- Sans ta mère bien-aimée, j'en doute ! Elle était ma force et ma joie d'exister. Tu ne peux pas savoir à quel point je l'aimais ! Depuis le jour où je l'ai connue, je crois... même si j'ai perdu de longues années avant de m'en apercevoir.

- Vous étiez heureux ensemble. Vous en souvenir vous aidera à vivre... et aussi peut-être cette charge que vous venez d'accepter ! Vous êtes désormais le gardien du plus grand trésor du Temple. Grâce à vous et quoi qu'il arrive, il sera sauvé.

- De quoi ? Le sais-tu seulement ? Sais-tu pourquoi nous avons tremblé - elle plus que moi encore ! - depuis que tu as dit ton désir d'entrer au Temple ?

- Vous eussiez préféré me voir prendre femme et vous continuer dans nos descendants. C'est bien normal !

- Non. C'eût été de l’égoïsme et nous aurions accepté ton choix d'un cœur serein si nous n'étions certains qu'en devenant membre de l'Ordre, tu courais à ta perte ! Comme le Temple lui-même d'ailleurs !

Olivier fronça le sourcil, creusant un pli profond à la base du nez :

- Le Temple détruit ? C'est impossible, voyons ! Il s'étend sur l'ensemble de l'Occident, dispose de plus de chevaliers que le Roi lui-même, plus de richesses aussi et d'innombrables place fortifiées !...

- C'est peut-être ce qui causera sa perte. Ecoute à présent ce que ta mère et moi ne t'avons jamais raconté...

Et Renaud retraça pour son fils le dramatique épisode qu'ils avaient vécu, lui et Sancie, auprès des Cornes de Hattin, comment il avait été contraint de livrer la Vraie Croix à Roncelin de Fos, ce que celui-ci en avait fait, l'anathème lancé par l'ermite et ce qui s'en était suivi, mais en taisant ce que la jeune dame de Valcroze avait subi aux mains du malik d'Alep.

- Les temps sont venus, dit-il en conclusion. Le Temple n'étant plus en Terre Sainte n'a plus de raison d'exister et le Roi qui règne sur la France possède un regard immobile dont les paupières ne cillent pas et dont on dit qu'il ne les ferme jamais.

- Pourquoi ne m'avoir jamais raconté celte affreuse histoire ?

- Cela aurait-il changé quelque chose à ta décision ?

- Non. Je ne regrette rien et je suis prêt à me battre jusqu'au bout pour le manteau que je porte parce que j'aime le Temple et même le vénère d'une certaine façon...

Quittant soudain le ton méditatif pour plus de vigueur, il demanda :

- Avez-vous déjà raconté cette histoire à quelqu'un d'autre ?

- Frère Clément l'a entendue avant ton engagement. Je voulais... j'espérais qu'il te découragerait de suivre une voie si dangereuse ! Il s'y est refusé, bien entendu, comme il eût refusé pour lui-même. Peut-être ne m'a-t-il pas cru ?

- Je jurerais qu'il vous a cru si j'avais le droit de jurer. Et même, je me demande s'il ne faut pas chercher dans votre confidence la raison profonde de cette mission que rien, en apparence du moins, ne justifie sinon le désir d'enfouir l'Arche sainte le plus loin possible du domaine royal !

- Que t'a-t-il dit ?

- A peu près ce que je viens de vous répéter, et aussi qu'il ne fait aucun doute pour lui que Philippe le Bel ne nous aime pas. En admettant d'ailleurs qu'il y ait quelques raisons.

- Il t'en a donné ?

- Oui, bien que nous n'ignorions pas grand-chose de ce qui se passe en ce moment. Les relations entre frèreJacques de Molay notre Grand Maître et le Roi ne sont pas des meilleures bien que frère Jacques eût été parrain du prince Louis, l'héritier du royaume quand la chevalerie lui a été conférée. Outre la croisade que notre Maître ne cesse de réclamer, il a refusé au Roi comme au Pape la fusion avec les Hospitaliers que ceux-ci souhaitaient d'autant plus qu'ils se sont lancés à la conquête de l'île de Rhodes afin de s'y établir.

- Ce n'est pas une si mauvaise idée, hasarda le baron. J'ai ouï dire qu'à Chypre les deux ordres rivaux auraient tendance à devenir encombrants…

Olivier eut un geste balayant la remarque avec une certaine forme de dédain :

- C'est leur affaire ! Leur Grand Maître, Foulque de Villaret, se tourne résolument vers la mer et fait construire des galères. Peut-être parce qu'en Occident les biens de l’Hôpital sont beaucoup moins importants que les nôtres. En Méditerranée d'ailleurs nous tenons déjà l'île de Majorca.

Renaud qui observait son fils avec une attention plus aiguë fronça les sourcils :

- Sais-tu ce que le vulgaire reproche le plus au Temple ? C'est son orgueil. On dirait que tu en as une bonne part !

- Nous sommes tous ainsi quand il s'agit de l'Ordre, répondit Olivier qui cependant rougissait. Nous l'aimons trop pour n'en être pas fiers. Nous fondre avec les Hospitaliers ne plairait à aucun de nous.

- Ce n'est pas à moi de juger du bien-fondé de votre politique, mais si c'est là ce qui sépare votre Grand Maître du Roi, c'est assez peu de chose...

- Non. Ce n'est pas tout. La dernière fois que frère Jacques est venu en France il a appris que le Trésorier de Paris frère Jean du Tour avait consenti à Philippe IV un prêt d'argent important. Ce qu'il n'avait pas le droit de faire. Aussi le Roi a-t-il été contraint de rendre ce qu'on lui avait avancé.

- Je croyais que vous aviez en dépôt le trésor royal ?

- Certes, mais le Roi a souvent pour sa politique de grands besoins de finances et nous n'avons pas à en tenir compte. Il nous est au surplus redevable de lui avoir sauvé la vie l'an passé. Il joue assez souvent avec le taux des monnaies et, alors qu'il se promenait dans Paris comme il aime à le faire, une émeute s'est soulevée contre lui. Il aurait peut-être été tué si le Temple ne lui avait ouvert ses portes. Il est resté chez nous deux jours, tel un sanglier acculé par les chasseurs. J'y étais et je l'ai bien vu...

Renaud se leva brusquement et saisit son fils aux épaules :

- Deux jours ? Vous l'avez gardé deux jours ? Votre enclos était-il alors vide de tous ses hommes d'armes ?

- Non, mais...

- Vous êtes fous, ma parole ! Pendant deux jours voir, avez permis au Roi d'apprécier votre force inutile au lieu de le ramener sur-le-champ au palais de la Cité, solidement encadré par vos lances et vos épées ? Un souverain aussi redoutable que lui ? Votre orgueil a trouvé son compte, je pense, au spectacle de son humiliation ?

- N 'était-il pas bon qu'il mesure au plus exactement la puissance de l'Ordre ? Nous ne dépendons pas de lui. Seul, le Pape...

- Fous ! Vraiment fous ! gémit Renaud en se laissant retomber sur son siège, la tête enfouie dans ses mains. Frère Clément a toutes raisons de mettre à l'abri ce que le Temple possède de plus précieux, car vous êtes perdus ! Le vieux gardien de la Vraie Croix voyait juste. Jamais le Roi ne vous pardonnera !

Un peu interloqué d'abord, Olivier s'agenouilla devant son père afin d'écarter ses mains et de chercher son regard :

- Père, je vous supplie, n'attachez pas trop de prix à cette vieille prédiction ! Je ne nie pas que frère Clément agisse pour le mieux en prenant certaines précautions, mais Philippe ne peut rien contre nous. Songez que nous pouvons lever très vite une armée de soixante-dix mille hommes au moins, alors qu'il ne dispose pas du tiers...

- S'il le sait, c'est encore pire ! Je t'en conjure, mon fils, reste ici avec ton ami d'Aulnay ! Vous n'êtes pas à ce point indispensables que votre retour présente une telle urgence. Prenez un peu de temps afin de voir !

- Non, mon père, c'est impossible, vous n'ignorez pas. Nous devons repartir. Frère Clément doit être anxieux de savoir si nous avons mené à bien notre mission. En outre, nous lui sommes chers ! S'il pressentait un danger immédiat, je crois qu'il nous eût indiqué de rejoindre la Maison provinciale du Ruou pour y attendre d'autres ordres ou peut-être même sa venue. Quant à nous, il y va de l'honneur ! Que feriez-vous à ma place ?

Renaud leva sur son fils son regard noir qui semblait tout à coup plus sombre encore mais où montaient des larmes...

- Tu as raison, soupira-t-il. Pardonne-moi ce qui peut te sembler un appel à la désertion ! Ce dont nous sommes l'un et l'autre incapables... Mais je suis vieux et je n'ai plus que toi !

Il se remit debout avec effort et embrassa Olivier :

- Va dormir, à présent ! Je suis fier de t'avoir pour fils...

Dans le courant de la matinée du lendemain, les chevaliers et leur sergent se disposaient à partir tandis que, du perron, le baron Renaud, appuyé sur une canne, observait leurs préparatifs. Anicet avait repris sa place sur le chariot et les deux amis venaient de se remettre en selle quand, du haut de la tour d'entrée, le guetteur annonça qu'une troupe de cavaliers montait vers le château puis, quand il les vit mieux :

- Chevaliers du Temple ! cria-t-il.

Tous s'immobilisèrent. La herse était levée et le vantail ouvert. Un instant le cœur de Renaud battit au rythme d'une espérance : si c'était frère Clément ? Il s'apprêtait à descendre à sa rencontre quand, en rang parfait, deux à deux, les Templiers débouchèrent dans la cour. A leur tête allait leur chef, un commandeur que Renaud et Hervé virent arriver avec un étonnement qui n'était pas exempt d'inquiétude : c'était le Commandeur de Richerenques, Antonin d'Arros. Que venait-il faire à Valcroze ?

- Regarde juste derrière lui ! fit Hervé. N'est-ce pas ce petit serpent d'Huon de Mana ?

Olivier ne répondit pas. Il regardait son père qui, le visage soudain crispé, remontait les marches du perron où il s'immobilisa, blanc de colère parce que, pour lui, le vieux Templier qui s'avançait, le poing à la hanche et un mauvais sourire sur sa bouche fripée ne s'appelait pas Antonin d'Arros...

CHAPITRE III