Un silence se fit où Olivier eut l'impression qu'Agnès se repliait sur elle-même comme pour rassembler ses forces avant de frapper. Puis elle siffla :

- Jamais, vous entendez ! Jamais je ne vous pardonnerai ! Soyez maudit !

Elle tourna les talons pour s'enfuir en courant vers le logis seigneurial, le vent de l'orage qui revenait gonflant sa cape comme une voile sinistre. A cet instant, un violent coup de tonnerre éclata cependant que le ciel se zébrait d'un éclair fulgurant. Presque aussitôt le nuage creva au-dessus du château et une véritable trombe d'eau se déversa. Renaud courut se réfugier dans la chapelle comme il en avait eu l'intention avant de rencontrer Agnès et la paix lui revint sitôt qu'il se fut agenouillé près de la dalle couverte de fleurs encore fraîches sous laquelle reposait sa mère. Il y plongea son visage ainsi qu'il le faisait jadis dans les plis de sa robe et écouta se calmer les battements de son cœur...

Lorsque la pluie cessa, il retourna dormir...

Le château se vida le lendemain et Olivier ne revit pas l’épouse de Jean d'Esparron. Laissant à son père le devoir mondain des adieux, il accomplissait dans la chapelle avec Hervé les obligations religieuses rituelles d'une matinée templière, mais ce fut avec un vrai soulagement qu'en sortant il vit que, sous le soleil revenu, Valcroze retournait avec sérénité à ses occupations quotidiennes. Le temps était venu de donner un lieu de repos définitif - du moins on pouvait le supposer - à ce qui était peut-être le plus grand trésor de l'humanité : les Tables de la Loi gravées par le doigt brûlant de Dieu.

Chacun étant conscient de l'importance de ce qui allait suivre, le repas de la méridienne fut silencieux. Seulement après que l'on eut dit les grâces le baron Renaud et Maximin prirent des lanternes à huile et une provision de torches qu'ils répartirent entre Olivier et Hervé. Le premier n'en était pas à sa première descente dans les entrailles du château mais Hervé, lui, se sentait frémir d'impatience au seuil de cet inconnu nouveau qu'il allait découvrir : comme son ami et plus que lui peut-être, il avait le goût des énigmes, du sens caché des choses. Il était attiré par le mystère. Son esprit vif et sa culture lui avaient permis l'accession à certains secrets du Temple, comme sa cryptographie spéciale et l'étrange code de signes particuliers que les sages de l'Ordre avaient conçus afin que les âges à venir pussent les lire au premier coup d'œil. De quelle sorte, par exemple, étaient les caches de telle ou telle commanderie ; comment y accéder et ce qu'elles pouvaient receler. Une connaissance qui n'était pas donnée, bien entendu, à tous les autres. Ceux surtout dont les facultés intellectuelles étaient insuffisamment développées. Aussi piaffait-il littéralement :

- Frère Olivier m'a appris, sire baron, qu'il existe chez vous et sous nos pieds de nombreux et vastes souterrains ?

- C'est exact, mais ce n'est pas sous nos pieds qu'est le plus intéressant.

- Dans la chapelle peut-être ? Il n'est pas rare qu'elle couvre une crypte...

- Il y a un souterrain, en effet, qui rejoint celui qui émerge dans les cuisines et que beaucoup au village connaissent. Ceux qui en ont appris l'existence par leurs pères venus s'y réfugier quand le tocsin annonçait des bandes sarrasines. Leur avantage dans ce cas était les failles dans le rocher permettant l'aération, une nappe d'eau souterraine et la possibilité de rejoindre deux chapelles des environs. Mais ce que je vais vous montrer est le vrai secret du château. Même toi, mon fils, tu ne le connais pas encore. Veuillez me suivre !

Flanqué des trois hommes, il quitta la salle d'honneur et se dirigea vers la vis de pierre de l'escalier, mais au lieu de descendre en direction des caves comme chacun s'y attendait, il se mit à la remonter. Et quand on fut à l'étage, il prit l'étroit couloir sombre sur lequel ouvraient des salles d'habitation, le suivit jusqu'au bout : une porte basse qu'il ouvrit révéla une pièce ronde, assez désordonnée, qui ressemblait à la fois à la « librairie » d'un monastère et à un cabinet d'alchimiste, car au milieu de livres poussiéreux plus ou moins bien rangés sur des planches fixées au mur, il y avait, sur une table de pierre, un assortiment de cornues, de flacons, de pots et, sous le haut capuchon d'une cheminée sans feu, un petit réchaud qui se rouillait doucement.

- Nous sommes ici, dit le baron Renaud, dans ce qui était le cabinet d'alchimie du baron Adhémar de Valcroze, le premier et si remarquable époux de ta mère, Olivier. Ce que tu n'ignores pas et d'ailleurs tu connais cet endroit.

- Je n'ignore pas non plus qu'il s'adonnait à des sciences occultes, qu'il savait se servir des plantes et soigner bien des maux. Pas plus que sa réputation, ajouta-t-il avec un demi-sourire. On disait que, s'il était aussi riche, c’est qu'il savait changer les vils métaux en or. Cela m'amusait en m'émerveillant un peu quand j'étais enfant parce que je n'avais pas le droit d'entrer ici où le père Anselme, notre chapelain, s'essayait à retrouver les secrets du baron Adhémar.

- Il y a vite renoncé bien qu'il vienne parfois consulter ces livres pour lesquels je ne me suis jamais senti d'attirance.

- Veuillez me pardonner, sire Renaud, intervint Hervé qui commençait à farfouiller dans les volumes, mais je vois là des ouvrages d'une grande valeur…

- C'est bien possible. L'intérêt réel de cette salle ne réside ni dans ces vieux livres ni dans ce fatras scientifique. Je dois vous dire d'abord que l'on n'accède à cette tour que par l'étage. Le rez-de-chaussée abrite le fruitier et les réserves de nourriture. Il n'y a aucune communication. En revanche, il y a ceci…

Entrant dans la cheminée après avoir pris un balai qui se trouvait dans un renfoncement, il écarta sur un large passage les cendres qui encombraient le foyer, puis leva un bras, actionna quelque chose que l'on ne vit pas parce que le manteau le cachait et le fond de pierre s'écarta en grinçant horriblement, découvrant un boyau obscur.

- Allumez les torches ! ordonna-t-il et il fut obéi avec un silence et une rapidité qui en disaient long sur l'attente et l'émotion de ses compagnons. Sauf Maximin qui devait être au courant. Ce qui amena un léger reproche d'Olivier :

- Pourquoi ne m'avez-vous jamais montré cette cache, père ?

- Tu étais trop jeune. Ensuite tu t'es fait Templier et nous n'avions pas envie, ta mère et moi, de laisser au Temple le vrai secret de ce château : il était celui du baron Adhémar.

- On dirait que Maximin le connaît, lui ?

- Tu ne dois pas en prendre ombrage. Il l'a connu avant nous. Dans sa jeunesse, le vieux baron de Valcroze lui accordait confiance pleine et entière. Tu n'as rien contre lui ?

- Bien au contraire, et je lui demande excuse si ma question a pu l'offenser.

Le sourire de l'intendant lui montra qu'on ne lui en tenait pas rigueur. Les torches flambaient à présent. Renaud en prit une et pénétra dans le passage, un couloir taillé dans le roc de main d'homme qui, après quelques pas, s'élargissait en une sorte de galerie naturelle creusée sans doute par les eaux durant des millénaires. Et cette galerie était tout le contraire des souterrains habituels. Au lieu de s'enfoncer dans la terre, elle montait. Pas longtemps d'ailleurs. Au bout d'une quinzaine de toises, elle débouchait dans une grotte dont l'aspect arracha un cri de surprise aux deux Templiers : elle contenait un véritable trésor. Assez bizarrement composé : on y voyait des objets et des monnaies de diverses époques : romains, sarrasins et médiévaux, et c'étaient souvent des bijoux ou des pierres non montées.

- Voilà qui est incroyable ! articula Hervé d'Aulnay. D'où tout cela peut-il venir ?

Le baron Renaud expliqua :

- Nous sommes ici près du sommet qui domine le château. Les anciens Romains y avaient élevé jadis un temple à Jupiter, dieu de l'orage, du tonnerre et des éclairs dont cette région est prodigue. Les prêtres qui le desservaient avaient trouvé cette caverne pour y dissimuler leurs richesses. Vous voyez là des marches taillées dans le roc et qui ne mènent nulle part. Elles sont le reste de l'escalier rejoignant les entrailles du temple. C'est le baron Adhémar qui l'a comblé comme, dans ce qui subsistait des ruines, il a fait disparaître l'entrée en la recouvrant de terre et de buissons épineux. Le hasard lui avait permis dans son adolescence de découvrir cette cache et la galerie qui débouchait dans une petite faille à flanc de montagne. C’est lui qui a construit la tour de façon qu'elle dissimule l'entrée du boyau qu'il a lui-même creusé. C'était un homme de grand savoir, de grande curiosité et doué d'une force sinon prodigieuse, du moins dépassant largement la moyenne. Il a donc fait de cette salle son trésor augmenté de certains biens abandonnés par les pillards sarrasins... et dont je ne saurais vous dire comment il se les est procurés. Je dois à sa mémoire silence et retenue... même si ta mère, mon fils, m'a confié quelques détails...

Il se mit alors à toussoter comme si des poussières lui étaient entrées dans la gorge, ce qui coupa court aux questions. Quand il se calma, ses compagnons comprirent qu'il valait mieux changer de sujet et Olivier demanda :

- Frère Clément est-il au fait de cette histoire ?

- Bien entendu. Quand ta mère a quitté Valcroze pour rejoindre à Damiette la reine Marguerite, elle lui a révélé les secrets de la maison avant de lui confier la gestion de ses biens. C'est pourquoi, en toute connaissance de cause, il a fait choix de ce château pour y cacher ce que vous avez apporté...

- Sire, mon père, je comprends mal ! Nous devons placer l'Arche au milieu de richesses dont la provenance est pour certaines sinon suspectes, du moins...