- Faut croire que le couvent lui faisait encore plus peur que nous ne le pensions, avança Anicet. Et nous ne devons plus en être loin...

Olivier se contenta d'approuver en hochant la tête. Il réfléchissait. La première surprise passée avec l’amère vexation éprouvée par Aulnay, la seule décision intelligente à prendre était de ne pas poursuivre Huon de Mana comme cependant la Règle en faisait le devoir quand un captif s'échappait. Il y avait d'abord leur mission à laquelle le commandeur de Richerenques s'était permis d'ajouter un corollaire déplaisant les obligeant à dévier - et même si peu que ce soit c'était encore trop ! - de l'itinéraire tracé par frère Clément.

- Laissons à Dieu le soin de le punir selon ses fautes ! conclut-il. Avec des fers aux bras, il ne devrait pas aller bien loin. Quant à nous, sa fuite nous remet dans le droit chemin puisqu'il nous a été prescrit de ne pas entrer dans Gréoux.

- Alors, où allons-nous maintenant ? demanda Hervé. Il est temps de nous l'apprendre.

Olivier dégrafa le haubert de mailles qu'il n'avait pas quitté depuis la forêt d'Orient sauf pour quelques rapides ablutions, et tira de sa poitrine un billet plié et scellé de rouge dont il brisa la cire entre ses doigts. Il ne contenait que peu de mots dont la lecture remonta ses sourcils au milieu du front. Puis il le tendit à Hervé qui lut avec stupeur : « La destination définitive est le château de tes parents. Ton père est prévenu. Otez vos cottes et remplacez-les par celles que je vous ai conseillé d'emporter et qui sont à vos armes. Dieu soit avec vous. »

- Valcroze ! murmura Olivier. Nous allons à Valcroze ! Mais pourquoi ? C'est une terrible responsabilité pour les miens.

- Souviens-toi de ce que nous a dit frère Clément en nous chargeant de cette mission : le Temple court un grave danger et doit mettre en lieu sûr ses biens les plus précieux. Il pensait sans doute que dans un château séculier ils seraient plus à l'abri que dans ceux de l'Ordre. Cependant, bien que je ne connaisse pas ta maison, je me demande s'il a raison : où l'Arche sainte peut-elle être mieux gardée que dans cette crypte défendue par les étangs de la forêt d'Orient ?

Olivier eut l'un des rares grands sourires qui lui restituaient son enfance en donnant un charme extraordinaire à son beau visage méditatif :

- On voit bien que tu ne connais pas Valcroze ! Outre que notre maison, n'appartenant pas au Temple, ne saurait être en butte à une quelconque inquisition, il y a dessous un étonnant réseau de souterrains dont certains ont été creusés par les eaux et d'autres par les anciens. Certains relient le château à deux chapelles des environs : Saint-Trophime et Saint-Thyrse. D'autres s'enfoncent dans la montagne si loin que par sécurité ils n'ont jamais été explorés. L'un d'eux cependant mène à un lac souterrain que j'ai vu une seule fois mais que connaît bien frère Clément. Lorsqu'il était simple commandeur de Trigance, mon père et lui y sont souvent descendus. Ma mère a même eu très peur ce jour où ils ont disparu pendant une cinquantaine d'heures...

A mesure qu'il parlait, Hervé se rassérénait et la bonne figure du sergent s'épanouissait.

- Et nous en sommes loin ? demanda le premier.

- Environ cinq jours parce que les chemins vont devenir difficiles et qu'il faut plus que jamais ménager les chevaux... Mais le temps est beau, ajouta-t-il avec un regard au ciel qui enveloppait toute la contrée dans son manteau d'un bleu intense, et avec l'aide de Dieu nous n'aurons pas de grandes difficultés.

- Allons ! Ne perdons plus de temps et mettons-nous en route... Et d'abord changeons nos cottes !

Ainsi que l'avait prédit Olivier, que le retour dans sa terre natale enchantait visiblement, le parcours à travers une région, magnifique mais plutôt rude, alternait plateaux calcaires désertiques et chemins fourrés de pins, montées et descentes qu'il fallait souvent suivre à pied pour mieux guider les chevaux mais d'où l'œil s'évadait parfois vers des lointains sublimes, des paysages d'une beauté de légendes.

Vers la fin du cinquième jour, on s'engagea dans le routin qui des bords du torrent couleur d'émeraude montait vers le château dont la vue arracha à Hervé d'Aulnay un sifflement admiratif et à Olivier quelque chose qui ressemblait à un gémissement : sur la maîtresse tour, la bannière baronniale portait un voile noir.

- Mon Dieu ! souffla-t-il en se signant précipitamment, il y a eu un malheur ! Mon père...

Il était normal qu'il pensât à lui car il était le plus âgé. Pourtant, en le voyant venir à eux, vêtu de noir et appuyant sur une canne sa haute silhouette voûtée par la douleur, Olivier comprit que la déchirure serait tout aussi cruelle, sinon plus. Lâchant la bride de son cheval, il courut vers le baron qu'il étreignit :

- Oui..., murmura celui-ci, elle n'est plus ! Ta chère mère nous a quittés hier... et je l'aimais plus que jamais...

Un sanglot lui coupa la parole et Olivier, des larmes plein les yeux, le sentit s'accrocher à lui, pesant ainsi le poids de son désespoir. Et ce fut au bras l'un de l'autre qu'ils remontèrent vers le logis.

CHAPITRE II

LA DOULEUR

Elle reposait dans la grande salle d'honneur sur un lit de parade tendu de soie verte, sa couleur préférée, surmonté d'un dais frappé aux armes de Valcroze accolées à celles de Signes et de Courtenay frappées de la barre senestre. Tout autour le goût et la fortune du baron Adhémar, son premier époux, avaient tendu les murs de larges « tapis » de soie napolitains représentant des scènes de chasse. Dans l'immense cheminée éteinte comme au pied du catafalque, la piété des femmes du pays avait disposé de grands bouquets de genêts jaune soleil, d'hysopes bleues, de genévriers verts. Elle reposait dans la lumière dorée des cierges de cire blanche piqués dans de hauts candélabres de bronze placés à ses pieds. Blanche aussi était la robe de fin drap, toute simple, quasi monacale sur laquelle reposaient les épaisses nattes rousses, à peine tigrées de cheveux argentés et tressées de minces rubans d'or. Sur le voile de tête prolongeant la guimpe qui emprisonnait le visage, un cercle d'or et de perles piqué d'émeraudes, rapporté pour elle de Constantinople par son époux, accrochait la lumière et la renvoyait en éclats. Deux gardes armés de guisarmes aux fers étincelants veillaient à l'entrée, canalisant sans brutalité la longue file de ceux qui venaient rendre hommage, parfois de loin ; mais c'étaient les femmes du château, suivantes ou même servantes toutes vêtues de noir qui formaient autour de la morte un demi-cercle agenouillé et en larmes dont les voix désolées répondaient aux litanies de Notre-Dame récitées par le chapelain qui se tenait au pied. Près de lui, Honorine, effondrée dans ses futaines de deuil, semblait presque inconsciente.

On s'écarta avec un chuchotement où perçait un peu de joie, devant le maître qui revenait appuyé sur son fils dont le nom s'exhalait de toutes les bouches mais on ne fit pas signe de s'éloigner parce que cette douleur ils la partageaient. Elle était leur autant et davantage que s'ils étaient de même sang, les familles n'ayant pas toujours de ces élans du cœur, de ce besoin de prendre part pour mieux aimer.

Se dénouant de son père, Olivier s'approcha et un instant, à travers les larmes qui brouillaient ses yeux et qu'il chassa d'un revers de main agacé, il contempla sa mère, pensant qu'elle était bien belle pour entrer dans la mort. Le sommeil qui ne finirait plus lui rendait une sorte de jeunesse, grâce à l'ossature parfaite du visage sur lequel la peau semblait retendue et si le long nez, qui avait toujours fait son désespoir, était plus apparent que jamais, il revêtait une fierté, une dignité admirables. Les lèvres closes esquissaient l'ombre d'un sourire comme si, derrière des longues paupières un peu fripées, les beaux yeux verts comme l'eau tumultueuse du Verdon contemplaient quelque image plaisante.

Le fils de Sancie se laissa tomber à genoux et, le front appuyé à la soie verte, il permit à son chagrin de le submerger et sanglota sans honte ni retenue : elle était sa mère, il l'adorait et il l'avait rendue malheureuse en se tournant vers le Temple au lieu de prendre femme, de vivre auprès d'elle et de lui donner les petits-enfants qu'elle avait tant désirés...

Renaud, lui, était resté debout. Atterré devant l'intensité de la douleur de ce fils dont il avait souvent pris la réserve un peu distante pour une forme d'indifférence il comprenait qu'il lui fallait dominer la sienne pour venir en aide à celle de cet homme de trente-cinq ans en qui, toujours et malgré tout, il verrait son enfant.

Du fond de ses larmes Olivier demanda :

- Comment est-ce arrivé ?... Une maladie ?

Renaud avança la main et l'appuya sur l'épaule de son fils :

- Non, fit-il d'une voix douce. Une chute. Elle avait appris que la Siméone, la vieille de la Cadière que l'on disait sorcière, se mourait d'un mal si répugnant que personne ne voulait l'approcher. Armée d'un sac de remèdes et d'un flacon d'eau bénite, elle a profité de ce que j'étais allé à Rougon pour y traîner le père Anselme « dans l'espoir, disait-elle, de sauver son âme à défaut de son corps en apportant un peu d'apaisement à son mal ».

- C'est tout elle ! murmura Olivier.

- Oui. Elle y est allée avec Barbette qui refusait de la laisser monter seule, mais la Siméone gardait sans doute assez de forces pour la repousser avec des injures et même des coups. Elles se sont enfuies en courant. C'est alors que le pied de ta mère a glissé, et elle a dévalé la pente raide jusqu'au ruisseau où un rocher lui a brisé les reins. On l'a rapportée mourante…

La voix cassa sur le dernier mot. Sans se retourner Olivier demanda durement :