On partit donc, par une belle matinée baignée d’un soleil générateur de toutes les espérances. L’été était installé et la mer paisible… Un solide bateau de pêche conduisit la mère et la fille à Dunkerque d’où elles gagnèrent Liège, alors principauté indépendante et où Marie espérait contre toute évidence pouvoir reprendre sa correspondance avec la Reine. Elle écrivit une fois, deux fois, trois fois. Aucune réponse. En revanche, il fut vite évident que la maison était surveillée par des agents de Mazarin :

— Nous ne pouvons pas demeurer ici, ma mère, dit Charlotte. Nous y sommes presque aussi captives qu’à Wight, à cette différence près que nous risquons d’être enlevées par les espions du Cardinal sans que quiconque bouge un doigt pour nous défendre… Le Prince-Evêque doit penser qu’il mettrait son salut en danger en refusant ce petit service à un Cardinal…

Même si le Cardinal en question n’était pas prêtre, c’était une éventualité qu’il fallait prendre en considération. De toute façon, l’Espagne par le truchement de son ambassadeur s’étant déjà portée au secours de Madame de Chevreuse, c’était vers elle qu’il fallait chercher le seul refuge possible !

Ce ne fut pas sans un soupir que Marie revit Bruxelles. Elle retrouva sa maison de la rue Héraldique et fut accueillie avec distinction par l’archiduc Léopold, alors Gouverneur des Pays-Bas. Elle reprit contact avec les quelques amis qu’elle s’y était faits mais sentit rapidement que la ville n’était plus ce qu’elle était lorsqu’elle l’avait quittée pour la dernière fois : le lourd climat de la guerre qui durait depuis si longtemps[24] et dont on ne voyait pas la fin pesait sur une ville que la longue occupation espagnole n’avait pas réussi à rendre triste. Le prince de Condé venait, en Bavière, de remporter la victoire de Nördlingen et ses troupes remontaient vers les Flandres. Nombre de familles comptaient des morts.

Sans hésiter, Marie accepta les propositions de l’Archiduc lui offrant de se mettre au service des Habsbourg, qu’ils soient d’Espagne ou d’Autriche. Non seulement elle était très connue pour son esprit d’intrigue et ses aventures, mais on savait, en outre, que son époux gardait fermement sa place à la cour de France, restant immuablement fidèle au Roi qu’il s’était choisi même si celui-ci n’était qu’un enfant. Cela pourrait être utile. On la mit aussi en relations avec un certain comte de Saint-Ibal – Henri d’Escars de Saint-Bonnet – qui était la cheville ouvrière de toute conspiration visant à éliminer Mazarin. L’archiduc Léopold l’avait commis à la liaison avec les émigrés. Il ne tarda pas à en avoir une avec la Duchesse.

C’était un homme séduisant mais cyclothymique, passant presque sans transition de la plus franche gaieté à la plus noire mélancolie, brave d’ailleurs, cousin du pire ennemi de Mazarin, le coadjuteur de l’Evêque de Paris, Jean-François-Paul de Gondi[25], et plus ou moins confident des Condé, ce qui était plutôt étrange étant donné les victoires du Prince contre les Espagnols et les Impériaux.

Ensemble, ils concoctèrent un plan pharamineux : Marie se faisait fort d’avoir avec elle le duc d’Epernon, les gens de La Rochelle et les huguenots grâce à Tancrède de Rohan, le fils posthume de l’indomptable Duc dont on s’emparerait pour le mettre à la tête de ses coreligionnaires. Conjointement, l’Espagne débarquerait dans l’estuaire de la Gironde tandis que Saint-Ibal se rendrait à Münster auprès du duc de Longueville. En résumé, un assemblage de vues de l’esprit aussi peu réaliste que possible mais auquel tout le monde semblait croire. En même temps, Marie que tenaillait la nostalgie du pays écrivait à son époux pour le presser de la faire revenir auprès de lui. En dépit de leurs brouilles et de leurs chicanes, elle sentait, elle savait qu’il n’avait jamais cessé de l’aimer…

Cependant, à Paris, quelqu’un pensait à Marie. Ce n’était pas son époux – encore qu’il eût fait quelques tentatives pour la ramener – mais le coadjuteur de Gondi qui voyait en elle un brandon capable de faire exploser la mèche et la poudre qu’il était en train d’allumer sous les pas de Mazarin. Il lui envoya l’un de ses amis avec une consigne précise : la séduire, devenir son amant et ainsi la lier entièrement à leur cause. Il s’appelait Geoffroy, marquis de Laigues et baron du Plessis-Paté, ancien Capitaine aux Gardes Françaises qu’il avait quittées afin de pouvoir régler des comptes personnels.

Lorsqu’il se présenta à Marie, elle le jugea « quelconque ». Peut-être parce que le charme, un rien sulfureux, de Saint-Ibal agissait encore sur elle. C’était tout de même un bel homme de trente-quatre ans, de haute taille et bien bâti, portant avec une certaine arrogance un visage rond et frais orné d’un nez légèrement retroussé sous d’abondants cheveux blonds bouclant naturellement et offrant un heureux contraste avec des yeux bruns volontiers dominateurs.

Il eut le tort d’aborder Marie avec une mine conquérante qui eut le don de l’exaspérer. Elle ne se gêna pas pour le lui faire comprendre :

— Je suis heureuse, Monsieur, que vous ayez de moi si bonne opinion que vous souhaitiez… comment avez-vous dit ?… me servir en toutes choses ? Mais en dehors des nouvelles que j’attends de vous puisque vous arrivez de Paris, je ne vois rien en quoi vous puissiez m’être utile…

— À défaut d’utilité j’espérais vous être agréable, répondit-il en frisant sa moustache.

— Comment l’entendez-vous ?

— Mais… je ne sais trop ! Il y a si longtemps que je vous admire !

— De loin alors, de très loin, parce que moi je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu. Donnez-moi plutôt ces nouvelles !

Elles étaient d’importance. Pour avoir voulu continuer la politique de Richelieu sans en avoir l’énergie, Mazarin et Anne d’Autriche s’étaient mis Paris à dos et en particulier le Parlement qui avait pris sous son bonnet – alors qu’il n’était qu’une simple cour de justice ! – de jouer au souverain, de révoquer les intendants et de diminuer les tailles. Pris de court et effrayés par ce qui se passait en Angleterre où le Roi était en train de perdre sa couronne, le couple choisit d’atermoyer. Encouragées, les cours souveraines s’unirent pour résister à la création de nouvelles charges. Soutenu par le peuple de Paris qui détestait Mazarin d’instinct, le Parlement s’enhardit et entreprit de réformer le royaume. Ce que la Régente ne pouvait accepter. Elle fit arrêter le Conseiller Broussel, l’un des plus enragés. En une nuit, Paris se couvrit de barricades, enfermant la Reine, le Roi et le Ministre dans le Palais-Royal…

Marie, fascinée écoutait de toutes ses oreilles. Se pouvait-il que son rêve se réalisât, que le peuple se charge d’abattre le Mazarin exécré pour avoir osé lui voler sa place, à elle ? Comme un rideau de théâtre, les lourds nuages masquant l’avenir commençaient à se lever…

— Dites-moi, Marquis ! C’est une révolution que vous m’annoncez là ?

— Pas tout à fait, Madame la Duchesse. Disons une révolte mais qui a déjà trouvé son nom : on l’appelle la Fronde !

— À cause de ce jouet d’enfant..

— Qui peut devenir une arme meurtrière ? Oui, Madame.

— Le nom me plaît ! Vive la Fronde ! Mais… dites-moi encore ! S’est-elle donné un chef ?

— Le plus déclaré est Monsieur le coadjuteur Paul de Gondi mais elle va en recevoir un beaucoup plus prestigieux : le duc de Beaufort s’est évadé du donjon de Vincennes ! Eh bien, Madame, êtes-vous satisfaite de moi ?

— Vos nouvelles sont passionnantes. Apportez-m’en d’aussi agréables tous les matins et nous serons amis…

— Amis seulement ? Oh ! Madame, si vous saviez seulement…

— Mais je ne veux pas savoir ! Il faut que je commence à préparer mon retour et cette fois, sans la permission de qui que ce soit ! Portée sur les balles de la Fronde, je serai reçue en triomphe !

— Ne précipitez rien ! Il est encore trop tôt ! Songez que le prince de Condé vient de remporter une nouvelle et brillante victoire à Lens et qu’il a aussi repris Dunkerque. Laissez les choses se décanter. Quand il n’y aura plus péril…

— Mais j’en veux ma part, de ce péril ! Si je dois participer à la victoire, il me faut être au combat. N’êtes-vous pas d’accord ?

— Jusqu’à un certain point ! Ne hâtez rien et remettez-vous-en à moi… à moi qui ne rêve que de vous protéger, devenir votre appui, votre épée…

— Et pourquoi pas mon amant ? s’écria-t-elle goguenarde. Dites-moi un peu, mon beau Monsieur ? Vous ne seriez pas par hasard chargé de me séduire ?

Il parut blessé, ne répondit pas tout de suite, se contentant de la regarder avec une intensité qui la fit rougir. Enfin, il soupira :

— Quand on vous a vue une seule fois. Madame, on n’a besoin d’être poussé par personne. On ne peut que vous aimer…

Ayant dit, il salua et sortit, laissant Marie interdite, vaguement émue. Elle alla se regarder au grand miroir vénitien placé au-dessus d’une commode. Le miroir était ancien, l’image un peu floue, mais cela ne changeait rien à l’éclat de son teint, de ses yeux d’outremer, même si de légères rides apparaissaient sur son front. Elle restait belle et cette constatation ranima son courage et lui rendit foi en l’avenir. Elle imaginait déjà le moment où elle reverrait le ciel de Paris, peut-être au lendemain de l’arrestation… ou de la mort de Mazarin ? Si, comme elle le pensait, il était l’amant de la Régente, celle-ci aurait besoin d’une épaule pour le pleurer et Marie était toute prête à lui offrir la sienne. Ce qui lui permettrait de reprendre son influence… Enfin, elle pourrait se réaliser !

Elle sortait de table avec Charlotte, ce soir-là, quand on vint lui annoncer qu’un voyageur venu d’Angleterre demandait à lui parler en privé. Elle pria alors sa fille de la laisser seule et donna ordre d’introduire l’arrivant. C’était un homme entre deux âges, entièrement vêtu de noir sous la poussière du voyage et dont le visage empreint de tristesse n’était pas inconnu à Marie. Il semblait las mais salua comme il convenait.