- Fort bien ! En ce cas, nous allons le faire porter dans la chapelle afin que nos frères puissent lui rendre hommage.
- Je crains malheureusement que ce ne soit pas possible. Il nous a été enjoint de ne déplacer le cercueil qui est très lourd qu'à destination. Aussi devons-nous en assurer la veille de nuit en nous relayant, frère Olivier, frère Anicet et moi.
- Mais pourquoi ?
- Nous l'ignorons, coupa Olivier, et ne voulons pas le savoir. Nous obéissons comme il se doit aux ordres qu'on nous donne, sans les discuter.
Le ton était bref, tranchant. Antonin d'Arros n'insista pas. Le chariot fut conduit sous un auvent proche de la chapelle et les chevaux à l'écurie, après quoi les voyageurs furent invités à partager le repas du soir. Il était tard. Ils se hâtèrent de faire quelques ablutions et d'ôter autant que possible la poussière de leurs vêtements : il était prescrit par les règles templières de ne prendre la nourriture que proprement vêtu. Puis, à l'appel de la cloche, un frère les conduisit au réfectoire où deux tables conventuelles, couvertes de nappes blanches, attendaient les convives. Chaque place était marquée par une écuelle, un hanap, une cuillère à laquelle s'ajouteraient le couteau que chacun portait sur lui et un gros morceau de pain. Comme dans tous les couvents il y avait une petite chaire où s'asseyait un frère. Ils allaient à tour de rôle lire à haute voix quelque texte des Saintes Ecritures pendant le repas au cours duquel le silence était d'obligation.
Les Templiers s'alignèrent donc dans leurs tuniques blanches et attendirent, debout, que le chapelain, placé à la droite du Commandeur qui tenait le haut bout, eût dit le Bénédicité suivi du Pater Noster. Ensuite chacun s'installa, les nouveaux venus proches du maître de céans - à l'exception de frère Anicet qui assumait la première garde du chariot -, on tira son couteau pour trancher le pain bien proprement comme on le ferait des viandes, la règle que l'on appelait les « Egards » prescrivant que chacun laisse pour les pauvres une partie de sa nourriture. Le lecteur ouvrit son livre qui était ce jour-là les Actes des Apôtres et les serviteurs apportèrent les grands plats d'étain contenant les viandes et les légumes, tandis que d'autres remplissaient les hanaps de vin, d'eau ou des deux à la fois.
Habitués de longue date à un rituel faisant une large part à la réflexion, les voyageurs trouvèrent tout naturellement leur place au sein de cette communauté méridionale, plutôt satisfaits d'échapper ainsi pour un temps aux questions de leur hôte. De même ne s'étonnèrent-ils pas d'une circonstance qu'ils rencontraient pour la première fois : accroupi à terre près du siège de frère Antonin, un homme recevait de lui des morceaux de pain ou autre nourriture qu'il lui jetait négligemment comme à un chien. Ils savaient que c'était là une pénitence pour une faute relativement légère comme s'être mis en courroux contre un frère ou s'être montré distrait pendant la récitation des heures ou autre manquement bénin aux devoirs quotidiens. Le coupable - un jeune frère d'une vingtaine d'années - faisait montre d'ailleurs d'une humilité tout à fait satisfaisante.
Le souper des chevaliers terminé, Hervé partit relever Anicet pour qu'il pût prendre sa part du second service destiné aux écuyers et aux sergents, tandis qu'Olivier et les autres se rendaient à la chapelle pour les dernières prières du jour consacrées à Notre Dame, après quoi on allait se coucher. Olivier prit avec une sorte de soulagement sa part de cet office. Depuis son arrivée à Richerenques il ne se sentait pas à l'aise et, vouant une dévotion particulière à Madame Marie, il lui était réconfortant de se réfugier dans un rituel qu'il aimait. Aussi pria-t-il avec plus de ferveur encore que de coutume pour essayer de se libérer de cette sensation de malaise, inhabituelle chez lui.
En joignant sa voix à celles de ces frères inconnus, il y réussit parce qu'il retrouvait l'indicible sensation de se fondre dans un chœur désincarné voué entièrement, comme celui des anges, à célébrer la gloire divine de la plus pure façon qui soit : en la chantant, le thème musical exaltant par sa beauté la ferveur des paroles. Ce fut donc détendu et apaisé qu'il sortit de la chapelle pour rejoindre ses compagnons afin de veiller et dormir avec eux dans la paille qu'ils avaient demandée et obtenue sans trop de difficultés. Mais, sur son chemin, il rencontra un sergent qui lui demanda, avec la plus grande courtoisie, de vouloir bien le suivre chez le Commandeur. Et le bienheureux état de grâce s'envola. Décidément il n'aimait pas cet homme et, encore sous l'influence de la cérémonie, il se le reprocha aussitôt. Après tout, ce n'était pas la faute de frère Antonin si son aspect physique avait tendance à prévenir contre lui et ce fut d'un pas résigné qu'il suivit son envoyé. Celui-ci le conduisit à l'étage d'une des tours dans une salle où sur des rayonnages s'entassaient des rouleaux de parchemins et des livres plus ou moins en ordre autour d'une table, chargée de même ainsi que deux lutrins. Le Commandeur était debout devant l'un sur lequel était déployé un antiphonaire précieusement enluminé où les notes de musique, noires ou rouges, dansaient sur des portées noires et or. Il semblait plongé dans une si profonde réflexion qu'une bonne minute passa avant qu'il se tourne vers Olivier. Encore celui-là émit-il une petite toux sèche pour signaler sa présence. Ce qui le fit tressaillir :
- Accordez-moi excuses, frère Olivier ! J'ai une décision... grave à prendre et je me demande si votre arrivée n'est pas une réponse du Ciel à mes interrogations. Vous m'avez bien dit vous rendre à Gréoux afin d'y rendre un défunt frère à sa terre natale ?
- En effet.
Antonin d'Arros retomba dans le silence. En même temps il se mit à marcher de long en large, les mains cachées dans ses manches, retombé dans des pensées qui creusaient davantage les rides de son front ; mais, cette fois, son visiteur attendit sans broncher qu'il veuille bien continuer son discours. Ce qu'il fit enfin en s'arrêtant devant lui :
- Vous n'avez pas été sans remarquer, j'imagine, le pénitent que je nourrissais tout à l'heure et vous savez ce que cela signifie ?
- Qu'il a commis une faute et qu'il en paye le prix.
- Oui, mais il m'est apparu durant ces heures dernières que cette faute - que je n'ai pas à vous révéler ! - mérite une sanction plus sévère et le chapitre réuni en hâte avant le repas a décidé d'exclure Huon de Mana : il doit quitter cette maison. Comme vous ne l'ignorez pas, il ne saurait pourtant être question de le rendre au monde. C'est au fond ce qu'il désire... Cela ne se peut. Aussi doit-il être remis à un couvent de règle plus sévère que la nôtre afin d'y expier dans le silence, la méditation et les durs travaux, de prendre conscience de sa faute et de se repentir. Vous me suivez ?
Olivier approuva de la tête. Frère Antonin reprit alors :
- Il existe dans la montagne non loin de Gréoux un sévère prieuré, Saint-Julien, que tiennent des frères de saint Benoît. J'ai pensé, puisque votre mission vous envoie dans cette direction, que vous pourriez me rendre le service d'emmener Huon de Mana jusqu'à Gréoux, avec une lettre de ma main, pour frère Bertrand de Malaucène qui commande là-bas. Lui se chargera de la fin du voyage. Acceptez-vous ?
Olivier prit un temps pour répondre. Il n'aimait pas l'idée de se charger d'un passager, surtout indiscipliné et peut-être malintentionné, qui, de plus, pourrait se montrer trop curieux. Sachant bien que le cercueil contenait quelque chose d'infiniment plus précieux qu'un corps humain et que la moindre indiscrétion pourrait avoir des conséquences dramatiques, il était fort tenté de refuser. D'un autre côté, quel argument pourrait-il avancer sans être blessant pour un homme qui ne lui plaisait pas mais n'en était pas moins un dignitaire de l'Ordre ?
Devinant sans doute ses hésitations, frère Antonin changea de ton et alla même jusqu'à sourire en disant :
- Je crains de vous avoir un peu « hérissé ». Quand je vous ai demandé à quelle branche de Courtenay vous appartenez, il ne faudrait pas que vous y voyiez une manifestation de vulgaire curiosité. Il se trouve que j'ai vécu de longues années à la Voûte d'Acre. C'était au temps de la première croisade du Roi Louis désormais dans la gloire céleste, et il m'a été donné de rencontrer à diverses occasions un de ses écuyers. Il se nommait Renaud de Courtenay, il était né à Antioche et je crois savoir qu'ils ne sont plus si nombreux dans ce cas. Sire Renaud serait-il de vos parents ?
Non sans surprise, Olivier découvrait que le Commandeur pouvait dégager un certain charme, inimaginable au premier contact. Sa voix aussi pouvait se faire chaleureuse et le chevalier baissa sa garde :
- C'est mon père. Ainsi vous l'avez connu ?
- Connu, c'est beaucoup dire ! Nous n'avons jamais été intimes. Surtout de par ma qualité. Mais j'ai pu apprécier son courage, sa droiture. Est-il toujours de ce monde ?
- Grâce à Dieu, oui !
- J'en suis heureux. Si j'en juge de moi-même, il doit être âgé à présent ?
- En effet, mais les ans passent sur lui - comme sur ma mère d'ailleurs ! - sans le détruire. Ses forces ont peut-être un peu décliné mais il peut encore abattre un arbre sans difficulté. Si ses cheveux ont blanchi, il reste mince et droit comme un jeune homme...
L'amour qu'il portait à son père rendait Olivier presque loquace et mettait une douceur sur son sévère et beau visage. Cependant frère Antonin reprenait en lissant précautionneusement les pages de l'antiphonaire ouvert :
- Vous avez des frères, des sœurs ?
- Je suis fils unique... au regret de mes parents !
- Et vous avez choisi le Temple plutôt que fonder une famille et continuer la vôtre ? N'est-ce pas douloureux pour eux ?
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