

- Vous m'horripilez avec cette vieille histoire, grinça l'autre et je ferais aussi bien de vous tuer pour n'en entendre plus parler !

- Ne te gêne pas, brigand ! Tue-moi, tu me rendras service. Je pourrai alors rejoindre ma douce épouse sans charger mon âme du mortel péché de suicide !

- La dame de Valcroze est morte ?... Oh, c'est vrai ajouta-t-il en se frappant le front. Frère Huon m'a dit qu'à l'arrivée de vos deux larrons les bannières étaient en berne sur les tours ! A cause de cela, je suppose ?

- Nous l'avons mise au tombeau hier...

- Qu'avez-vous besoin de lui répondre, mon père ! s'écria Olivier. Sommez-le plutôt de se retirer avec ces prétendus chevaliers qui sont en train de s'emparer du château !

En effet, les hommes du soi-disant frère Antonin, profitant de la surprise créée non par leur arrivée mais par leur soudaine attitude agressive, avaient neutralisé sans grande peine les serviteurs et les quelques soldats composant une défense que la paix dont jouissait la région depuis des années justifiait à peine. Certains ayant tenté de résister avaient été tués sans hésiter et leurs cadavres, jetés à bas des murailles, gisaient à présent au milieu de la cour. Dans les liens dont on les avait chargés, Olivier et Hervé ne pouvaient qu'assister impuissants et la rage au cœur. Roncelin de Fos se tourna vers eux :

- Et je ne le rendrai... peut-être que lorsque j'aurai ce que je veux ! Ainsi votre mère vient d'être ensevelie ? Dans la chapelle que voici, je suppose ? Et peut-être en avez-vous profité pour enfouir en même temps et sans doute au même endroit, ce mystérieux chargement que j'imagine fort précieux ?

- Vous imaginez mal, fulmina Olivier, en nous croyant assez vils pour utiliser notre douleur...

- Il faut voir...

- Laissez ma mère reposer, démon ! cria Olivier en le voyant se diriger vers la chapelle, sans qu'il accorde d'ailleurs la moindre attention à sa protestation.

- Calme-toi, je t'en conjure ! souffla Hervé, inquiet de voir son ami, toujours si calme, si froid même, dans un tel état de rage. Cet homme est un monstre et ta colère inutile ajoute à son plaisir...

- Dieu Tout-Puissant, entends-moi ! hurla le fils de Sancie. Empêche ce misérable de profaner nos tombes !

- Il a entendu ! fit en réponse une voix grave...

Au seuil de la chapelle, le père Anselme venait de se dresser, élevant à deux mains une grande hostie dont un rayon de soleil exalta la pure blancheur :

- Vade rétro, Satanas ! tonna-t-il. Arrière, fils d'iniquité ! Démon incarné ! Tu ne souilleras pas ce lieu saint de ta personne infâme !