- Et la vieille ? Elle vit toujours ?
- Ceux du village sont montés là-haut à la nuit. Ils l'ont tuée et ont brûlé sa cabane...
Avec un hochement de tête, Olivier se releva, gardant les yeux fixés sur sa mère mais cette fois sans larmes. Le jour de son entrée au Temple, il avait dû jurer de ne plus jamais « baiser femmes, fille, mère ou sœur », mais tout son être se révoltait à la pensée de se séparer d'elle à jamais sans l'embrasser une dernière fois. Dieu qui lui avait permis de la revoir ne lui refuserait pas Son pardon ! Se penchant, il posa tendrement ses lèvres sur le front, la joue si froide et les mains si belles, retenant le crucifix posé sur sa poitrine. Puis, se retournant brusquement, il s'enfuit vers la chapelle pour s'y effondrer sur les dalles de tout son long et les bras en croix. Seule la prière pouvait l'aider à surmonter la tempête qui le dévastait...
Un long moment plus tard, Hervé le trouva à la même place. Il n'aurait jamais imaginé qu'un jour Courtenay pût lui inspirer de la pitié : c'était un sentiment qui lui allait mal et que, d'ailleurs, son intransigeante fierté n'accepterait pas. Il fallait que le coup eût été rude pour le jeter ainsi, pantelant, devant l'autel de Dieu. Mais cette douleur, il la lui envia, lui dont la mère était morte en lui donnant le jour. Elle se mesurait à l'aune d'un infini d'heures de bonheur et de vie heureuse. Pourtant il fallait l'empêcher de s'y complaire.
Il commença par une brève prière puis, se penchant sur le long corps étendu, il le saisit aux épaules d'une poigne de fer pour l'obliger à se relever :
- Assez pleuré ! fit-il rudement. Tu dois te reprendre : nous avons à faire !
Olivier eut à peine l'air de l'entendre :
- C'était ma mère, Aulnay ! Je l'aimais tant !
- Pourquoi le passé ? Tu ne l'aimes plus ?
- Oh si ! Plus que jamais...
- Et cet amour-là ne te quittera jamais ! Tu as de la chance !
- Peut-être, car il m'a gardé de la femme et continuera à m'en garder. Elle restera la seule que j'aurai aimée.
- Tu oublies Notre Dame, Marie, reine du Temple où tu as voué ta vie. Elle saura adoucir ta peine et tu devrais songer davantage à ton père !
- Tu as raison ! Il va rester seul... avec la charge que nous lui apportons... Dieu me pardonne ! J'avais oublié ce que nous sommes venus faire ici ! Où est le chariot ?
- Dans une espèce de grange où vous gardez la laine des moutons. Elle est aux trois quarts vide et ferme bien avec une clef que le baron Renaud m'a donnée. Naturellement, nous n'y toucherons pas avant la fin des funérailles. Il y a beaucoup trop de monde en ce moment...
La nuit était venue, une de ces belles nuits de printemps qui, sur la Provence, annoncent celles, intenses, de l'été. Les visiteurs du jour rentraient chez eux. Le château se referma sur la dernière garde. Olivier qui avait l'intention de veiller sa mère jusqu'au matin voulut obliger son père à prendre quelque nourriture et aussi un peu de repos.
- Je suis certain que vous n'avez pas dormi depuis l'accident, affirma-t-il. Vous êtes las et il ne faut pas continuer à vous affaiblir. Demain la journée sera dure !
Renaud accepta de partager le repas que l'on prit dans la vaste cuisine, comme pour les retours de chasse, devant l'âtre immense où un mouton rôtissait auprès d'une marmite pansue mijotant un ragoût d'oison fleurant bon les herbes de la montagne. C'était le domaine de Barbette, la femme de Maximin. Elle y régnait sur un univers de pots, de jattes, de terrines, de jambons pendus à la voûte par des crochets de fer à côté de chapelets d'oignons, d'aulx, de petits piments... Elle y faisait aussi régner la terreur dans sa petite escouade de filles de cuisine et d'apprentis, mais jamais un misérable ne passait à portée de sa charité sans recevoir d'elle de quoi apaiser sa faim pour plusieurs jours ; et quand sa « dame Sancie » qu'elle vénérait partait pour l'une de ses tournées charitables dont la dernière lui avait coûté la vie, Barbette savait toujours ce qu'il convenait d'emporter, faisant avec sa maîtresse assaut de générosité et de compassion. Sa mort l'avait bouleversée mais, bien qu'elle ne soit plus de première jeunesse elle non plus, elle secouait son chagrin en l'honneur des invités dont l'estomac et les forces dépendaient d'elle, et dans un château de cette importance il y en avait pas mal ! Aussi les cuisines fonctionnaient-elles comme d'habitude. Davantage encore, car il fallait préparer le repas traditionnellement offert à ceux, grands ou petits, qui allaient venir pour l'enterrement.
Elle fut heureuse, soulagée aussi, de voir Renaud venir prendre sa part du souper, même si c'était moins pour une cuisine qu'elle espérait irrésistible que pour la joie de s'attabler avec son fils. Une vraie bénédiction du Ciel que celui-là fût revenu juste à temps pour soutenir son père dans l'épreuve ! Barbette avait ressenti une pointe d'espérance quand elle avait remarqué sa cotte frappée de l'écu familial et non plus de la rouge croix du Temple qu'elle détestait cordialement depuis que « le petit » avait choisi d'y entrer. Etait-il pensable que l'unique enfant d'une si noble maison la condamne à l'extinction, ses père et mère au chagrin d'être à jamais séparés de lui, de ne jamais tenir leurs petits-enfants dans leurs bras, et la mesnie entière à se savoir vouée à grossir les immenses biens et possessions d'un Ordre qui, selon sa logique à elle, n'avait plus guère de raison d'exister puisqu'ils étaient tous rentrés ayant perdu ce pour quoi ils avaient été créés : défendre et assister les pèlerins sur les chemins de Terre Sainte et protéger le tombeau du Divin Seigneur ! Ces pensées rongeaient la solide Barbette et, un instant, elle avait cru que la bonne Vierge et les saints de sa connaissance à qui elle avait confié le problème venaient de l'exaucer. Hélas, cela n'avait pas duré ! Quand il était venu lui dire bonjour, elle avait voulu se jeter à son cou pour l'embrasser comme elle en avait eu l'habitude jusqu'à ce qu'il s'en aille, mais il l'avait repoussée doucement :
- Tu sais bien, Barbette, qu'un Templier n'a pas le droit de donner un baiser à une femme !
- Un Templier, oui, ça je le sais... mais vous ne l'êtes plus puisque vous n'avez plus votre grande coule blanche et rouge ?
- Oh si, je le suis toujours ! Mais pour des raisons graves que je n'ai pas le droit de t'expliquer, j'ai dû l'ôter afin d'arriver ici le plus discrètement possible...
- Ah !
La déception fut à la mesure de l'espérance et Barbette ne put en retenir l'amertume ressentie :
- Qu'est-ce qu'ils ont de plus que nous, ces fiers seigneurs au manteau blanc pour que vous ayez abandonné pour eux famille, maison, terres et ce que vous avait donné la bonté de Dieu ?
- Rien, et c'est pour Dieu justement que je vous ai quittés. Pour le servir au soleil des batailles !
- Mais il n'y aura plus de batailles puisqu'il n'y a plus de Terre Sainte ! Alors, en dehors du commerce d'argent, vous allez servir à quoi ?
- A beaucoup de choses. Tu veux un exemple : ces belles églises, ces belles cathédrales que l'on construit un peu partout, c'est l'argent du Temple qui en paie les travaux, les maîtres d'œuvre et les compagnons qui apprennent chez eux l'art de bien faire.
- Vous allez devenir maçon... ou charpentier ? fit-elle, l'œil noir.
- Tu sais bien que non... Mais j'en connais certains et j'admire leur art.
- Vous en connaissez ? D'où ça ?
- Quand il était écuyer de Monseigneur d'Artois, mon père était ami avec Pierre de Montreuil alors qu'il bâtissait la Sainte Chapelle pour le Roi Louis, dans son palais. Il est mort à présent et j'ai rencontré ses fils et petits-fils.
Mais Barbette ne voulait pas rendre les armes :
- Grand bien vous fasse ! D'abord, pourquoi êtes-vous à Paris ? Comme s'il n'y avait pas assez de templeries par ici ! Au moins, on vous verrait de temps en temps !
- Sois tranquille, je reviendrai ! Avec frère Clément quand il rentrera... et s'il veut de moi ! Je ne me sens pas très à mon aise non plus là-haut. C'est comme si... leur soleil n'était pas le nôtre.
Si le baron Renaud accepta de partager le souper de son fils et de frère Hervé qu'il connaissait depuis longtemps parce qu'il était le neveu de son vieil ami Guillain d'Aulnay, il refusa tout net de se retirer dans sa chambre afin d'y prendre un peu de repos tandis qu'Olivier et son camarade veilleraient auprès du corps.
- Tu ne m'empêcheras pas de passer auprès de mon épouse bien-aimée sa dernière nuit sur la terre ! déclara-t-il. Demain je ne pourrais plus voir son visage, toucher sa main...
C'était sans discussion possible. Tout ce qu'Olivier obtint de son père fut qu'il accepte la cathèdre que l'on disposa à la tête du lit de parade, mais il en rejeta les coussins comme trop propices au sommeil. Et il resta là, bien droit contre le dossier, roide, les mains nouées sur un chapelet, sa tête, dont les cheveux blancs faisaient plus brun son teint de « Sarrasin », tournée vers le profil immobile que nimbait la lumière mouvante des cierges...
Au jour levant, le corps de Sancie fut placé dans la bière de chêne blanc confectionnée pour lui et porté à visage découvert dans la chapelle où bientôt se presserait la noblesse des environs, tandis que la salle d'honneur livrée aux serviteurs était préparée pour le repas funèbre. Y prendrait place une assemblée de fantômes uniformément vêtus de noir dont Olivier ne retiendrait aucun visage, même celui de la belle Agnès de Barjols, même si sa mère, jadis, avait pensé qu'il en était épris. Au fond de lui, Olivier savait qu'un instant elle l'avait ému, qu'il s'était cru amoureux, mais ce fut trop fugitif pour qu'il lui accorde l'ombre d'un regret. Laissant son époux Jean d'Esparron sacrifier aux usages, elle ne s'approcha pas de lui que cependant elle avait longuement regardé durant l'office, impressionnée par l'appareil guerrier sous le long manteau blanc que les larges épaules enlevaient si aisément... Et si regret il y eut, ce fut seulement de son fait à elle, que les maternités répétées alourdissaient déjà tandis que le Templier s'auréolait à ses yeux attristés des sublimes couleurs des terres lointaines et de la grande aventure… pendant que son mari, trop ami de grandes frairies et de mangeailles prenait du ventre.
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